Un héritage Doré

Par Isabelle Manca · L'ŒIL

Le 15 avril 2014 - 1029 mots

À la faveur de deux expositions, à Paris et à Strasbourg, le public redécouvre combien l’art, le cinéma et la BD revendiquent l’héritage de Gustave Doré, de Méliès à Quentin Tarantino, en passant par Blutch et Iris Levasseur.

Lorsque Gustave Doré disparaît en 1883, c’est un artiste désespéré qui s’éteint. Malgré son acharnement, et alors qu’il est mondialement célèbre pour ses illustrations, il n’a jamais rencontré le succès escompté dans la grande peinture ; le genre majeur que vise alors tout artiste désireux d’inscrire son nom dans l’histoire. Pourtant, comme le démontrent actuellement les expositions que lui consacrent les musées d’Orsay et d’art moderne et contemporain de Strasbourg, le « plus illustre des illustrateurs » a légué à la postérité un héritage bien plus considérable qu’une éphémère gloire au Salon. Son œuvre gravé a effectivement façonné l’inconscient collectif de générations de lecteurs. La Bible, Don Quichotte, les contes, L’Enfer ou encore les fables, chacun de nous a en mémoire, au moins, une image marquante dont il est l’auteur. Un imaginaire protéiforme qui a aussi massivement influencé les artistes ; une filiation qui va de l’imprégnation de son univers sombre et romantique jusqu’à la réécriture de certaines de ses planches. À l’image de Tardi qui dans Le Démon des glaces cite littéralement The Rime of the Ancient Mariner. Les codes graphiques de l’illustrateur, reposant sur de puissants contrastes, un sens aigu du récit et une faculté à matérialiser le climax d’une action, irriguent également la production de Philippe Druillet. L’artiste, qui se présente lui-même comme « un enfant de Gustave Doré », explique dans le catalogue de l’exposition d’Orsay : « Ce qui m’a toujours fasciné chez Doré, c’est qu’il est avant tout un visionnaire, ainsi que son sens de l’image, de la lumière. » Le dessinateur a revendiqué cette hérédité en transposant des dessins de son aîné dans son album Yragaël, et s’apprête à se confronter à l’un de ses chefs-d’œuvre, puisqu’il prépare sa version de L’Enfer.

Doré cinéaste avant la lettre
Si Doré hante le dessin, il est tout simplement incontournable dans le cinéma, médium qu’il n’a pourtant pas connu. « Ses gravures comportent déjà tous les ingrédients du cinéma : le sens du décor, du suspens et surtout de l’éclairage », explique Thierry Laps, attaché de conservation aux Arts graphiques du MACS. « Les chefs opérateurs se sont ouvertement inspirés de son travail sur la lumière : un premier plan sombre, un second moyen et un arrière-plan éclairé par la brume ou le brouillard, sans oublier ses faisceaux lumineux qui semblent préfigurer les projecteurs. » Mais les cinéastes ne se sont pas limités à mimer ses effets plastiques, ils ont littéralement adapté les gravures de Doré. Populaires et efficaces, ses illustrations regorgent d’ailleurs de motifs qui semblent prédestinés au 7e art : ruines, châteaux, squelettes, anges, créatures effrayantes, sans oublier les paysages anthropomorphes. De ses balbutiements à aujourd’hui, le grand écran emprunte donc constamment à Doré : Méliès, Lang, Pabst, Cocteau, DeMille, mais aussi, on l’imagine moins, des cinéastes contemporains. En premier lieu, Tim Burton qui reprend, dans Sleepy Hollow, le motif éminemment doréen de l’arbre tortueux et animé. Le cinéaste s’inspire d’ailleurs aussi de Londres : un pèlerinage pour imaginer sa Londres victorienne dans Sweeney Todd, comme l’avait fait avant lui Roman Polanski pour Oliver Twist. Peter Jackson et ses superproductions revisitent aussi Doré : dans le gothique Seigneur des anneaux, mais aussi dans le remake de King Kong qui présente une nature édénique et primordiale, élaborée à partir des illustrations d’Atala et du Paradis perdu. Enfin, l’animation, des premiers Disney au Chat Botté de Shrek, a également participé à ancrer encore davantage les motifs doréens dans l’imaginaire collectif.

