Performances...

Klein, promoteur de l'immatériel

Par Manou Farine · L'ŒIL

Le 1 octobre 2006 - 1317 mots

« L’organisateur belge de cette exposition me demande alors où se trouve mon œuvre. Je réponds : là. Là où je parle… » Klein a su mieux que quiconque communiquer autour de ses happenings.

«Pulvérisateur des données établies, architecte génial, grand maître et très beau mégalomane […] un grand poète, très riche, concentré, absolument fréquentable, aéré, percutant et vraiment vivant », écrivait en 1967 Jean Tinguely, l’ami.
Apprenti sorcier exalté, communicant virtuose et provocateur, pionnier génial ou mégalomane instable, Yves Klein aura généré autant de méfiance que d’enthousiasme le temps de son bref parcours d’artiste. Reste une œuvre complexe, largement commentée et clarifiée une nouvelle fois à Beaubourg. Reste encore un sens novateur et accompli de la mise en scène publique au service d’une œuvre profondément occupée à redéfinir une nouvelle mystique de la peinture.

Un mariage happening réglé comme du papier à musique
Le talent de « performeur » de Klein, son obstination à vouloir confondre sa vie et son œuvre ont largement contribué à cet ambigu succès. De 1956 à 1962, Yves Klein a pris soin de mettre minutieusement en scène happenings et vernissages d’expositions, du lâcher de mille et un ballons dans le ciel de Paris en 1957 jusqu’à son propre mariage avec Rotraut Uecker, le 21 janvier 1962 en l’église parisienne Saint-Nicolas-des-Champs.
L’artiste en avait ritualisé la cérémonie à la virgule près. Frappé aux armes de Klein, le carton d’invitation conviait à une liturgie spectaculaire qu’accompagnait la Symphonie Monoton-Silence, conçue par le promis. Klein, vêtu en chevalier de l’Ordre de Saint-Sébastien – dont il était membre –, elle, couronnée d’un diadème bleu IKB, les jeunes époux avaient même prolongé la noce à la Coupole où l’on avait servi des cocktails (forcément) bleus aux invités.
Si cette action et les précédentes cultivent l’efficacité promotionnelle, elles impliquent un public désormais actif et partagent la volonté ardente de repousser la matérialité de l’œuvre. Voilà le tableau discrédité ; l’œuvre possiblement expulsée du musée ou de la galerie, gagnant des espaces infinis.
Yves Klein va même se passer du visible pour lui préférer une imprégnation directe par « zones de sensibilité picturale interposées ». Il le fera savoir. Il le fera expérimenter. Et, pour un peintre nourri de lectures ésotériques, la cérémonie, le rituel, la mise en scène devant assistance viennent à point.

En 1958, l’artiste réussit à exposer le vide chez Iris Clert
En mai 1957, l’artiste organise une double exposition parisienne. Elle se partage entre la petite galerie d’Iris Clert et celle de Colette Allendy. Chez la première il présente des monochromes bleus et, le soir du vernissage, célèbre l’avènement de l’époque bleue par un lâcher de mille et un ballons bleus dans le ciel de Paris, ce que Klein qualifiera de « sculpture aérostatique ». Légère, immatérielle. De la terre vers le ciel.
Chez Colette Allendy, une salle est laissée vide, suggérant de transmettre « la sensibilité picturale à l’état de matière première ». De tels événements en plus d’une théâtralisation voulue de l’exposition engagent Klein vers un débordement intensif du monde matériel. Il s’agit d’accorder de nouveaux critères à la peinture.
Ce premier essai est bientôt suivi de l’exposition emblématique du « Vide », en avril 1958 chez Iris Clert. Klein y franchit une étape supplémentaire. Pour son ouverture, l’artiste prévoit encore des actions publiques pour libérer et communiquer les forces élémentaires exprimées par sa peinture. Il prévoit l’éclairage en bleu de l’Obélisque de la Concorde – que le préfet de Paris ne lui accordera pas. Klein orchestre une hardiesse d’ampleur : il peint les murs en blanc lumineux, teinte les fenêtres de bleu et retire radicalement tout le mobilier de la galerie.

