Un art en quête de vocabulaire

Sa terminologie doit évoluer avec la technique

Le Journal des Arts

Le 8 novembre 2002 - 1242 mots

Chaque nouvelle édition du salon Paris Photo marque désormais un temps fort de la scène photographique internationale pour ce qui concerne le marché des tirages. Plusieurs ventes aux enchères accompagnent l’événement et font de Paris, l’espace de quelques jours, la ville qui abrite la plus vaste des expositions éphémères consacrée à la photographie. À un moment où les mécanismes de valorisation des images se télescopent avec une accélération technologique sans équivalent depuis l’invention du médium, il est finalement logique que le vocabulaire destiné à la désignation des photographies se trouve déstabilisé par la multiplication des approches techniques – historiques ou contemporaines – qui sont à l’origine de leur fabrication.

La valeur et le statut donnés aujourd’hui aux images photographiques résultent d’un phénomène récent dont les origines et le développement appartiennent à la seconde moitié du XXe siècle. Auparavant, la photographie est, pour l’essentiel, une activité tournée vers la documentation ou l’illustration et elle est associée aux techniques modernes de reproduction industrielle qui se mettent en place à la charnière du XIXe et du XXe siècle.

Les photographies : épreuves ou tirages ?
L’ambiguïté qui reste attachée aux termes “épreuve” et “tirage” est révélatrice des glissements qui affectent le vocabulaire photographique. Pour qualifier des photographies originales, les acteurs du marché parlent plus volontiers aujourd’hui d’épreuves, le terme tirage étant réservé aux formes moins abouties, et donc moins susceptibles de valorisation marchande. Les acceptions de ces termes étaient inversées au XIXe siècle. La finalité de l’épreuve était alors contenue dans sa capacité à éprouver les possibilités – par définition multiples – de restitution de la matrice produite dans la chambre photographique. L’analogie est totale avec la gravure, où l’imprimeur, en accord avec l’auteur de la gravure, produit une succession d’épreuves, ou “états”, qui permettent d’affiner le rendu visuel de l’estampe avant de passer au tirage définitif.

Les interactions estampe-photographie accompagnent l’histoire de la photographie depuis son invention et produisent encore des outils essentiels pour l’analyse de ses évolutions les plus récentes ainsi que pour l’adaptation de son vocabulaire. La terminologie mise en place pour qualifier le statut des photographies a été, pour une large part, construite à partir d’emprunts lexicographiques faits aux métiers de la gravure et de l’impression.

Les premières héliographies de Niépce mettent en place le concept d’estampe photographique, en proposant la multiplication d’une matrice originale issue de la chambre de prise de vue, alors que le procédé de Daguerre prône l’unicité de la représentation. Dès les prémices de son invention, la photographie s’engage dans les deux filières qui canaliseront ses futures mutations : celle, strictement photographique, qui concerne toutes les images réalisées avec le concours direct de la lumière, et sa déclinaison photomécanique reposant sur la mise en œuvre d’une forme intermédiaire – la matrice d’impression – qui s’affranchit de cette dépendance à l’énergie lumineuse.

Les nouvelles possibilités offertes par la généralisation des outils numériques réactualisent ce lien fondamental entre les objets photographiques et photomécaniques. Le caractère indispensable de la lumière dans les processus de tirage, encore essentiel jusqu’à une époque récente, est appelé à devenir accessoire avec le concept de chambre noire numérique, qui introduit de nouvelles méthodes pour l’impression.