Père de la BD d’auteur ?
Mais les artistes ne se réfèrent pas uniquement aux images les plus connues et stéréotypées de Doré, certains regardent volontiers vers ses œuvres de jeunesse, plus radicales. Entre 15 et 22 ans, Doré produit quatre albums dessinés, les deux derniers – Des-agréments d’un voyage d’agrément (1851) et Histoire dramatique, pittoresque et caricaturale de la Sainte Russie (1854) – se révèlent d’une incroyable modernité. « Ils fourmillent de trouvailles graphiques qui resteront sans équivalent jusqu’à la bande dessinée contemporaine », estime Guillaume Dégé, illustrateur et commissaire de l’exposition de Strasbourg. « Doré signe des dessins extraordinairement novateurs qui explosent la structure narrative et plastique. » Il abandonne de fait le quadrillage, le célèbre gaufrier, et crée des compositions dont le rythme dynamique provient de la variation sur la taille, le nombre et le style des vignettes. Une même planche peut ainsi contenir des panoramas, des effets de zoom, de lorgnette, un dessin imitant des ombres chinoises, de l’art naïf et même des cases vierges ou des aplats monochromes. Cette « versatilité graphique se retrouve chez nombre d’artistes actuels », avance Guillaume Dégé, « à l’image de Stéphane Calais ou d’Iris Lavasseur dont les dessins sont très libres et souples ». L’inventivité et l’explosivité du jeune Doré influencent surtout la bande dessinée contemporaine. Blutch, notamment dans son album Mitchum, fait ainsi figure de digne descendant de Doré, grâce à son travail du noir et blanc, son goût affirmé pour les jeux d’ombre et sa capacité à marier sur une même planche des styles extrêmement variés.

Mais la filiation la plus évidente est sans doute celle avec Winshluss, artiste prolifique et aux talents multiples comme Doré. Son Pinocchio cite d’ailleurs les inventions plastiques de son aîné, notamment la lorgnette, les emprunte, sans oublier la polyphonie du trait. En outre, il présente une inclinaison pour la violence excessive comme Doré qui, dans l’Histoire de la Sainte Russie, affiche une ultra-violence granguignolesque. « Ses massacres et scènes de tortures emphatiques ont fait des émules », considère Thierry Laps. « Méliès regarde indubitablement ce Doré-là pour son Bourreau turc où se succèdent des scènes de décapitation dont la répétition confine au burlesque ; une dimension que l’on retrouve aussi dans l’œuvre de Willem et son accumulation d’images insoutenables et même dans la violence débridée d’un Quentin Tarantino. » Bref, une filiation prestigieuse que peuvent revendiquer bien peu d’artistes de la génération de Doré ayant, contrairement à lui, percé dans les milieux académiques : un juste retour des choses ! 

« Gustave Doré (1832-1883). L’imaginaire au pouvoir »

Jusqu’au 11 mai. Musée d’Orsay. Ouvert tous les jours, sauf le lundi, de 9 h 30 à 18 h.
Nocturne le jeudi jusqu’à 21 h 45. Tarifs : 11 et 8,50 €.
Commissaires : Edouard Papet, Philippe Kaenel et Paul Lang.
www.musee-orsay.fr

« Doré & friends. Dessin, illustration, BD, cinéma »

Jusqu’au 25 mai. Musée d’art moderne et contemporain de Strasbourg (57). Ouvert tous les jours, sauf le lundi, de 10 h à 18 h. Tarifs : 7 et 3,5 €.
Commissaire : Guillaume Dégé
www.musees.strasbourg.eu

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°668 du 1 mai 2014, avec le titre suivant : Un héritage Doré

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