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Les 10 ans du Quai Branly

Musée du quai Branly, dix ans et la conquête d’un regard

Par Marie Zawisza · L'ŒIL

Le 23 mai 2016 - 2177 mots

PARIS

Voici dix ans que le Musée du quai Branly a rejoint le cercle des grands musées. Mais si tous les yeux se tournent aujourd’hui vers les arts premiers, le temps où ils étaient tenus pour des productions « sauvages » n’est pas si lointain. Trois objets du musée nous font revivre cette aventure du regard.

Il est là, en plein cœur de Paris. Il nous regarde d’un air grave, à travers la vitrine qui le protège. Dans une autre vie, il fut gardien d’une maison de chef, au bord du lac Sentani, en Papouasie-Nouvelle-Guinée. Aujourd’hui, il veille sur le Musée du quai Branly, qui fête son dixième anniversaire en juin 2016. Finie, l’époque où les fétiches étaient tenus pour barbares. À quelques pas de lui, une hache mystérieuse, constituée d’un disque de jade et rapportée de Nouvelle-Calédonie au XVIIIe siècle, émerveille le visiteur. Plus loin encore, un « fétiche » africain suscite l’admiration pour une culture qu’on a longtemps crue sans histoire. Par leur présence, dans un écrin architectural conçu par Jean Nouvel à deux pas de la Seine, ces pièces témoignent de l’évolution de notre regard sur les arts premiers depuis les voyages des premiers explorateurs. Prêts pour un voyage dans l’espace et dans le temps ? En route !

La Hache ostensoir kanake
Nouvelle-Calédonie, printemps 1793. L’amiral Antoine Bruny d’Entrecasteaux reçoit un curieux cadeau de la part d’un chef local. Structure en bois, coquillage, graines et fibres végétales et… poils de chauve-souris : c’est le manche de la hache qu’il tient dans ses mains, soutenant une lame circulaire, pierre de jade translucide [ill. 5]. Quoi de plus exotique pour un Européen d’alors ? Et sur cette grande île océanienne du bout du monde, sans doute l’amiral a-t-il vu cet objet brandi au cours de rites étranges destinés à favoriser la pluie… Conservé au sein d’un grand lignage, ce type de pièces faisait l’objet d’échanges entre chefferies. « Sans doute cette “hache ostensoir” a-t-elle été donnée aux Français en échange d’une hache en fer ou d’un sabre », avance Emmanuel Kasarhérou, adjoint au directeur du département du patrimoine et des collections du Musée du quai Branly et spécialiste de la culture kanake. Parce qu’elle évoque aux yeux des Européens l’ostensoir servant dans le culte catholique à la monstration de l’hostie, on lui donne en effet la dénomination de « hache ostensoir »… qui ne le quittera plus. « Du reste, cette analogie n’est pas sans fondement : l’objet évoque la lumière céleste, comme celle du Christ, et a pour fonction de mettre en relation celui qui le tient avec une puissance qui le dépasse », observe Emmanuel Kasarhérou.
La mystérieuse pièce fait ainsi partie de ces « curiosités » qui arrivaient en Europe au XVIIIe siècle, témoignant de l’exotisme de l’existence des contrées visitées par les explorateurs. L’amiral d’Entrecasteaux fait donc partie de ces derniers. Il a embarqué à bord de son vaisseau pour partir à la recherche de La Pérouse, disparu en mer cinq années auparavant, au cours d’une expédition impulsée par Louis XVI pour appréhender l’océan Pacifique [ill. 2]. En 1768, le Britannique James Cook était parti explorer le Pacifique, pour vérifier existence d’un continent austral, censé rééquilibrer les terres du continent euro-asiatique. Il était ainsi devenu le premier Européen à mettre un pied en Nouvelle-Calédonie, et le Français La Pérouse avait pour mission d’enrichir cette expédition. « Quand ils abordent des terres, les membres d’une expédition dessinent les côtes, décrivent les habitants et leur “état de civilisation” et collectent des objets, qui intégreront le cabinet royal ou un cabinet de curiosités princier », explique Emmanuel Kasarhérou. Dans les années 1980, l’ethnologue Roger Boulay reconnaît ainsi cet objet dans un dessin de Piron, embarqué à bord d’une des frégates royales d’Entrecasteaux : c’est alors qu’on a pu élucider les circonstances de sa collecte.
Que devint-il ensuite ? On l’ignore. Toujours est-il que cette hache ostensoir fait partie du petit contingent d’objets qui rentrent au Musée du Trocadéro au moment de sa création, en 1878 : il est l’un des premiers objets océaniens des collections nationales. Le développement colonial attise alors la curiosité des Européens pour des civilisations tenues pour « sauvages » – terme qui désigne alors les populations indigènes africaines et australes. Dans la lignée de ce musée d’ethnologie fondé à la suite de l’Exposition universelle de 1878 et avec ses collections, sera fondé le Musée de l’homme en 1937, où l’on retrouve notre hache ostensoir. Ce nouveau lieu témoigne d’une volonté de mieux appréhender scientifiquement le monde : « Dès le XIXe siècle, les archéologues, qui exhument des pierres vertes en Bretagne, se questionnent sur des liens possibles avec les pierres kanakes, comme celle de la hache ostensoir… Peu à peu, il ne s’agit plus seulement de montrer la diversité du monde, mais de classer », observe Emmanuel Kasarhérou.

