Art contemporain

Rodney Graham ou la culture savante de la boucle

Par Manou Farine · L'ŒIL

Le 1 septembre 2003 - 859 mots

Rodney Graham manipule, dissimule avec une sincérité déconcertante. Une première et nécessaire rétrospective lui est consacrée à Marseille.

Alors qu’il tissait depuis vingt ans déjà une œuvre complexe et respectueusement révérée outre-Atlantique, ce n’est qu’en 1997, lors de la Biennale de Venise orchestrée par Germano
Celant, que Rodney Graham semble s’emparer véritablement du public européen. Le Canadien y confirme discrètement sa position de choix dans le cénacle des artistes estampillés intellectuels difficiles, aux côtés de Jeff Wall et Ian Wallace, robustes références auxquelles il est volontiers assimilé. Une autonomie finalement gagnée à la force d’un esprit aussi piquant que vigoureux qui aura jusqu’ici composé un itinéraire bien plus attachant et cocasse que ne le pronostique la sèche physionomie de son travail. Le film qu’il présentait donc à Venise, Vexation Island, déroulait une saynette absurde et répétitive, mettant en scène un Rodney Graham pirate naufragé sur une île déserte, avec cocotier, ciel bleu, costume et perroquet de rigueur. Structuré sur le mode de la boucle, le film montrait le pirate blessé à la tête, sans doute évanoui, bruyamment réveillé par l’oiseau, marchant vers le cocotier, heurté en plein front par une noix de coco, évanoui, réveillé par l’oiseau, etc. Vexation Island est bientôt suivi de deux autres courts-métrages suivant le même principe structurel. Une dynamique extensible à l’essentiel du travail polymorphe de Rodney Graham, où la boucle se comporte comme structure autant que comme forme, comme mouvement autarcique autant que comme infinie trajectoire. Un principe que les galeries contemporaines des musées de Marseille [mac] ont judicieusement su maintenir en pensant l’accrochage de cette première et nécessaire rétrospective consacrée en France à ce touche-à-tout déroutant. Dada postmoderne, farceur triste, performer distant, plasticien ardu, bricoleur caustique, savant lecteur, scribe attentif et musicien enthousiaste, Rodney Graham manipule, dissimule, avec une sincérité déconcertante. Cultivant davantage la contradiction que la dialectique, il confesse une admiration profonde pour le maître incontesté de la parenthèse et de la boucle, Raymond Roussel. En 1983, il remanie la nouvelle de Georg Büchner Lenz. Au cours des premières pages, l’expression « through the forest » apparaît deux fois. Graham dispose alors le second « through » à la fin d’une page de manière à se raccorder au premier « the forest » placé au début de la page suivante. La boucle est remise en route. Sans fin. Condamnant le héros à une éternelle et répétitive pérégrination. Encore. La procédure est complexe. Le phénomène obtenu beaucoup moins. Un décalage que l’on surprend dans nombre de ses dispositifs, avec un sens cultivé et élégant de l’absurde. Comme en témoigne la maquette Siesta Room in the Country bâtie en 2000 : un dispositif soigné, détaillé, sorte d’habitacle sophistiqué entouré d’un décor verdoyant minutieux. Le petit personnage figuré à l’intérieur peut y faire la sieste, profiter de la vue, et, en s’allongeant, bénéficier de la même vue inversée permise par le mécanisme de la camera obscura, principe récurrent dans l’œuvre de Graham. Une installation compliquée pour un résultat apparemment dérisoire. En amont des énigmes qu’il jette à l’œil et à l’esprit du spectateur, Rodney Graham multiplie ainsi les procédés d’investigation, anecdotes et autres notices noyées de détails et procédures, au point qu’on peut le soupçonner de n’y accorder que peu d’importance. Parties intégrantes de l’objet exposé, les commentaires ajoutés par Graham ne font finalement que pointer une procédure et une tension extravagante générée par l’empilement vertigineux et méthodique de références. Melville, Freud, Roussel, de Saussure, Hitchcock, archétypes de la modernité font ainsi les frais critiques et admiratifs de ses réinterprétations. Il les livre au public pour mieux les y dérober, enfermant par exemple un volume de Freud ou de Lewis dans de distingués écrins, convertissant le livre en ready-made inaccessible et désacralisant au passage leurs auteurs. Ainsi Rodney Graham tricote-t-il et détricote-t-il avec finesse et érudition les archétypes de la culture, savante ou populaire, parodiant perception et représentation, conscience et inconscience, se souciant autant qu’il s’en méfie du réel. Graham porte finalement à son ultime point de tension la réflexion sur l’expérience individuelle. La sienne autant que celle du spectateur auquel ses pièces, méthodiquement, résistent avec une délicieuse malice. Et alors qu’il emprunte ces dernières années des chemins plus directs, l’éternel jeune homme renoue avec ses premières amours : la musique. Fan du gros bruit punk à la fin des années 1970, mais aussi de Syd Barrett et Bob Dylan, c’est aux côtés de Jeff Wall, Frank Johnson et Ian Wallace qu’il monte son premier groupe, UJ3RK5. L’élan est de courte durée. Mais l’enthousiasme finit par le reprendre. Revoilà la boucle. Et celui qui rêve d’être « une rock star qui fait de la peinture, comme Ronnie Wood et David Bowie » produit désormais avec son groupe de fantasques et rares concerts, affichant toujours cette solide et savante assurance que masque une modestie inquiète. Ou peut-être l’inverse. Rodney Graham compose finalement, avec une discrète et redoutable intelligence, l’un des parcours artistiques les plus inspirés, les plus critiques et les plus attentifs de sa génération. Rien de moins.

« Rodney Graham », MARSEILLE (13), [mac] galeries contemporaines des musées de Marseille, 69 avenue de Haïfa, VIIIe, tel. 04 91 25 01 07, jusqu’au 5 octobre.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°550 du 1 septembre 2003, avec le titre suivant : Rodney Graham ou la culture savante de la boucle

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