Dans ces conditions, on doit retrouver la justification primitive de l’épreuve traditionnelle : la production de tirages originaux en nombre limité, présentant des standards élevés de restitution et de pérennité, à l’instar de ce qui s’est passé pour la gravure au début du XXe siècle lorsque les techniques d’impression industrielles (typographie, héliogravure, offset...) se sont imposées. Néanmoins, les épreuves traditionnelles, issues de la filière chimique, devront inéluctablement composer avec une nouvelle famille d’images, produites à l’aide d’imprimantes informatiques, et dont les niveaux de performance sont sans cesse améliorés. Qualifier ces nouveaux objets d’épreuves photomécaniques en les associant aux systèmes historiques hérités du XIXe siècle procéderait d’une assimilation simpliste au regard des critères techniques qui définissent l’autonomie de ces deux filières de fabrication. Les tentatives infructueuses menées il y a quelques années par plusieurs galeries lors du Saga (Salon des arts graphiques) pour imposer le terme d’”estampe électronique”, au-delà de l’aveuglement technique qu’elles trahissaient quant à la réalité physique des images, étaient antinomiques d’une approche didactique appliquée aux problèmes du vocabulaire technique. Dans un souci de clarification, il serait souhaitable de définir les modalités d’appartenance à une troisième famille qui pourrait contenir l’ensemble des images issues de la filière numérique. Simple au premier abord, l’exercice recèle quelques difficultés ; ainsi, un nombre croissant d’images contemporaines est tiré à l’aide d’agrandisseurs numériques qui permettent d’imager un fichier informatique sur un support chimique conventionnel. Le problème est aujourd’hui d’identifier, de documenter et de classer ces nouveaux objets de manière non équivoque.

Conservation des photographies numériques
En matière de conservation, ces nouvelles images sont globalement plus vulnérables, par comparaison avec les supports conventionnels, car elles introduisent de nouvelles problématiques. Pour l’essentiel, il s’agit des interactions encre-papier, de la susceptibilité aux processus d’humidification accidentels (projection, immersion), des agressions chimiques liées à la présence d’ozone ou d’autres gaz oxydants, ou encore de la vulnérabilité aux empreintes digitales. La grande diversité des produits disponibles sur le marché, amplifiée par les effets d’un renouvellement rapide des gammes (imprimantes, encres, papiers) ne facilite pas la tâche des scientifiques de la conservation. Face aux enjeux commerciaux qui s’exercent sur ce secteur de l’impression numérique, les industriels ne communiquent que faiblement sur la nature exacte de leurs produits. Les résultats des tests de conservation publiés par les fabricants privilégient généralement la stabilité à la lumière au détriment de la stabilité à l’obscurité, qui met en jeu des mécanismes chimiques spécifiques.
Les normes internationales (ISO) qui définissent les protocoles des tests de vieillissement accéléré n’ont pas encore été actualisées et ignorent les spécificités de ces nouveaux supports. Plusieurs années seront encore nécessaires pour disposer de ces documents. Dans ce contexte, l’évaluation objective de la fragilité des photographies d’origine numérique demeure délicate et, là encore, la mise en place d’un vocabulaire technique explicite, dont la compréhension puisse s’étendre à l’extérieur des cercles de spécialistes, représente un enjeu essentiel.

Approches alternatives
L’émergence récente de pratiques alternatives, proposant un contournement des procédés industriels au profit d’une approche artisanale, représente une évolution radicale dans l’histoire des modes de fabrication des images. Dans la décennie 1970-1980, les adeptes de cette mouvance provoquent un regain d’intérêt pour ce qu’on appelle encore des procédés historiques ou anciens. Aujourd’hui, la recréation des procédés photographiques s’est affranchie des dogmes initiaux prônant un respect absolu des procédures transmises par l’histoire des techniques. La mise en œuvre des procédés alternatifs peut s’appuyer sur des solutions strictement historiques ou proposer des adaptations de formulation ou de protocole afin d’étendre leur capacité de restitution. La compatibilité des procédés avec des supports non conventionnels (verre, pierre, métal, supports synthétiques...) représente un axe privilégié des recherches qui sont menées dans ce domaine. Ces contournements des approches traditionnelles produisent une nouvelle typologie d’épreuves qui échappe à toute tentative d’inventaire exhaustif au regard des possibilités qui sont offertes aux créateurs (nouveaux procédés, supports alternatifs, techniques mixtes associant plusieurs procédés...).

Après une décennie marquée par une envolée des cours qui a modifié profondément l’identité même de la photographie, le marché des tirages de collection est à la recherche d’un nouveau public, et le succès grandissant du salon Paris Photo porte à croire qu’il l’a trouvé. Il incombe à l’ensemble des acteurs du marché (photographes, tireurs, institutions, historiens, marchands...) de participer à la documentation des objets photographiques qui sont mis sur le marché sur la base d’un vocabulaire clairement défini et accepté par tous.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°158 du 8 novembre 2002, avec le titre suivant : Un art en quête de vocabulaire

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