Art moderne

Orientalisme

Un Orient fantasmé

Par Roxana Azimi · Le Journal des Arts

Le 2 septembre 2008 - 1009 mots

L’orientalisme connaît un essor phénoménal grâce à l’appétit des acheteurs marocains et émiratis. Mais la hausse du marché nécessite d’être vigilant face à l’apparition des faux.

Croisades, campagnes napoléoniennes, colonisation, guerre en Irak..., les points de rencontres et de frictions entre l’Orient et l’Occident furent multiples. Après la prise d’Alger par les Français en 1830, les artistes romantiques répondent avec enthousiasme à l’appel d’un Orient fantasmé. Les voyages en Égypte, au Maghreb ou en Palestine s’imposent en contrepoint au Grand Tour d’Italie. Pour certains, à l’instar d’Ingres, le périple reste imaginaire, circonscrit au chevalet.

L’étiquette orientaliste qui, en théorie, qualifie une personne versée dans la science des peuples orientaux, leurs langues et leurs coutumes, messied à nombre de peintres perclus de décoratif. Vers le milieu du XXe siècle, l’orientalisme est l’objet de tous les discrédits. Mièvre, trop léchée, teintée de colonialisme, cette peinture de faiseurs est vouée aux gémonies. Amorcée au milieu des années 1970, la réhabilitation du style pompier profite aussi à l’orientalisme. « Le marché a, depuis, toujours été fort. Après le 11 Septembre, il s’est rétracté et l’on a perdu une clientèle américaine. Puis, c’est revenu en force en 2003, indique Étienne Hellman, spécialiste de Christie’s. On peut indexer le développement de l’orientalisme sur celui des nouvelles économies dans le Moyen-Orient. »

Patrimoine idéalisé
Le nationalisme guide les choix, chaque pays se réappropriant une part idéalisée de son patrimoine. En mai, un Turc a ainsi acquis une Femme de Constantinople par Osman Hamdi Bey pour 3,3 millions de livres sterling [4,2 millions d’euros] chez Sotheby’s. Le Qatar et le Maroc sont les deux pays les plus actifs actuellement, distançant l’Algérie, autrefois locomotive du marché. On s’étonne toutefois que les Orientaux achètent avec appétit les fantasmes, parfois teintés de colonialisme des Occidentaux ! « Ils ont sans doute dépassé la question de la colonisation, observe Pascale Pavageau, spécialiste de Sotheby’s. C’est une récupération certes biaisée de leur passé, mais eux-mêmes ont eu peu de peintres. Cela reste une fenêtre sur leur culture, même si elle est interprétée. » Les critères d’appréciation et de prix échappent parfois. Le sujet prime, d’où des prix surprenants pour des artistes peu connus, comme George Curtis (1826-1881), ou dont l’œuvre affiche une esthétique discutable, ainsi d’Adam Styka (1890-1959) ou Fabio Fabbi (1861-1946). Les peintres voyageurs n’ont pas une cote supérieure à ceux qui ont principalement « rêvassé » dans leurs ateliers.

Quelques têtes de pont comme Eugène Delacroix, Jean-Léon Gérôme ou Théodore Chassériau dominent le XIXe siècle. Le court voyage de Delacroix en 1832 au Maroc et à Alger a laissé une trace indélébile dans l’histoire de l’art. Une Femme d’Alger dans son intérieur de 1848 a obtenu 2,6 millions de francs à Drouot en 1994. Ce tableau n’a toutefois pas la précision des Femmes d’Alger (1834) conservé au Musée du Louvre, car la mémoire du peintre s’est estompée. La palme revient au Choc de cavaliers arabes, de 1834, adjugé 46,5 millions de francs chez Piasa en 1998. Chassériau n’a lui aussi effectué qu’un seul voyage en Algérie, en 1846. De retour à Paris, ses souvenirs se perdant dans les limbes, il brosse un Orient reconstitué de toutes pièces. Ses œuvres n’en restent pas moins prisées. En 1991, une Odalisque couchée de 1853 obtient 3,7 millions de francs à Drouot. Si les premiers de cordée jouissent d’un intérêt sans faille, tel n’est pas le cas des seconds couteaux. « Des artistes comme Prosper Marilhat ou Alexandre-Gabriel Decamps sont moins recherchés, remarque l’expert Lucien Arcache. Cette peinture classique, aux teintes plutôt sombres, est boudée au profit des peintures claires, éclatantes. »

