Ruhlmann vu par ses marchands

Les coups de cœur de la vente Hebey

Par Éric Tariant · Le Journal des Arts

Le 19 novembre 1999 - 1153 mots

Un nouveau sommet a été atteint le 28 octobre, à Drouot-Montaigne, lors de la vente des Ruhlmann de Geneviève et Pierre Hebey. La coiffeuse \"Colonnettes\" en ébène de Macassar, ornée d’une marqueterie d’ivoire blanc et bleuté, a été adjugée 4,2 millions de francs, frais compris. Ce nouveau record pour une pièce d’Émile Jacques Ruhlmann (1869-1933) ainsi que les très fortes enchères portées sur un grand nombre de pièces, dépassant largement les estimations, témoignent de l’engouement pour les créations de celui que l’on a surnommé le \"Riesener du 1925\". Trois marchands parisiens d’Art déco analysent cette vente, qui a totalisé 49 millions de francs, et évoquent leurs coups de cœur.

Grands collectionneurs, décorateurs, marchands d’Art déco : ils étaient tous au rendez-vous, à Drouot Montaigne, quand Me Millon a mis aux enchères, dans une salle comble, le premier des Ruhlmann de Pierre Hebey. Malgré l’intense campagne de communication, la qualité et le nombre important de pièces présentées (cinquante-quatre lots), la salle est demeurée étonnamment calme. Si de nombreuses enchères ont été portées par des marchands particulièrement actifs, comme Bob et Cheska Vallois qui ont acquis onze pièces et poussé les enchères pour neuf autres, mais aussi Monique Magnan de la galerie Makassar, les collectionneurs se sont montrés nettement plus discrets. C’est pourtant un particulier, un collectionneur new-yorkais, qui a enlevé les deux meubles ayant obtenu les plus fortes enchères : la très “ruhlmanienne” et un peu ennuyeuse commode “Lassale”, en placage d’ébène de Macassar (3,7 millions de francs), et la coiffeuse “Colonnettes” en ébène de Macassar au plateau incrusté d’ivoire (4,2 millions de francs).

Seuls cinq lots sont demeurés invendus : la commode demi-lune, le meuble à chapeau “Duval”, le bureau “Van Beuningen” et le bureau rognon modèle “Cabanel”. “Les meubles comprenant des incrustations d’ivoire ou d’écaille de tortue, comme le modèle “Duval”, ont souffert de la difficulté de faire entrer aux États-Unis des matières protégées”, indique Cheska Vallois. Le ravalement du secrétaire à pente “Van Beuningen” tiendrait, selon Anne-Sophie Duval, au caractère démodé de cette pièce en loupe d’amboine, tandis que l’échec du meuble rognon serait lié à un prix de réserve trop élevé.

Un engouement pour les meubles modernistes
“C’est la première fois que l’on vend les objets d’un seul créateur, souligne Cheska Vallois. Il est nettement plus facile d’organiser une vente comprenant plusieurs grands noms, car on touche un plus large volant de collectionneurs. Le pari a été largement gagné. La plupart des objets se sont vendus à de très gros prix, comme la table “Lorcia”, enlevée à 3,3 millions de francs. J’étais sous-enchérisseuse pour cette table que j’avais vendue à Pierre Hebey en 1981, à l’ouverture de ma galerie. C’est un meuble intemporel qui peut s’inscrire dans des univers très différents. J’aurais voulu acheter la table “Cla-Cla”, adjugée 1,4 million de francs. J’aime beaucoup ce meuble à mécanisme, qui est très inventif et peut être utilisé de mille manières pour présenter un dessin, poser une sculpture ou écrire. J’en ai acheté trois dans ma vie.” Christian Boutonnet, de la galerie L’Arc en Seine, semble en revanche surpris par le résultat réalisé par cette table, dont le prix a doublé en l’espace de quelques mois. Un modèle identique s’était vendu 129 000 dollars (environ 750 000 francs), le 11 juin 1999 à New York, la moitié de l’enchère parisienne. Cette flambée traduit l’engouement pour les pièces modernistes de Ruhlmann.

