Philippe Decouflé : « Bienvenue à Decoufland »

Par Martine Robert · L'ŒIL

Le 18 mai 2012 - 2015 mots

Le maître de cérémonie des J.O. d’Albertville en 1992 ouvre ce mois-ci, à la Grande Halle de la Villette, l’exposition rétrospective de son travail.

Martine Robert : On parle beaucoup de vos créations dans la presse, mais on sait peu de choses de vous. Dans quel environnement avez-vous grandi ?
Philippe Decouflé : Je suis quelqu’un de discret, en effet. Et comme j’ai beaucoup de travail, que ce travail me passionne, je me concentre sur mes créations. J’ai grandi dans un milieu d’intellectuels de gauche. Mon père, André-Clément Decouflé, a écrit plusieurs ouvrages, sur la sociologie des révolutions, l’anticipation, la prospective. Ma mère, Lucile Decouflé, était rédactrice en chef du magazine La Forêt privée. Sa curiosité l’a incitée à m’éveiller à de nombreuses disciplines artistiques.

M.R. : C’est pour vous démarquer que vous n’êtes pas allé vers l’écriture ?
P.D. : J’ai souhaité aller sur un autre terrain. Enfant, j’ai fait du dessin, j’écoutais aussi beaucoup de musique et j’allais souvent voir des spectacles. Je me souviens des Frères Jacques, par exemple. J’étais fan de Jean-Christophe Averty. J’appréciais aussi les grandes comédies musicales américaines. J’adorais les bandes dessinées, Tex Avery, Franquin. Tout cela m’a nourri.

M.R. : Comment vous êtes-vous orienté finalement vers la danse ?
P.D. : Petit, je montais des spectacles dans ma chambre et des pièces à l’école. J’aimais aussi me déguiser, transformer les autres. J’ai commencé par suivre des stages d’expression corporelle, avec Isaac Alvarez. Et puis j’ai quitté le lycée, un BEPC en poche. Je suis alors entré à l’école du cirque d’Annie Fratellini. Je n’avais pas spécialement d’aptitudes physiques, j’étais juste souple. J’y ai appris à jongler, à marcher sur un fil, à me promener en monocycle. Et quand Marcel Marceau a ouvert son école de mime, je m’y suis inscrit. C’était une formation assez complète, on y faisait aussi du théâtre et de la danse. Puis j’ai eu la chance de travailler avec le maître américain Alwin Nikolais au Centre national de danse contemporaine d’Angers.

M.R. : Très vite, très jeune, vous montez une compagnie, pourquoi ?
P.D. : J’ai passé le concours de chorégraphie de Bagnolet en 1983, et je l’ai gagné. Il me fallait créer une association, je me suis entouré de copains. Au départ, je ne tenais pas spécialement à diriger, à manager, je voulais rester libre. D’ailleurs, j’ai continué à danser pour d’autres. Mais j’ai commencé à porter un regard critique, à vouloir faire par moi-même. Aujourd’hui, travailler en groupe est devenu mon plaisir. Je crée des familles, je monte des aventures, au gré des spectacles. J’ai fait cela toute ma vie. J’ai une bande de fidèles danseurs et techniciens ; pour autant, quand je ne travaille pas, j’ai besoin de solitude.

M.R. : Quelle est la signification du nom de votre compagnie, DCA ?
P.D. : Au départ, cela signifiait Decouflé et Compagnie Associés. Puis Diversité, Camaraderie, Agilité. En fait, nous changeons le sens de ces initiales régulièrement, en faisant référence chaque fois à des valeurs qui nous touchent, toujours avec une pointe de surréalisme aussi.

M.R. : Quel a été votre premier grand succès ?
P.D. : Codex a été mon premier vrai succès international, un spectacle inspiré d’une encyclopédie de la faune et de la flore imaginaire de Luigi Serafini, un chef-d’œuvre écrit pourtant dans une langue fictive. Le public est entré par la danse dans cet univers magique et drôle.

M.R. : Vous êtes-vous beaucoup épanoui en créant pour l’univers circassien ?
P.D. : Oui, j’ai conçu plusieurs hommages à cet univers, comme Triton, une danse improbable sur le cercle et le cirque, sur des souvenirs épars. Ou encore Cyrk 13, l’un des spectacles de fin d’année du Centre national des arts du cirque. Et j’ai collaboré avec le Cirque du Soleil, pour Iris. Après ma cérémonie d’ouverture des jeux Olympiques d’hiver d’Albertville en 1992, le Cirque du Soleil m’a approché pour une superproduction comme il sait en monter. Mais il a fallu attendre dix-sept ans pour que finalement le projet se concrétise avec un show permanent pour le Kodak Theatre de Los Angeles, cette salle où tous les ans est célébrée la cérémonie des Oscars. J’ai conservé l’empreinte caractéristique du cirque, mais j’ai rajouté mon esthétique, ma poésie, et créé un univers autour de l’invention du cinéma. J’avais toujours rêvé de monter de grands shows, sans en avoir les financements.

