Enseignement

Ecoles d’art

Un enseignement pour former des professionnels

Par Roxana Azimi · Le Journal des Arts

Le 20 février 2004 - 2275 mots

À l’instar de l’université, les écoles d’art tendent de plus en plus à adapter leur cursus aux exigences du monde du travail. Les spécialités Communication, Design et Graphisme en sont les bénéficiaires.

Pendant longtemps, le discours officiel des écoles d’art s’est limité au « parcours personnel » de l’élève et à son « émergence », au « mûrissement de tomates » pour les mauvaises langues. Dotés d’une grande plasticité intellectuelle, les étudiants se veulent tout-terrain. Si la dimension professionnelle a été mise en sourdine, elle revient en pointillé. « On est en train d’évacuer l’idée que les formations artistiques puissent être gratuites [au sens de « désintéressées », NDLR]. Il n’y a pas de modification de contenu mais d’attitude », souligne Jacques Sauvageot, directeur de l’école régionale des beaux-arts de Rennes. Un virage dicté parfois par les pressions des municipalités, lesquelles financent souvent à 90 % les écoles territoriales (1). Cette tendance s’explique aussi par l’inquiétude croissante des étudiants. De plus en plus en amont, ces derniers cherchent à se confronter à leur future réalité, qui ne sera pas forcément celle d’artiste, mais pourra être celle de designer, de graphiste, voire de médiateur. Ces dix dernières années, les artistes ont intégré toutes les strates du champ culturel. Une enquête menée par le ministère de la Culture entre 1985 et 1996 sur la répartition des anciens élèves par domaine d’activité souligne que 90 % jouissent d’une activité professionnelle, dont 30 % dans l’enseignement. Seuls 4 % se déclarent artistes indépendants.

Retour à l’esprit du Bauhaus
L’enjeu croissant de la production dans les nouvelles pratiques artistiques, axées sur le multimédia et les nouvelles technologies, est à l’origine de cet état d’esprit, provoquant à terme une modification des enseignements. « Dans tous nos cours, la question de la profession est présente, car les œuvres sont devenues de plus en plus compliquées à produire. Entre 25 et 30 % de nos anciens élèves sont devenus des entrepreneurs de la production artistique », souligne Guadalupe Echevarria, directrice de l’école régionale des beaux-arts de Bordeaux.
Si Sol LeWitt faisait du design seulement en activité alimentaire, Dominique Gonzalez-Foerster intègre ses architectures intérieures dans une démarche artistique plus globale. Un retour aux sources des premières écoles d’art qui intégraient l’aspect art appliqué. « Les artistes recherchent des activités qui se rapprochent de l’aspect social de l’art, ce qui était autrefois méprisé. On revient à l’esprit du Bauhaus. L’Énsad [École nationale supérieure des arts décoratifs, Paris] touche les secteurs balisés du monde professionnel, explique Patrick Raynaud, son directeur, mais rien n’empêche en sortant d’être un bon artiste doté de connaissances techniques approfondies. » Dans la grande réforme des études engagée par l’école, le diplôme sera multimédia et non spécialisé. Une façon d’accréditer l’idée que l’école, tout en étant professionnelle, touche à plusieurs mondes. « Ceux qui rentrent chez nous veulent apprendre un métier. Beaucoup de gens font l’Énsad pour le matériel, qui est unique en France. Dans les écoles d’art, 7 à 10 % des élèves deviennent artistes, 93 % vivent des industries culturelles. À l’Énsad, c’est la même chose, mais lorsque les élèves entrent dans l’industrie culturelle, ils sont vraiment formés, alors qu’ailleurs, ils doivent se reformer parce qu’ils ne maîtrisent pas les fondamentaux ou les logiciels d’une profession », poursuit Patrick Raynaud. Les artistes Pierre Huyghe ou Pierre Bismuth ont ainsi fait leurs armes à l’Énsad, les designers Ronan et Erwan Bouroullec sont, pour l’un, issu de l’Énsad, pour l’autre, de l’école nationale d’art de Cergy, et l’artiste Michel Aubry a cumulé les sections Art et Objet de l’École supérieure des arts décoratifs de Strasbourg. Par ailleurs, il n’existe pas à proprement parler d’écoles formant des designers en Italie, alors que le vivier de ces créateurs est des plus riches. En Suisse encore, creuset d’artistes de talent, les écoles sont plus proches de l’art appliqué que de l’art tout court.