La chaise longue du “Maharadjah”, adjugée 2,3 millions de francs, a en revanche déçu les marchands qui s’attendaient à une enchère plus élevée, mais il faut souligner qu’elle était privée d’autorisation de sortie du territoire. Beau résultat en revanche pour l’élégant lampadaire de parquet décoré de laque coquille d’œuf blanc sur fond noir. Cette pièce raffinée, due au travail conjoint de Ruhlmann et de Dunand, a fait 2,4 millions de francs, un prix nettement inférieur, toutefois, à celui du lampadaire signé Rateau qui est parti à plus de 4 millions de francs, le 19 mai à l’Espace Tajan. Ces deux pièces ont été acquises par Cheska Vallois.

Christian Boutonnet s’est enflammé pour la console à deux plateaux rectangulaires en placage d’ébène de Macassar, qu’il a achetée 750 000 francs sans les frais. “C’est un meuble élégant, architecturé, moderniste, éloigné de l’esprit bourgeois qui caractérise certaines pièces de Ruhlmann. Cette console dotée de deux plateaux se rapproche des meubles à transformation de Chareau. J’aime beaucoup aussi les meubles éclairants “Van Beuningen”, en loupe d’amboine plaqué sur chêne blond (1,7 et 2 millions de francs). On croirait des pièces de Brancusi.”

Le valet de nuit en chêne blond massif, enlevé par Cheska Vallois à 320 000 francs, se rapproche, quant à lui, de certaines créations de Max Ernst. “C’est un objet étonnant et amusant, qui témoigne des talents d’architecte de Ruhlmann. J’apprécie beaucoup également la table à jeux modèle “Maeght”. C’est une pièce belle et unique. Le fait qu’elle n’ait pas été exposée avant la vente et que les reproductions du catalogue la montrent en position fermée expliquent que ce lot n’ait pas atteint un prix plus élevé (700 000 francs). Pierre Hebey l’a achetée chez Lilian Nassau, à New York. C’est une pièce qui n’a jamais été exposée et qui était donc mal connue.”

Pour Anne-Sophie Duval, la vente ne comprenait que cinq ou six pièces exceptionnelles, comme la table “Cla-Cla”, pleine de simplicité et de pureté, dans laquelle elle voit un condensé de Ruhlmann, la table “Lorcia”, “un exercice de style extraordinaire”, et les meuble dits “coffrets-fuseaux” en loupe d’amboine dorée, “élégants et raffinés”. La très grande rareté de ces meubles justifient ces enchères élevées, qui marquent également la concurrence accrue entre acheteurs, de plus en plus nombreux à convoiter les créations de Ruhlmann.

Dupré-Lafon au plus haut

Des meubles de Paul Dupré-Lafon (1900-1971) et Jules Leleu (1883-1961) ont été dispersés à la Galerie moderne à Bruxelles, le 19 octobre. Plusieurs de ces pièces, qui décoraient le château de Peutie, ont obtenu de très hautes enchères. Créations de Dupré-Lafon, un meuble d’appui pour hall à pans arrondis supportant six vantaux capitonnés de cuir rouge Hermès, recouvert d’une tablette de marbre, a été adjugé 9,8 millions de francs belges (environ 1,5 million de francs français), un ensemble de meubles de chambre à coucher – meuble à deux portes en acajou, paire de tables de chevet, grand lit de forme bateau – 4,5 millions de francs belges (720 000 francs français), tandis qu’un ensemble de salon formé de deux canapés et de deux tables carrées à double tablette se vendait 2 millions de francs belges, et une paire de fauteuils "clubs" capitonnés de cuir fauve 3,4 millions de francs belges. Un meuble d’appui de salle à manger, également signé Dupré-Lafon, qui avait été cédé 150 000 francs français il y a deux ans par Christian Boutonnet, a été adjugé 3,8 millions de francs belges, quadruplant ainsi son prix de départ. Une paire de fauteuils de Leleu capitonnés de tissu noir a fait 950 000 francs belges.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°93 du 19 novembre 1999, avec le titre suivant : Ruhlmann vu par ses marchands

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