« Un désir d’art de vivre »

Fruit d’une alchimie entre un collectionneur et un artiste, la commande privée est rarement dévoilée au public. Dans un ouvrage, Nadia Candet lui offre une visibilité inédite.

Par Philippe Régnier · Le Journal des Arts

Le 15 octobre 2008 - 1088 mots

Collectionneuse d’art contemporain, Nadia Candet lève le voile pour la première fois dans un ouvrage sur les commandes passées par des particuliers à des artistes. Elle revient sur sa démarche.

On dit souvent qu’il n’y a pas beaucoup de collectionneurs en France. Votre livre démontre le contraire.
J’ai toujours été surprise par cette affirmation. Peut-être parce que j’ai vécu en partie au Moyen-Orient, j’ai eu un regard extérieur sur la France et beaucoup d’admiration pour la subtilité de la pensée de ses amateurs d’art. J’ai souvent été interpellée par les questionnements philosophiques, politiques, sociologiques et historiques que portent les collectionneurs d’art contemporain, par leur tolérance et, simultanément, leur détermination et leur intérêt pour les artistes internationaux, hors des diktats du marché. J’ai essayé dans ce livre, au-delà de mon propre goût, de rester fidèle à ces démarches singulières. Déjà, en 1995, la remarquable exposition de Suzanne Pagé, « Passions privées », présentée au Musée d’art moderne de la Ville Paris, nous avait prouvé le contraire.

On rapporte aussi que les collectionneurs français sont très discrets.
Effectivement, ils sont discrets. Le fait d’être collectionneuse m’a facilité la tâche, car je connaissais leurs objections. Il m’a fallu du temps pour les décider. Précédemment, on m’avait personnellement sollicitée pour parler de ma collection et la photographier, mais je ne voyais pas l’utilité de raconter une expérience personnelle, par pudeur, par réserve, par discrétion. Pour certains commanditaires du livre, cela a été long de les convaincre de la nécessité de témoigner.

Comment est née l’idée de centrer ce livre sur les commandes privées ?
Au fur et à mesure de mes rencontres, en découvrant des collections d’art contemporain, j’ai eu l’occasion d’approcher des propositions surprenantes qui restent dans l’espace du secret et de l’intimité : celui du collectionneur et de son désir d’art. À cet égard, le donjon de Vez (Oise) de Francis et Caroline Briest m’a beaucoup marquée. L’ampleur du site, la qualité des choix, tout me faisait dire qu’il serait fantastique de pouvoir offrir, à travers un ouvrage, sinon une pérennité, du moins une visibilité à ces œuvres in situ difficilement mobiles et par conséquent interdites au regard. La plupart des commandes souffrent d’une absence d’iconographie. À partir de 2005, les faire voyager sur le papier est devenu ma priorité.

Qu’est-ce qui motive un collectionneur à passer une commande à un artiste ?
Quand on commence une collection, le spectre d’exploration est très large, puis, avec le temps, on affine ses choix. Passer une commande à un artiste peut être une volonté de destiner une œuvre à un lieu donné, et de faire travailler l’artiste de son choix. C’est aussi parfois déclenché par la rencontre avec un artiste. Souvent, le collectionneur laisse carte blanche à l’artiste, sauf exception.

La commande apparaît-elle comme une étape dans la collection ?
La plupart des commanditaires ont une parfaite connaissance de l’histoire de l’art. L’œuvre commandée correspond à la pièce d’un puzzle qui leur manque. D’autres se consacrent uniquement à la commande. Mais il s’agit chaque fois d’un « désir d’art de vivre ».

Est-il compliqué pour un collectionneur de travailler avec un artiste ?
Si cela devient compliqué, il n’y a plus de commande. C’est parfois extrêmement angoissant pour un artiste de devoir répondre à une commande. C’est une démarche complexe. En réalité, l’admiration doit être mutuelle : c’est toujours de connivence que se nourrit l’admiration.

Le collectionneur prend lui-même un risque.
Il est dans cet enjeu et il y adhère. Il est nécessaire d’accepter sa commande. Si, à un moment donné, l’œuvre ne semble pas convenir au collectionneur, celui-ci pourra se rendre compte, après maturation, qu’elle correspondait tout à fait à sa personnalité. L’artiste a une telle sensibilité qu’il perçoit en transparence l’individu qu’il a en face de lui. L’œuvre qui naît de cette relation commanditaire-artiste est une alchimie !

L’œuvre commandée échappe au marché puisque, attachée à un lieu, elle peut difficilement le quitter. Cette question est-elle prise en compte par les collectionneurs ?
Dans l’ouvrage, les collectionneurs n’évoquent pas le marché, ou de loin. La seule spéculation, me semble-t-il, c’est la « spéculation intellectuelle », comme l’évoquent Marc et Josée Gensollen, un couple de collectionneurs. La commande correspond vraiment à la volonté de vivre avec une œuvre atypique, personnalisée, et de donner à l’artiste la possibilité de s’exprimer in situ, [en lui fournissant] les moyens de faire ce qu’il a envie et de le pérenniser. Et j’ai souhaité faire partager et conserver une mémoire de la commande privée à travers Collections particulières.

Un ouvrage sur la commande publique est paru récemment. Quelles sont les similitudes entre les deux types de commande, la publique et la privée ?
Hasard et coïncidence : je souhaitais coopérer avec Laurent Le Bon (conservateur au Centre Pompidou), j’ai toujours apprécié sa pertinence. Quand je suis allée à sa rencontre, il m’a appris qu’il était en train de préparer un livre sur la commande publique en collaboration avec Caroline Cros [conservatrice du patrimoine, chargée du suivi de la commande publique à l’inspection de la création artistique/délégation aux Arts plastiques]. La démarche entre commande publique et commande privée est totalement différente, les engagements de l’État sont tout à fait légitimes. J’ai par exemple été marquée par les commandes exceptionnelles passées par l’État pour le château d’Oiron [Deux-Sèvres]. Il m’est arrivé d’ailleurs de découvrir une œuvre de commande publique déclinée chez un particulier, ce que je n’ai pas considéré comme une commande privée. Commandes publiques et privées sont complémentaires. Il me semble que la commande privée reste plus souple.

La commande publique est souvent liée à un concours. Est-ce aussi le cas pour la commande privée ?
Non, c’est un rapport de confiance. En revanche, la commande privée d’entreprise pourrait être liée à une compétition.

Cet ouvrage va-t-il susciter des vocations ?
oui, il me semble.

En confiant le graphisme à Ruedi Baur et les photographies à André Morin et Marie Clérin, aviez-vous aussi la volonté de faire de ce livre, en tant qu’objet, une œuvre ?
Tout à fait, j’avais une idée précise de l’œuvre que je souhaitais faire partager : c’est un livre de collectionneur sur les collectionneurs de commandes. Je cite souvent Henri Corbin : « Quiconque reste sur le rivage ne pressentira jamais les secrets de la haute mer. » Ce fut une aventure précieuse et singulière, durant laquelle j’ai pu constater qu’il n’existe pas de modèle universel de commanditaires : ce sont toutes des « collections particulières »

À lire : Collections particulières, 150 commandes privées d’art contemporain en France, direction d’ouvrage Nadia Candet, éditions Flammarion, 316 p., 300 ill., 65 euros, ISBN 978-2-0812-1465-1

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°289 du 17 octobre 2008, avec le titre suivant : « Un désir d’art de vivre »

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