Pierre Huyghe - Explorateur aux frontières du réel

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 18 septembre 2013 - 2030 mots

Exposé dans le monde entier, l’artiste français qui a changé « le cours du cinéma et de la vidéo » revient à Paris pour une rétrospective très attendue.

Fin du mois de juin, Café Beaubourg. L’été tarde à venir. Il ne fait pas vraiment beau. J’ai rendez-vous avec Pierre Huyghe. Au moment où j’arrive, il est assis dehors et fume une cigarette face au Centre Pompidou qui lui consacre cet automne sa première exposition à caractère rétrospectif. Treize ans que je ne l’avais revu, depuis la présentation de Third Memory à la Galerie 3. L’homme n’a guère changé si ce n’est qu’il porte une barbe courte qui lui confère l’allure d’un acteur de cinéma ou d’un metteur en scène, style Godard ou Spielberg. Ce que confortent les verres fumés de ses lunettes, à la différence de son tee-shirt. Le temps qu’il finisse sa clope, nous voilà installés à l’étage dans un coin tranquille et retiré.

Pierre Huyghe est quelqu’un de posé dont le curriculum vitae en dit long sur sa reconnaissance internationale. Son travail sur et avec l’image, qui prend forme dans la mise en œuvre de dispositifs divers et variés mettant en jeu des questions d’écriture et de langage, a été récompensé à plusieurs reprises. Prix spécial du jury de la 49e Biennale de Venise en 2001, alors qu’il y représentait la France, il a été l’année suivante le premier lauréat français du prix Hugo Boss attribué par le Musée Guggenheim. En 2010, il se voit décerner le prix Smithsonian de l’artiste contemporain de l’année, le jury tenant à le féliciter pour l’ensemble de sa carrière dont certaines œuvres « ont changé le cours du cinéma et de la vidéo contemporains ». Enfin, cette année, Huyghe a reçu le prix Roswitha Haftmann, à Zurich.

Si d’autres pourraient avoir la grosse tête, ce n’est pas son cas. D’autant que l’artiste développe depuis quelques années une philosophie fondée bien plus sur la recherche d’une certaine distance par rapport au monde de l’art que sur la volonté d’être dans la pleine lumière. Question de maturité ? « Peut-être, dit-il du bout des lèvres. Mais cette maturité, elle est plus dans la pratique que dans des questions de représentation ou de reconnaissance. Au fil du temps, on s’interroge sur ce qu’est la présence, comment l’intensifier plutôt que la multiplier. » De fait, on ne peut pas dire qu’on ait vu souvent Pierre Huyghe ces derniers temps. Non seulement il s’est installé à New York, mais son travail même exige beaucoup de temps. Il dit avoir quitté Paris parce qu’en France, « [il] n’arrivai[t] plus à penser » et qu’à New York, « il y a quelque chose de direct, d’immédiat [qu’il] aime énormément et qui est dû au fait que c’est une ville d’immigrés », bref qu’« il y a une vitalité » qu’il ne trouve pas ailleurs.

« Je n’écris pas d’histoire et je n’écris pas de fiction »
Né à Paris en 1962, Pierre Huyghe y a fait ses gammes artistiques à l’École supérieure des arts décoratifs dont il est sorti, diplôme en poche, en 1985. Cofondateur du collectif « Les frères Ripoulin », il en a partagé l’aventure critique, voire rebelle, pour tracer rapidement son propre chemin. Artiste polymorphe, Huyghe mêle films, vidéos, sons et performances aussi bien que dessins, projets, sculptures et autres objets à l’ordre d’une réflexion ouverte, curieux de redéfinir le statut de l’œuvre et le format de l’exposition pour leur donner des formes nouvelles et attester de leur qualité fondamentalement organique. La critique d’art australienne Amelia Barikin, qui a publié en 2012 Parallel Presents. The Art of Pierre Huyghe, salue chez lui « l’extraordinaire travail qu’il a réalisé autour de la question de la temporalité ». Journal, voyage, calendrier, « situation live », l’art de Pierre Huyghe est requis par les concepts de présence et de vitalité. « Je m’intéresse plutôt à des mécaniques, à des systèmes… Comment certaines choses mises en coprésence s’affectent, et c’est l’écriture de cette coprésence que j’essaie de construire… »