Des tonalités vives que l’on retrouve chez les artistes du siècle dernier, comme Étienne Dinet (1861-1930) et Jacques Majorelle (1886-1962), ou des orientalistes « occasionnels » tels Henri Matisse ou Paul Klee. Stagnant autour de 15 000 euros à la fin des années 1980, les prix de Majorelle dépassent aujourd’hui les 120 000-150 000 euros. Le 2 juillet, Christie’s a enregistré un nouveau record pour ce peintre avec une Scène de Kasbah adjugée à Londres pour 802 850 livres sterling [1,01 million d’euros]. Une enchère qui rapproche la cote de Majorelle de celle de Dinet. Ce déplacement du goût vers le XXe siècle profite à des artistes peu passionnants et novateurs comme Edy Legrand (1892-1970), apprécié par le roi du Maroc, ou Élisabeth Dandelot (1898-1995). Aussi performant que soit le marché, il est vicié par une grande quantité de faux. « Plus les prix grimpent, plus on voit apparaître des faux, souligne Etienne Hellman. Du coup la provenance est fondamentale. »

Dinet ou badiner

Invité en 1884 à visiter le désert algérien, Étienne Dinet commence une liaison amoureuse presque mystique avec le pays. Une passion qui le pousse même à se convertir à l’islam. D’une précision quasi photographique, ses tableaux ne sombrent ni dans le scientifisme à tous crins, ni dans l’exotisme de pacotille. Sentiments exacerbés, sourires éclatants ou signes de souffrance et de colère marquent souvent les visages. Ses thèmes les plus fréquents tournent autour de la vie saharienne, de la prière, du jeu et de l’amour. Ses jeunes femmes gracieuses ne sont pas des odalisques, leur volupté n’est guère vénéneuse à l’image de l’Orient dépeint par les symbolistes. « Dinet est un humaniste, qui a un regard amical et moral sur les êtres, une morale parfois libertine. [Son art] est un impressionnisme raisonné, qui a appliqué les leçons de l’impressionnisme avec modération », observe l’expert Frédérick Chanoit. Pour l’expert Lucien Arcache, Étienne Dinet est l’artiste capable de toucher tous les publics, y compris ceux habituellement mus par des préférences nationalistes. Ses prix, toujours soutenus, observent une hausse régulière depuis 1995. L’apothéose se produit en 2001 avec une Vue aérienne de la palmeraie adjugée 2 millions de francs chez Gros & Delettrez. Un tableau que la maison de ventes parisienne cédera six ans plus tard pour 1,9 million d’euros. Sa cote ne faillit pas puisque le 23 juin, Gros & Delettrez a adjugé ces Jeunes Baigneuses au bord de l’Oued (ill. ci-dessus), un thème fréquent chez l’artiste, pour 1,7 million d’euros.

« Traversé par tous les styles »

Frédérick Chanoit, expert et marchand parisien



L’orientalisme est-il un style ?

Il ne faut pas mettre l’orientalisme dans la course par rapport aux autres mouvements, mais le regarder comme une réalité humaine. L’orientalisme a été traversé par tous les styles, romantisme, académisme, naturalisme ou impressionnisme. Le courant des peintres voyageurs ne s’est jamais arrêté, mais vers 1860, il est remplacé par un orientalisme de salon.

Qui sont les acheteurs ?

La clientèle est composée d’Arabes, de Turcs, d’anciens colons du Maghreb, mais aussi des amateurs de peinture traditionnelle. Le Qatar est très acheteur. Depuis un an et demi, les pétrodollars du Moyen-Orient tirent tout le continent arabe. L’entourage de la famille régnant au Maroc achète depuis trois ans. Le marché turc était très fort jusqu’en 2001, puis a baissé en 2007 avec la crise économique et la montée de l’intégrisme. Depuis un an, il redevient fort sous la pulsion de deux musées privés. L’Algérie a été en pointe voilà une vingtaine d’années, beaucoup moins aujourd’hui. On sent un léger frémissement du côté des Tunisiens, mais ils achètent au maximum [pour un montant de] 100 000 euros.

La cote des peintres du XXe siècle a-t-elle progressé de la même façon que celle des peintres du XIXe ?

Les prix ont davantage progressé pour le XXe que pour le XIXe car le goût s’est modernisé depuis une dizaine d’années. Autrefois, les records concernaient principalement le XIXe siècle. Aujourd’hui, les orientalistes du XIXe ne sont proportionnellement pas si chers. On vend un [Charles] Théodore Frère pour 30 000 euros quand Dinet vaut entre 300 000 et 1 million d’euros.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°286 du 5 septembre 2008, avec le titre suivant : Un Orient fantasmé

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