M.R. : Avoir été maître de cérémonies aux J.O., cela laisse quel souvenir ?
P.D. : J’ai aimé le degré de complexité de cette parade monumentale rassemblant des milliers de personnes, la débauche de costumes. J’ai eu l’impression d’écrire une symphonie. J’ai lancé cette mode des cérémonies d’ouverture ayant du caractère. Pour la Coupe du monde de rugby, j’ai pris le contre-pied de ces fresques spectaculaires, privilégiant un défilé populaire dans les rues de Saint-Denis, avec de nombreuses associations.

M.R. : Indépendant du système des centres chorégraphiques nationaux, vous êtes installé depuis 1993 à La Chaufferie à Saint-Denis, une usine réhabilitée. Comment avez-vous déniché ce Q.G. ?
P.D. : Nous cherchions un vaste local en banlieue, et Patrick Braouezec, alors maire de Saint-Denis, amateur de mes spectacles, nous a délivré ce bail symbolique avec la ville. Au début, nous montions un festival l’été à La Chaufferie, pour et avec les habitants. N’étant pas centre chorégraphique national, nous recevons relativement peu d’aides alors que nous figurons parmi les premières compagnies, avec le Ballet Preljocaj, par le nombre de nos tournées. Nous vivons de nos spectacles et de nos films, ce sont nos priorités.

M.R. : Dans ce monde élitiste de la danse, vous êtes populaire et fier de l’être ?
P.D. : J’aime désacraliser la danse. En faire un spectacle total qui navigue entre les disciplines : la danse bien sûr, mais autant que le cinéma, la B.D., la lumière, le cirque, la sculpture, la peinture, l’architecture… Je suis très sensible aux perceptions du public et je veux toucher des zones d’émotion proches de l’inconscient.

M.R. : D’ailleurs, vous excellez aussi dans le marketing avec la réalisation de clips et de films publicitaires salués, comme Polaroïd, Lion d’or à Venise. Qui vous a transmis ce virus du vidéaste ?
P. D. : Merce Cunningham m’a donné la fibre de la vidéo, parallèlement à sa formation technique de danseur. J’ai réalisé aussi des courts métrages pour le groupe New Order ou le P’tit Bal perdu sur la chanson de Bourvil, devenu le générique de l’émission « Des mots de minuit ».

M.R. : Dans Octopus, en tournée actuellement, il y a aussi des images projetées, votre marque de fabrique…
P.D. : Je suis parti d’un duo, une danseuse très blanche, un danseur noir. La musique donne une couleur très rock au ballet. J’ai voulu être dans l’érotisation des corps, montrer la diversité de la beauté. Puis j’ai ajouté d’autres scènes, travaillé sur la projection d’images, pour explorer les contrastes entre beauté du corps et laideur de certains sentiments. Une chorégraphie géométrique contre un sentiment confus, un corps à corps contre un sentiment destructeur.

M.R. : Comme Alwin Nikolais, vous avez souvent utilisé le costume pour métamorphoser les corps. Aujourd’hui, vous semblez au contraire dépouiller ces derniers…
P.D. : Depuis Triton, au début des années 1990, je me suis associé au costumier Philippe Guillotel, complice de plusieurs œuvres. Nous avons travaillé sur des costumes allongeant les membres des danseurs. Idem en 1989, pour le Bicentenaire de la Révolution : assistant de Jean-Paul Goude, j’ai organisé La Danse des sabots pour le défilé Bleu, Blanc, Goude. Et il y a eu la mise en scène de L’Autre Défilé à la Villette pour les Journées européennes du patrimoine en 2006, avec une déambulation de cent vingt amateurs dans des costumes extravagants de la Comédie-Française et de l’Opéra de Paris. Longtemps, j’ai rajouté à mes danseurs des bras, des jambes, imaginant des costumes qui entravaient leurs corps, enserrant ceux-ci dans des bulles, des cubes, etc. Au bout de quinze ans, j’avais envie d’utiliser les corps tels quels, en jouant sur la sensualité, comme dans la revue Désirs pour le Crazy Horse et le spectacle Octopus.

M.R. : Pas du genre à vous dégonfler, vous avez osé le strip-tease sur des scènes nationales. Avec succès ?
P.D. : Effectivement, j’avais souhaité travailler sur le strip-tease et imaginé un spectacle qui a tourné dans le réseau des scènes nationales. Mais ces lieux n’étaient pas appropriés, car l’esprit de Cœurs croisés était plutôt celui d’un cabaret. Quand le Crazy Horse m’a proposé de monter une chorégraphie érotique, Désirs, j’ai voulu relever le défi, c’était une sorte de fantasme.