Le grand saut dans le bain de la communication
Qu’en est-il du public ? Les invités (très excités et au nombre de trois mille dit-on) présents à ce vernissage nimbé de mystère partagent l’expérience transcendante de l’artiste. Ils participent. Communient. Témoignent d’un temps et d’un espace. Et célèbrent en commun une nouvelle étape qui sonne comme une promesse : « […] il n’y a à présent plus d’intermédiaire », écrit Klein. La peinture n’est plus seulement une affaire visuelle et la réalité orchestrée par le démiurge s’offre tout entière comme expérience artistique.
Mais l’immatériel n’est pas le vide. Loin s’en faut. L’exposition chez Iris Clert en fait la démonstration. Rien n’est moins vide que ce vide-là, rempli de la présence immatérielle de la peinture. Le vide, c’est encore une autre affaire.
La célèbre photographie de Klein se jetant dans le vide, bras écartés, menton en l’air dans une petite ruelle de la banlieue parisienne, ne fut évidemment pas publique. La mise en scène des préoccupations artistiques de l’artiste entrant littéralement dans l’espace sera photographiée par Harry Shunk en octobre 1960.
Klein témoigne à nouveau de son ardeur à communiquer, tout en enrichissant l’élaboration de critères artistiques. Il crée le Journal d’un jour, plaçant en une la photographie de l’artiste en vol associé à quelques textes défendant ses idées. S’inspirant du Journal du dimanche, le numéro unique est largement distribué par son propre réseau, parfois même mis en vente en kiosques ! Une trouvaille médiatique décisive, qui fera rondement circuler l’information et l’extraordinaire photographie, projetées dans l’espace public avec une efficacité et une radicalité inédites.

Les zones d’immatérialité se monnayent à prix d’or
D’autres performances publiques auront lieu, parmi lesquelles sa conférence donnée à la Sorbonne en juin 1959 ou la séance publique en mars 1960 de célè­bres Anthropométries.
Mais ce sont sans nul doute les zones de sensibilité picturale immatérielles qui pousseront dans ses retranchements les plus radicaux sa logique d’immatérialisation. Logique amorcée bien sûr devant assistance : en mars 1959, déjà couronné de succès, Yves Klein est invité à Anvers à participer à l’exposition collective, « Vision in Motion ». Il accep­te, mais n’adresse aucune œuvre.
Le soir du vernissage, Yves Klein prend place dans l’espace prévu pour l’artiste. Il s’y poste et récite seulement, à très haute voix, ces mots empruntés au philosophe Gaston Bachelard : « D’abord il n’y a rien, ensuite il y a un rien profond, puis une profondeur bleue. » Et Klein de commenter non sans satisfaction : « L’organisateur belge de cette exposition me demande alors où se trouve mon œuvre. Je réponds : là. Là où je parle en ce moment… »
Première étape publique. Suit la mise en place d’une procédure, sorte de transaction ritualisée : « Un kilo d’or, un lingot pur d’un kilo me suffira » exige alors Klein pour tarifer l’œuvre « immatérielle » d’un soir. Tour de passe-passe qui amorce ce qu’il nommera les « zones de sensibilité picturale immatérielle » qu’il cédera désormais contre de l’or selon un protocole cérémoniel précis, toujours photo-documenté et devant témoin.
Alors que les actions de Mathieu font fureur à Paris, que Kaprow élabore les fondements du happening, Klein se pose au même moment en pionnier de l’ère qui s’ouvre, vers un art qui refuse désormais la forme figée et normative. L’instigateur de la révolution bleue aura intuitivement senti tout cela. Procédures, interlocuteurs et critères se renouvellent avec Klein qui sera l’un des premiers artistes modernes à exposer à échelle internationale avant de gagner précipitamment sa place dans les livres d’histoire de l’art aux côtés des nouveaux réalistes, de l’art conceptuel
ou du body art, dans des versions (très) élargies.

Autour de l’exposition

Informations pratiques « Yves Klein, corps, couleur, immatériel » se tient du 5 octobre au 5 février 2007 au Centre Pompidou. L’exposition est ouverte tous les jours sauf le mardi de 11 h à 21 h, nocturne le jeudi jusqu’à 23 h Tarifs : 10 €/8 €. Centre Pompidou, Paris Ive, tél. 01 44 78 12 33, www.centrepompidou.fr Le parcours de l’exposition propose la diffusion de courts métrages et autres documents d’archives pour mieux appréhender la démarche immatérielle d’Yves Klein : performances, expositions du vide, travail avec le feu et collaboration avec ses modèles, les « femmes pinceaux ».

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°584 du 1 octobre 2006, avec le titre suivant : Performances...

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