À ce propos et au regard de toute une production qui a fait sa réputation – tels Dubbing (1996), Sleeptalking (1998) ou No Ghost Just a Shell (2001), se réappropriant avec Philippe Parreno, que l’on verra lui aussi bientôt à Paris, le personnage virtuel d’Ann Lee, héroïne de manga japonais –, Pierre Huyghe se défend de faire des fictions. Aussi, soucieux d’éradiquer tout malentendu, il s’applique à mettre les points sur les « i » : « Je n’écris pas d’histoire et je n’écris pas de fiction… Très souvent, ma matière première a été une matière écrite, une matière construite, une matière fictionnelle, mais ce n’est pas parce que j’utilise celle-ci que j’écris des histoires ou que j’écris des fictions… Comme Borges peut l’avoir fait, ça m’intéresse de prendre cette matière fictionnelle, mais je l’utilise de façon plutôt factuelle que de toute autre manière… Ce qui m’intéresse, c’est de construire des situations qui existent dans le réel… » Dialectiquement parlant, Pierre Huyghe use de la répétition, pèse chacun des mots qu’il utilise, marque un temps d’arrêt à la fin de chacune de ses phrases : une façon de bien se faire comprendre de son interlocuteur. Le ton est calme, parfois amusé, toujours plaisant.

Les modèles, les clichés, deux ennemis de pierre huyghe
S’agissant de l’exposition du Centre Pompidou, il dit l’avoir pensée avec cette volonté de montrer des choses qui sont encore en usage, pour lui, aujourd’hui. Un peu comme des outils qui lui ont permis de faire ce qu’il a fait récemment et qui pourront potentiellement lui servir dans le futur. Il a tenu par exemple à y présenter un film qu’il avait fait quand il avait 23 ans, une sorte de road movie en Super-8 réalisé au cours de voyages à travers différents pays et différentes villes. « Il y a là des récurrences dans la façon dont je cadre ou dont je me saisis de certains éléments qui sont étonnamment présentes dans certaines choses que j’ai faites au cours de ces dernières années. » Il dit cela comme s’il ne s’en était pas rendu compte, content de constater a posteriori une telle pertinence dans son travail.

Rien de surprenant en réalité, parce que ce qui caractérise ce dernier, c’est le mouvement, un mouvement interne qui procède d’une recherche permanente. Recherche et création sont chez lui intimement liées. « Je n’arrive pas à les voir comme deux entités qui s’opposent. En cherchant des choses spécifiques, ça me fait dériver sur d’autres choses que je ne connaissais pas. » Ainsi se développe son travail, sur un mode quasi autarcique. Cette idée de mouvement prend à Beaubourg la forme d’un écoulement, non qu’il y ait un parcours particulier, ni de hiérarchie entre les éléments mis en présence, mais ceux-ci constituent un ensemble de figures entre lesquelles il se passe quelque chose. « Je dis “figures”, précise Pierre Huyghe, parce que le musée a une tendance naturelle à transformer quelque chose qui est indéterminé et à essayer de le réifier en figure. »

Le propos de l’artiste est précisément de questionner toutes ces données qui participent à définir les concepts d’exposition, d’œuvres, d’auteur et de spectateur. « Je me concentre sur quelque chose qui n’est pas joué, mais qui existe en soi. Je cherche non à définir la relation entre les sujets, mais à inventer les conditions qui peuvent déboucher sur la porosité, l’écoulement et l’indéterminé. » Sans crainte de se répéter, comme pour s’en persuader sans doute aussi, il poursuit : « Ce qui m’intéresse, c’est intensifier la présence, lui trouver sa propre présentation, sa propre apparence et sa vie propre, plutôt que la soumettre à des modèles préétablis. » Les modèles, les clichés, voilà les ennemis. Parce qu’il ne veut pas que l’œuvre soit prise au piège d’une destination figée, Pierre Huyghe se tient à distance de la question de sa réception. De son adresse. Quand on l’interroge sur ce qu’il attend du spectateur sur son travail et, inversement, sur ce que celui-ci peut en attendre, la réponse est si lapidaire qu’elle déroute. « Moi, je n’attends rien. Voilà plusieurs années que cette question ne m’intéresse plus. J’expose moins quelque chose au regardeur que je n’expose le regardeur à quelque chose. » Voilà qui est dit et, comme pour conclure, il ajoute, toujours en prenant soin d’user de mots justes : « J’essaie aujourd’hui de faire des choses qui peuvent exister en dehors, grandir et continuer à changer, qui soient indifférentes à toute idée de public et au moment même de leur exposition… Mon travail n’a pas à se soucier des regards portés sur lui… » Ce que dit ailleurs à son propos, en d’autres mots, Bénédicte Ramade [collaboratrice de L’œil] : « On pourrait presque affirmer que l’artiste français Pierre Huyghe n’existe pas, tant il se plaît à disparaître derrière son travail, et à faire disparaître ce dernier derrière les processus de fictionnalisation qu’il génère et développe. »