M.R. : Qu’aimeriez-vous faire que vous n’ayez pas déjà réalisé ? P.D. : J’aimerais réaliser un film.
M.R. : Comment concevez-vous un spectacle ? P.D. : J’ai tous les arts à l’esprit et je puise mon inspiration dans la vie. La danse est une forme très libre au niveau de l’écriture. Je cherche une couleur, puis un esprit architectural. Je travaille comme un peintre abstrait, mélangeant les couleurs, les formes, dans l’espace. Mais un peintre en 3D, qui jouerait aussi avec la musique, avec le temps.

M.R. : Vous êtes l’invité de la Grande Halle de la Villette. Que voulez-vous montrer de vous ?
P.D. : J’ai navigué au cours de ma carrière entre petites formes et grandes parades. Avec le spectacle Panorama, je revisite l’histoire de ma compagnie, en piochant des séquences de chorégraphies connues comme Shazam ! ou d’œuvres de jeunesse telle Vague Café. C’est un « best of » de ma danse, à la manière de plages que l’on sélectionne sur un disque. Mais pour ne pas regretter les interprètes d’origine, j’ai opéré une relecture. Dans la pièce Solo, je livre des fragments d’existence et de sensations, avec un festival de caméras et d’écrans, qui « kaléidoscopent » le corps jusqu’à l’infini. Enfin, Opticon réunit des installations interactives, des jeux d’optique. Avec mes camarades coconcepteurs, nous avons inventé des procédés optiques permettant de créer de l’art à partir du mouvement. Vous pénétrez nos installations et cela génère des images. Le spectateur devient acteur. Bienvenue à Decoufland ! J’aimerais vendre tout ou partie de ces œuvres à un musée d’art contemporain.

M.R. : Vous lancez-vous dans l’art contemporain ?
P.D. : Avec Opticon, on est à mi-chemin entre l’art contemporain et une expérience de vie, optique et ludique. Nous investissons la Grande Halle avec ces installations et une exposition rétrospective, où l’on pourra voir des maquettes, des dessins préparatoires, des photos, des costumes, des accessoires, et une série de collages réalisés à Montréal et à Los Angeles, lorsque je travaillais pour le Cirque du Soleil. J’ai utilisé des journaux et redessiné dessus : c’est une activité solitaire, sans règle, proche de l’Art brut.
 

Biographie

1961
Naissance à Paris.

1982
Première création chorégraphique : Duo.

1983
Il crée sa compagnie DCA qui s’installe à Saint-Denis en 1993.

1990
Il reçoit le Lion d’or à Venise pour le film publicitaire Kodak.

1992
Mise en scène de la cérémonie d’ouverture des J.O. d’Albertville.

1997-1998
Cérémonie d’ouverture du 50e Festival de Cannes, le film Abracadabra et le spectacle Shazam !

2009
Il signe la revue Désirs du Crazy Horse.

2010
Création d’Octopus en résidence au Théâtre national de Bretagne.

 

À la Villette, une exposition optique et hallucinatoire

Pour sa carte blanche à la Villette, Philippe Decouflé propose une création, Panorama, une reprise de Solo ainsi qu’une exposition intitulée Opticon. Nom à l’étymologie étrange – dans le vocabulaire du chorégraphe, hop ! signifie geste et ticonis signifie impossible – l’expérience transforme le visiteur en acteur du monde hallucinatoire de la Compagnie DCA. Des années de créations scéniques ont engendré des centaines de trucages pour effets d’optique, digne du cinéma de Méliès. Le visiteur est invité à manipuler ces machines délirantes installées dans la Grande Halle: l’Hexaboîte, le Kaléidoscope géant ou le jeu de miroirs au curieux nom de « Plasma japonais ». L’envers du décor est aussi à découvrir à travers la rétrospective des dessins, des esquisses et des croquis du chorégraphe qui déroule trente ans de création. Jusqu’au 15 juillet 2012, à la Grande Halle de la Villette, Paris 19e.

« Octopus », la tournée :
- Les 9 et 10 mai au Theater de Bonn, Allemagne – 2 représentations

- Les 8 et 9 septembre à Montevideo, Uruguay – 2 représentations

- Du 21 au 23 septembre au Teatro Alfa à Sao Paulo, Brésil – 3 représentations

- Du 12 au 14 octobre au Festival Internacional Cervantino à Guanajuato, Mexique – 3 représentations

- Du 1er au 2 novembre au Theater im Pfazelbau à Ludwigshafen, Allemagne

- Du 29 au 30 novembre à La Comète à Châlons-en-Champagne –2 représentations

- Du 6 au 18 décembre au Théâtre national de Chaillot à Paris(Le 19 décembre : concert de Nosfell et Pierre Le Bourgeois)
 

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°647 du 1 juin 2012, avec le titre suivant : Philippe Decouflé : «Bienvenue à Decoufland»

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