Un modèle de développement pour les musées ?

Le Journal des Arts

Le 2 avril 1999 - 1133 mots

Malgré certaines insuffisances, qui apparaissent a posteriori, et la lourdeur inhérente à une telle entreprise, le Grand Louvre a su multiplier les initiatives pour attirer un public important et varié, jusqu’à devenir une référence de développement. D’ambition et de budget gigantesques, ce projet a non seulement transformé le Louvre mais encore la définition des musées.

PARIS - Lundi 16h30, une file d’attente impressionnante barre la cour Napoléon, depuis la pyramide de verre jusque sous les arcades du pavillon Lefuel, qui longe la Grande Galerie. Étrange paradoxe, à quelques jours du dixième anniversaire de l’entrée monumentale conçue par I. M. Pei, c’est précisément sous ces mêmes arcades que les visiteurs piétinaient avant le lancement du Grand Louvre. Mais à la différence de leurs prédécesseurs, les touristes ne pénètrent plus directement dans le musée. Une fois descendus dans le gigantesque et assourdissant hall d’accueil Napoléon, il leur faudra refaire la queue aux caisses. Cependant, autre différence de taille, ils déboucheront ensuite sur un musée rénové, aux parcours largement redéployés, réorganisés, mieux éclairés et mieux signalisés. Le tout agrémenté d’une multitude de services nouveaux : nocturnes, spectacles et conférences à l’auditorium, ateliers, librairie digne de ce nom, boutiques, espaces de restauration…

Du Grand Louvre, on peut dire le meilleur comme le pire. Le touriste trouvera l’attente longue ; il se perdra à un moment ou à un autre. La signalétique interne aux circuits reste à améliorer, et le passage d’un département à l’autre n’est pas toujours évident. Le visiteur occasionnel pestera en découvrant le système des fermetures programmées de salles (environ 11 % des surfaces), que la direction présente comme un grand progrès mais qui gère un déficit chronique de “plusieurs dizaines d’agents de surveillance”, de l’aveu du responsable des Ressources humaines, Frédéric Périn. Les employés se plaindront, qui du surcroît de travail – les effectifs du personnel scientifique n’ont pas suivi la croissance du musée –, qui du bruit, qui de la protection insuffisante des œuvres... Enfin, l’habitué du Louvre critiquera certains partis pris architecturaux – déjà datés – ou relèvera des dissonances brutales, comme celle entre les collections égyptiennes et les salles des boiseries. Peut-être jugera-t-il aussi insuffisants les textes explicatifs des œuvres. Si les cartels sont présents partout, certains départements se sont montrés nettement plus actifs que d’autres pour les explications complémentaires – les salles de sculptures françaises des XVIIIe et XIXe siècles sont un régal, et outre de nombreux panneaux, les Antiquités orientales offrent deux bornes d’encyclopédie multimédia –, mais des disparités existent aussi au sein d’une même section. Après un début prometteur, le circuit de la peinture médiévale en France devient franchement avare en informations. Selon Jean Galard, chef du Service culturel qui passe commande des textes aux conservateurs, il reste encore une cinquantaine de feuillets de salles à rédiger, toutes sections confondues.

Des défauts à relativiser
Certaines améliorations sont déjà en cours, notamment en ce qui concerne l’accès au musée, très critiqué. Le 22 mai, une nouvelle entrée desservant directement l’aile Denon sera créée sur les quais, et des caisses automatiques verront le jour dans quelques semaines. Par ailleurs, qui a connu le Louvre avant 1989 ne peut guère regretter les galeries sans éclairage ni signalisation, l’accrochage sur trois rangs de tableaux identifiés par de simples cartouches dorés, les regroupements d’œuvres par formats, ou la sous-représentation des objets d’art et de la section islamique. L’efficacité rationnelle des circuits actuels peut agacer. On peut déplorer que la séparation des peintures et des sculptures par écoles ou par pays masque la diffusion des mouvements stylistiques. On a le droit de penser que l’actuelle présentation encyclopédique noie les chefs-d’œuvre dans la masse et souligne les déséquilibres des collections. Certains diront que la galerie d’étude des sculptures, les salles d’étude des céramiques grecques ou le circuit thématique égyptien historisent l’art à l’excès.