De la banquise antarctique au gazon de Central Park
On peut alors se demander à quelles sources l’artiste puise de telles pensées. C’est affaire de maturité, certes, comme il l’a dit, mais sans doute aussi de lectures. Celle qu’il a faite, par exemple, de l’ouvrage de Quentin Meillassoux, Après la finitude (2006), dans lequel cet auteur affirme que nous ne pouvons pas penser les choses de façon absolue, mais toujours relativement aux conditions de la donation de l’objet dans une conscience présente. La lecture aussi de La Vie sensible (2010) d’Emanuele Coccia, un essai sur les rapports de la sensibilité dont nous sommes pétris et de la philosophie qui nous invite à nous en détourner. Autant d’ouvrages qu’il cite avec discrétion, mais dont on sent bien qu’ils l’ont fortement marqué.

À l’instar du voyage qu’il a fait en 2005 dans l’Antarctique à la recherche d’une île inconnue, née de la fonte de la banquise et d’une rumeur voulant qu’une créature unique l’habite, chacune des œuvres de Pierre Huyghe est en fait affaire d’exploration. Une exploration en solitaire, cela s’entend, dans cette façon de liberté qui pousse l’explorateur à ne pas se soucier du qu’en-dira-t-on. « Il est temps d’être indifférent, abrupt, absurde… », revendique l’artiste. C’est dire si la question du risque ne l’effleure pas. « Le risque n’est que la vie, il n’y a que des accidents, il n’y a que de l’incertain, il n’y a que des choses du contingent, de l’indéterminé. C’est ça qui est la vitalité, la vie, le vivant. » Dans un entretien qu’il a donné à la revue Zéro Deux, à l’automne 2008, Nicolas Bourriaud soulignait cette qualité-là de l’artiste : « Les rapports qu’entretiennent les artistes contemporains à l’histoire de l’art s’effectuent aujourd’hui sous le signe du déplacement, par l’emploi de formes nomades ou par l’adoption de vocabulaires provenant de “l’Ailleurs”. Bref, le passé est toujours présent, pour peu qu’on accepte de s’y déplacer, comme Pierre Huyghe l’a fait en Antarctique. »

On comprend mieux pourquoi l’artiste affectionne de plus en plus les « situations live », comme celle qu’il a réalisée à Central Park, en 2006, A Journey That Wasn’t, suite à son voyage sur la banquise, faisant jouer à un orchestre symphonique la topographie de l’île recherchée, ou celle qu’il a conduite trois jours durant au Musée des arts et traditions populaires en 2010, The Host and the Cloud, laissant quinze acteurs réagir à différents stimuli en présence d’une cinquantaine de témoins.

Faire de l’exposition un organisme rendant sensibles toutes les connivences existantes entre des œuvres parfois distantes de plusieurs années, tel est aujourd’hui l’objet de la démarche de l’artiste. En témoignait sa prestation à la Documenta l’an passé, Untitled (2011-2012), Pierre Huyghe ayant déposé dans un lieu séparé, hors d’atteinte convenue du regard, tout un lot d’éléments provenant de différents moments de l’histoire : une situation imaginée comme un microcosme engendrant décomposition, germination et hybridation. Tout est toujours chez lui question de métamorphose.

« Pierre Huyghe »

du 25 septembre 2013 au 6 janvier 2014. Musée national d’art moderne – Centre Pompidou. Ouvert tous les jours, sauf le mardi, de 11 h à 21 h. Tarifs : 13 et 10 € ou 11 et 9 € selon périodes. Commissaire : Emma Lavigne. www.centrepompidou.fr

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°661 du 1 octobre 2013, avec le titre suivant : Pierre Huyghe - Explorateur aux frontières du réel

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