Tadao Ando : non à la modernité sans principes

L’architecte, lauréat du Praemium Imperiale, s’exprime sur la Biennale de Venise, la ville et la tradition

Par Emmanuel Fessy · Le Journal des Arts

Le 1 septembre 1996 - 1074 mots

Après avoir été couronné par le Pritzker Price l’an dernier, Tadao Ando, qui aura 55 ans ce mois-ci, est le lauréat Architecture 97 du Praemium Imperiale, doté de 15 millions de yens (650 000 francs) par des mécènes japonais, dont le groupe Fujisankei au premier chef. Autodidacte, sans diplôme d’architecte et ancien boxeur, il recueille aujourd’hui les plus hautes distinctions de la profession alors que son parcours reste singulier. Avec un vocabulaire minimal – cercle, rectangle, carré – et une palette réduite de matériaux où domine le béton laissé à l’état brut, il bâtit des huis-clos pour protéger l’homme contre un environnement urbain jugé néfaste, un \"chaos\" si spectaculaire au Japon. Respectueux de la tradition, soucieux de raffinement, il dénonce dans cet entretien la \"prolifération de bâtiments frivoles et ignobles\" et souligne que \"la ville doit être au service de l’homme\".

En septembre s’ouvre à Venise la Biennale d’architecture. Quel sens peut encore avoir cette manifestation à une époque où les moyens de communication se sont tant développés, où les informations circulent largement ?
Tadao Ando. Certes, les moyens de communication se sont développés et se diversifient avec la vulgarisation de l’usage de l’ordinateur et l’élargissement de l’Internet. Mais ceux-ci ne peuvent se substituer à l’émotion ressentie au contact du réel, en l’occurrence pour la Biennale, des esquisses, des dessins, des maquettes… L’Internet offre une possibilité de dialogue mais prive ses utilisateurs de la présence physique du réel, et je pense que cette présence est indispensable pour stimuler la créativité de l’homme.

Le Praemium Imperiale, comme d’autres récompenses que vous avez pu recevoir, couronne des travaux qui ont valeur de référence. Pourtant, face à cette architecture "idéale", on doit déplorer dans les villes du monde entier une architecture des plus banale, voire médiocre. Que pensez-vous de cette contradiction ?
En tant qu’architecte, je réfléchis constamment aux questions que pose la ville. Aujourd’hui, les villes sont souvent inondées d’informations, de façon incontrôlable, tandis que les techniques de construction se renferment sur elles-mêmes, ayant perdu tout rapport avec une vision ou un objectif clairement définis. Ces villes, tombées comme des proies dans lesdites techniques et l’économie, ne visent plus que le rendement immédiat et ignorent totalement la culture. Quant à l’architecture, elle s’est mise au service de l’intérêt commercial. Cette tendance déplorable a conduit à une prolifération de bâtiments frivoles et ignobles, qui ne respectent nullement la tradition. Or l’architecture devrait être enracinée dans la culture propre de chaque lieu.

Cette contradiction s’est-elle aggravée depuis le début de votre carrière ?
Depuis le début de ma carrière, je persévère dans cette critique et je remets sans cesse en question cette situation à travers mes constructions. Je pense que la contradiction que vous évoquez va en s’aggravant.

Quels sont actuellement, selon vous, les plus grands dangers pour l’urbanisme ?
La ville doit être au service de l’homme. Elle est une entité complexe dans laquelle interviennent divers éléments, tels que la spécificité du lieu, l’histoire, l’économie ou la sécurité… Mais aujourd’hui, les villes sont réduites à de simples entités qui privilégient l’intérêt économique et délaissent l’homme.

En quoi votre architecture s’est-elle inspirée de celle des siècles passés, et en quoi est-elle une rupture radicale ?
Je pourrais citer diverses sources d’inspiration comme l’Antiquité grecque ou romaine, la Renais­sance tardive, le Baroque incarné dans les façades de Rome… On peut y lire une multiplicité, une diversité, mais également un ordre, une ossature, dont est privée l’architecture contemporaine. Celle-ci n’a pas de modèle, elle manque de principes.
      De prime abord, principes et diversité ne semblent pas logiquement compatibles. Concilier ces deux éléments contradictoires exige une réflexion mûre et acharnée. C’est là que commence le combat du créateur et que se heurtent les concepts, mais c’est là également que ruisselle une source de création. Il n’empêche que beaucoup d’architectes contemporains redoutent les conflits entre les différents concepts, les tiraillements entre la réalité et les principes, les différends entre l’histoire et les temps mo­der­nes. Ils ont fait le choix d’éviter ce choc. Le pire est que cette option est favorisée par les techniques modernes de construc­tion, par la priorité accordée à l’économie et par la montée des individualismes.
      Je pense que même de nos jours, il est possible de persévérer dans la cohérence des principes, à l’instar de l’époque du Baroque. Nos idées modernes peuvent se substituer à la géométrie héritée de l’Antiquité qui constituait le grand principe au temps du Baroque. Je n’ai pas l’intention de rompre avec la tradition. Mais je crois que le choc entre les nouvelles techniques et la tradition provoque mouvement et dynamique.

Vous faites donc beaucoup référence à la tradition. Vous définiriez-vous comme un architecte conservateur ?
Pour construire le futur, on ne peut pas oublier la tradition et l’histoire. Néanmoins, même si je respecte ces deux éléments, je ne me définis pas comme conservateur.

En dehors de vos travaux, quelle serait, selon vous, la réalisation d’architecture contemporaine que tout homme devrait connaître ?
Avant de parler d’architecture contemporaine, je tiens à saluer l’urbanisme moderne et ordonné d’Haussmann à Paris, qui s’est réalisé sur une succession de couches historiques ayant commencé au Moyen Âge. Les infrastructures et les équipements urbains, intégrés dans la tradition, contribuent à la vie sociale. Paris a continué de s’édifier par couches, en préservant son histoire. Des bâtiments comme le Centre Pompidou, véritable noyau dur urbain, font renaître l’ancienne ville. Plus récemment, les grands travaux du président François Mitterrand ont été, dans leur réalisation, comme encastrés pour remplir des terrains vagues. La Pyramide de verre du Louvre existe comme si elle était faite pour mettre en valeur la qualité des bâtiments anciens, et non pour revendiquer sa propre présence.
Ici, l’économie n’a pas de place privilégiée. La culture revendique énergiquement sa place, jusqu’à devenir une industrie soutenant le dynamisme de la ville. Paris démontre qu’en partant de la réflexion sur la culture, il est possible de construire une société pleinement épanouie, dont l’acteur principal n’est autre que l’homme.

Tadao Ando en quelques réalisations
- Centres commerciaux Kyoto Time’s I (1984) et II (1991)
- Chapelle sur le Mont Rokko (Kone, 1985)
- Église de la lumière (Osaka, 1989)
- Musée de la littérature (Himeji, 1991)
- Temple de l’eau (Ile d’Awajishima, 1991)
- Pavillon japonais, Exposition universelle (Séville, 1992)
- Logements Rokko II (Kobe, 1994)
- Musée d’histoire de Chikatsu-Asuka (Osaka, 1994)
- Musée d’art contemporain Naoshima II (Okayama, 1995)
- Espace de méditation (Unesco, Paris, 1995)
- Centre de recherches Benetton (Trévise, en cours d’achèvement)

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°28 du 1 septembre 1996, avec le titre suivant : Tadao Ando : non à la modernité sans principes

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