Reste que les nouveaux circuits, par leurs choix cohérents, dénotent une vraie réflexion des conservateurs sur ce qu’est un musée et ses priorités. Tous clament désormais que le visiteur se trouve au centre de leurs préoccupations, même si cela apparaît diversement dans les faits. La synergie entre la Conservation et le Service culturel, chargé de la programmation éducative ainsi que de la politique et de l’étude des publics, pourrait être bien plus importante, avoue-t-on des deux côtés. Cependant, pour Annie Caubet, conservatrice à la tête du département des Antiquités orientales, “le travail a changé. Nous nous sommes vraiment plus ouverts au grand public, via la presse ou l’édition. En fait, le chantier du Grand Louvre nous a brusquement plongés dans le XXe siècle.”

La médiatisation du projet a attiré de nombreux curieux, et les efforts du Service culturel pour toucher des visiteurs potentiels semblent avoir porté leurs fruits. De nouveaux publics ont émergé (en 1988, 34 % des Français avaient visité un musée ; ils sont 39 % en 1998, soit 1,9 million de plus), porteurs de nouvelles exigences.

La prise en compte de la diversité des publics a suscité des difficultés inédites : comment satisfaire à la fois les groupes de touristes, le visiteur occasionnel, l’amateur éclairé, le public de proximité, les communautés défavorisées (lire à ce sujet le point de vue de François Loyer p. 7) ? Faut-il périodiquement relancer l’attention du visiteur par des expositions et des spectacles, ou considérer comme suffisant l’immense réservoir des collections permanentes ? Ambition ou fuite en avant, le Grand Louvre semble avoir décidé de tout faire cohabiter, de répondre à toutes les demandes : les galeries commerciales du Carrousel et Chardin, les fidèles abonnés et les tour-opérateurs.

Par ce choix, l’établissement parisien a définitivement tourné le dos à une certaine conception du musée – le bien de tous, ouvert à tous –, où le visiteur était défini de manière très générique. En différenciant ses missions selon ses publics, le Louvre a adopté une démarche très commerciale, corrigée par des systèmes d’abonnement et une politique socio-culturelle volontaire.

Le Grand Louvre en chiffres

- Surface d’exposition : 59 860 m2 à terme (contre 31 200 m2 avant 1984, soit une augmentation de 91 %). - Nombre total d’œuvres sorties des réserves : environ 14 300 (sur 26 300 œuvres exposées). - Surface d’accueil : 22 300 m2 (contre 1 800 m2 avant 1984). - Nombre de visiteurs : 5,9 millions en 1998 (contre 3 millions en 1988). - Nombre d’adhérents : plus de 80 000 Amis du Louvre et 25 000 “Carte Louvre jeunes�? en 1998 (contre 18 700 Amis du Louvre en 1988). - Fréquentation de l’auditorium en dix ans : 700 000 personnes. - Dépenses effectuées pour le musée pendant le chantier : 6 milliards de francs. - Coûts de fonctionnement : 652 millions de francs par an, dont 29 % autofinancés (assurés en majorité par les entrées). - Effectifs : 1 778 agents, dont un millier d’agents de surveillance (670 permanents) et 61 conservateurs

Un projet mené sur 20 ans

1981 : François Mitterrand lance le projet du Grand Louvre. 1989 : ouverture de la pyramide et des espaces d’accueil du hall Napoléon. 22 mai 1999 : création d’une deuxième entrée pour le musée, Porte des Lions (aile de Flore), et achèvement du circuit des Peintures italiennes et espagnoles, au premier étage du pavillon des États (aile Denon). Décembre 1999 : inauguration de l’antenne du Musée des arts et civilisations d’Afrique, d’Asie, d’Océanie et des Amériques (pavillon des Sessions). Courant 2000 : ouverture d’une salle d’exposition et d’une salle de consultation des Arts graphiques (aile de Flore). Fin du circuit des peintures des écoles du Nord (XVIIIe et XIXe siècles) et des Objets d’art (aile Richelieu). 2001 : création d’un circuit des Antiquités méditerranéennes, regroupant les productions tardives des aires orientale, égyptienne et gréco-romaine (aile Denon, autour des salles coptes et d’Égypte romaine). Réorganisation de la Salle des États pour une meilleure présentation de la Joconde.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°80 du 2 avril 1999, avec le titre suivant : Un modèle de développement pour les musées ?

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