Des enseignements « identifiables »
Si les écoles se détachent de l’orthodoxie de l’art pour l’art, la question professionnelle reste à prendre avec des pincettes, même dans les filières les plus identifiées comme telles. La délégation aux Arts plastiques (DAP) s’inquiète de la dérive d’une toute petite poignée d’écoles qui auraient mis en sourdine l’option Art, vouée à une mort lente, au profit du design. La porosité entre l’art et le design est pourtant l’un des éléments fondamentaux de l’enseignement de cette discipline dans une école d’art, par rapport à une école d’ingénieur ou d’art appliqué. Dans la première, la question de la technique reste indéfectiblement liée au projet lui-même, bien plus que dans les écoles d’ingénieur où le distinguo est plus net. Reste une inflexion regrettable de cette minorité d’écoles, accent pouvant émaner de municipalités qui, à des fins populistes, voudraient voir développer les enseignements « identifiables ». Il est vrai que, dans le cadre de la décentralisation, il devient de plus en plus nécessaire d’expliquer la finalité d’une école d’art. « Il est très important pour moi que le secteur communication soit dans une école d’art, insiste Philippe Delangle, coordinateur de la section Communication à l’École supérieure des arts décoratifs de Strasbourg. Nous formons des concepteurs-réalisateurs qui, sans être “normés”, sont opérationnels. » Daniel Schlier, coordinateur de la section Art de ce même établissement, renchérit : « Nous sommes une école d’art. Elle s’appelle aussi “art décoratif”. C’est une ambiguïté liée à l’histoire, mais c’est aussi le poumon de la réflexion. On a d’ailleurs très souvent des doubles diplômes Art/Communication. » En deuxième année, les élèves doivent visiter deux autres options pour éprouver leur désir. Pour les étudiants de 3e et 4e année, l’école renoue avec une idée ancienne laissée en jachère : une « semaine banalisée » où les étudiants travaillent dans deux options simultanément pour brouiller les pistes. De son côté, Jean-Paul Robert, directeur de l’École nationale supérieure de création industrielle (Énsci), à Paris, ne s’accommode pas d’une terminologie qu’il juge restrictive : « Nous ne sommes pas professionnalisants au sens strict du mot. On forme des gens capables de “faire projet” et non des typographes ou des ébénistes. La formation se construit en apprenant à “faire projet” d’abord. La deuxième étape, c’est la convocation des savoirs contigus pour nourrir le projet. Le troisième point, c’est la confrontation au réel. L’école est un lieu de simulation. » L’Énsci n’arrive toutefois pas à se défaire de la notion de « parcours individualisé » qui n’en finit pas d’ankyloser l’enseignement.
Pour répondre à la sourde anxiété des étudiants, les écoles redéfinissent parfois leur pédagogie. À l’École nationale supérieure des beaux-arts (Énsba), à Paris, la 1re année (propédeutique) est devenue plus structurante par rapport au flou artistique autrefois de mise. Un renforcement des techniques y est aussi prévu avec la création en octobre d’un vrai pôle numérique. Certaines bannières, comme celle de la communication, sont toutefois généralement mouvantes, voire carrément floues. « Dans le secteur du numérique, les professions ne sont pas bien dessinées. Entre le technicien de maintenance et le concepteur de site ou metteur en réseau, la lisière n’est pas très nette. Lorsque les métiers seront vraiment définis, les écoles pourront aussi redéfinir leur formation. Mais on sent une évolution vers une redéfinition du libellé des études. S’il ne tenait qu’à moi, je reconstituerais l’école autour de l’option Art et de l’option Design en y intégrant la communication », estime Jacques Sauvageot.
À l’Énsad, le secteur communication visuelle, qui compte le contingent le plus important d’élèves, s’appelle désormais « Design graphique », un mot habituellement tabou dans le langage des écoles d’art. Peu d’écoles d’art prennent en charge un véritable enseignement du graphisme qui reste à la traîne en France par rapport à nos voisins hollandais ou britanniques. À l’École des arts décoratifs de Strasbourg, la section Communication est l’une des plus sollicitées. Sur l’année 2003-2004, l’école compte 116 étudiants en Art, 35 en Design, et 223 en Communication. D’ailleurs, sur les 51 écoles d’art préparant aux trois diplômes nationaux, une trentaine propose des options complémentaires à l’art. On n’observe toutefois pas un repli systématique vers des filières Design ou Communication, a priori plus qualifiantes. Selon des chiffres actuels du Centre national des arts plastiques (CNAP), 70 % des étudiants de l’ensemble des écoles d’art choisiraient l’option Art tandis que 40 % s’orienteraient vers les sections Design ou Communication. « Les étudiants ont tendance à ne pas se diriger vers des options professionnelles. À l’issue de leurs études, ils préfèrent compléter par des stages ou des formations spécifiques. C’est la tendance à des études plus longues », observe Jacques Sauvageot.

Dépasser les logiques professionnelles des corporations
De nouveaux profils professionnels pourraient se dégager des passerelles établies depuis deux ans entre l’université et les écoles d’art comme le DEA de l’école supérieure de l’image de Poitiers-Angoulême, consacré aux arts numériques, en relation avec l’université de Poitiers. Un DESS sur l’art de l’exposition relie l’université Paris-X, les écoles d’art de Bourges, Cergy-Pontoise et la Villa Arson, à Nice. L’essentiel du contingent de la première promotion venait toutefois de la Faculté. En substance, on attend de ces étudiants hybrides de former les rangs des futurs régiments des professionnels de la culture, dotés  de solides bases à la fois critiques et pratiques. Ces ligatures pourraient à terme être envisagées aussi entre les écoles d’art et celles d’art appliqué ou d’ingénieur sans doute sur le modèle des Grands Ateliers de l’Isle-d’Abeau, inaugurés en décembre 2001, comme le premier pôle d’expérimentation et de recherche dans le domaine de l’ingénierie et de l’architecture. Cette structure originale est constituée du croisement de 6 écoles d’architecture, 3 écoles d’art, 2 écoles d’ingénieur et du Centre scientifique et technique du bâtiment. Une transversalité permettant de dépasser les logiques professionnelles des architectes et des artistes, principe qui pourrait se généraliser pour le design avec les écoles d’ingénieur. Malgré les forces d’inertie corporatistes qui pointent çà et là leur nez, les courroies de transmission tendent à se multiplier. Ainsi le projet « Artem », lancé en 1999 par l’école régionale des beaux-arts de Nancy, l’ICN-école de management et l’École nationale supérieure de la métallurgie et de l’industrie des mines de Nancy, témoigne d’une volonté d’enseignements croisés menant à terme à la création d’un campus commun. Les élèves des Beaux-Arts suivent par exemple les ateliers « entreprenariat » ou « anglo-saxon langage et culture » de l’ICN et se frottent au cours de « conception-innovation-production-matériaux » de l’École des Mines. Pour le moment, les élèves issus de l’ICN et des Mines sont assez nombreux dans les ateliers de l’école d’art. La réciproque n’est pas toujours de mise. De son côté, le Quai, l’école d’art et design de Mulhouse, a engagé un projet avec une école d’ingénieur en génie informatique inscrite dans l’université du Territoire de Belfort, à l’initiative de cette dernière.
D’autres orientations apparaissent à travers les rencontres mettant les étudiants en contact avec les professionnels et institutionnels. Depuis cinq ans, l’Énsad organise des conférences de droit destinées aux élèves de quatrième année. Elle a aussi mis sur pied des Journées professionnelles avec des personnalités extérieures. Mais, pour des raisons budgétaires, ces rencontres se dérouleront cette année en interne. L’école régionale des beaux-arts de Saint-Étienne organisait autrefois une semaine complète de « préparation à la vie professionnelle », en mai-juin, après les diplômes. Ces conférences sont plus éclatées aujourd’hui dans le temps pour éviter une désertion des troupes après les examens. Depuis 1989, l’Énsba propose un cycle de conférences baptisé « Vie professionnelle », selon un rythme de 6 à 10 séances annuelles. Si, voilà encore deux ans, les étudiants semblaient peu assidus, Jany Lauga, responsable actuelle de la programmation, estime que les élèves sont plus demandeurs. L’école a aussi imposé depuis deux ans un stage professionnel d’une durée minimum d’un mois à temps complet dans une galerie, comme assistant d’un artiste ou encore dans une agence de graphisme. Entre 70 et 80 % des élèves de troisième et quatrième année participent à ces stages.
Le CNAP et la DAP mènent une réflexion sur la possibilité d’insérer des modules obligatoires dans le déroulé des études. Une telle intégration ne se fera pas sans peine, car encore faut-il définir le moment adéquat pour les programmer. « Jusqu’à la 4e année, les étudiants travaillent sur leur projet et non sur la communication de ce travail, et il ne paraît pas opportun de mettre la charrue avant les bœufs », souligne Colette Garaud, chargée de mission à la DAP. En 5e année, ils sont totalement mobilisés par leur projet de fin d’année et peu réceptifs aux questions pratiques. Françoise Fradin, responsable du bureau des statuts de l’artiste au CNAP, avoue que « les étudiants sont demandeurs à la sortie de l’école et non pendant leurs études. Ils réagissent rarement en amont, mais quand ils sont confrontés à un problème ». Ce constat est d’autant plus troublant que les jeunes diplômés avec félicitations de l’Énsba se targuent de multiples expositions au cours de leur scolarité dans leur curriculum vitæ. L’aspect « professionnalisant » ne peut pas non plus s’intégrer dans les post-diplômes, qui sont internationaux et ne touchent qu’une minorité d’élèves. Faute de trouver le moment adéquat pour une validation académique, le CNAP propose d’autres solutions : un livret de sortie d’école, vade-mecum doté d’une partie commune sur les questions de statut et d’une partie spécifique à la région, la définition de schémas de rencontres sur 10 thèmes d’actualité (« RMI-RMA », « Comment rédiger son CV »…), enfin, la publication d’un journal sur le thème des rémunérations et des contrats. De quoi renforcer la « cote de maille » des artistes.

(1) Sur les 51 écoles supérieures d’art réparties sur l’ensemble du territoire, 45 sont des écoles territoriales et 6 des écoles nationales en région.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°187 du 20 février 2004, avec le titre suivant : Un enseignement pour former des professionnels

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