La Figure d’homme du lac Sentani
Mais entre-temps, en 1889, dans le champ des arts plastiques, coup de tonnerre. Lors de l’Exposition universelle pour laquelle la tour Eiffel a été construite, Paul Gauguin et Vincent Van Gogh s’éprennent des statuettes grossièrement sculptées dans le bois et l’ivoire par des « sauvages » – au point que deux ans plus tard, Gauguin réalise le geste de rupture ultime en prenant le large vers la Polynésie. À sa suite, pour inventer des formes nouvelles, dans leur émulation et leur course à la révolution la plus radicale, les artistes d’avant-gardes du début du XXe siècle se passionnent pour les arts « primitifs », c’est-à-dire en marge des formes artistiques occidentales, issues de l’Antiquité et de la Renaissance.
En 1907, Picasso sort bouleversé du Musée du Trocadéro. « Une odeur de moisi et d’abandon m’a saisi à la gorge. Mais je me suis forcé à rester, à examiner ces masques, tous ces objets que des hommes avaient exécutés dans un dessein sacré, magique, pour qu’ils servent d’intermédiaires entre eux et les forces inconnues, hostiles, qui les entouraient, tâchant ainsi de surmonter leur frayeur en leur donnant couleur et forme », raconte-t-il un jour à sa maîtresse Françoise Gilot. Dans son atelier du Bateau-Lavoir, il compose la même année, avec fièvre, une toile qui fera scandale et fondera le cubisme : Les Demoiselles d’Avignon. « J’ai compris pourquoi j’étais peintre. Tout seul, dans ce musée affreux, avec des masques, des poupées peaux-rouges, des mannequins poussiéreux. Les Demoiselles d’Avignon ont dû arriver ce jour-là », confiera-t-il à Malraux. À l’instar de Vlaminck, Derain ou Matisse, il collectionne masques et fétiches, qui peuplent désormais son atelier. En 1919, Paul Guillaume, marchand des avant-gardes, ose exposer dans sa galerie des objets d’Afrique et d’Océanie. Un marché est né.
C’est ainsi que dix ans plus tard, un jeune homme désargenté quitte Paris pour la Nouvelle-Guinée. Son nom ? Jacques Viot. Il a convaincu le marchand parisien Pierre Loeb, qui soutient les surréalistes, de lui signer un contrat aux termes duquel il doit lui rapporter des objets d’Océanie. « Si les arts d’Afrique et d’Océanie suscitaient déjà un intérêt, l’attrait pour l’art mélanésien, plus violent, plus sexué, émerge avec les surréalistes qui, autour d’André Breton, se passionnent pour les forces de l’inconscient et affranchissent la création du carcan de la raison », observe Emmanuel Kasarhérou. En Papouasie-Nouvelle-Guinée, donc, au bord du lac Sentani, Jacques Viot découvre une société, colonisée par les Hollandais, qui vient de se convertir au christianisme. Ainsi, il trouve, abandonnée, la figure masculine aujourd’hui abritée par le Musée du quai Branly [ill. 3]. Quelques années auparavant, cette figure remarquable apparaît, fière, sur une photographie de l’ethnologue Paul Wirz, qui travaille pour le Musée de Bâle… Et pourtant, en 1929, donc, Viot peut l’emporter sans aucune opposition des villageois. C’est ainsi qu’elle se retrouve à Paris sur le marché de l’art. On perd alors sa trace… jusqu’à ce qu’elle réapparaisse, en 2007, à la galerie Monbrison, et soit achetée par le Musée du quai Branly.

La Statue magique du Congo
Mais si l’élite porte sur les arts premiers un regard esthétique, le grand public, en cette première moitié du XXe siècle, ne suit pas encore. Ainsi, le grand fétiche africain, aujourd’hui au Musée du quai Branly et exposé tout récemment au Metropolitan Musem de New York, apparaît pour la première fois de façon attestée en 1931, au Musée des colonies, au service d’une forme de propagande coloniale [ill. 4]. « On ignore quand et comment il a été collecté. Mais il fait partie de ces objets que les Portugais détruisaient au XVIe siècle, tout comme les missionnaires au XIXe… quand ils ne les ramenaient pas en Europe, comme trophées de la victoire du christianisme : si les “sauvages” évangélisés les avaient abandonnés aux Européens, c’est qu’ils n’y tenaient plus », explique Hélène Joubert, conservatrice de l’unité patrimoniale Afrique au Musée du quai Branly. Et avec ses clous, sa tête massive, sa charge magique, cette sculpture répond à la soif d’exotisme – et de bonne conscience ? – des visiteurs du musée.
Bête de foire ? Pas pour longtemps. Avec sa taille imposante – près d’1,10 m – ce grand fétiche magique accueillera les visiteurs dans le hall du Musée des arts africains et océaniens. Le lieu, qui intègre les collections du Musée des colonies, ouvre en 1960, sous la houlette du ministre André Malraux. Sa vocation ? Montrer les chefs-d’œuvre des arts premiers – comme le Pavillon des sessions, au Louvre, depuis 2000. Une révolution. « Malraux, en transformant le Musée des colonies en musée des arts extraeuropéens transforme le statut des arts premiers : pour lui, ils ne s’inscrivent plus dans une histoire naturelle, mais relèvent bel et bien de l’art et de l’esthétique », explique Hélène Joubert.

Un musée de l’après 11-septembre
Et voilà qu’en 2006 ouvre le Musée du quai Branly. Créé dès 1996 sous l’impulsion du président Jacques Chirac – duquel le musée prendra bientôt le nom –, il est l’héritier des collections royales et cabinets de curiosités, qui ont constitué le fonds du Musée de l’homme, comme il est celui du Musée des arts africains et océaniens, fermé en 2003. Le grand fétiche bardé de clous retrouve ainsi la hache ostensoir kanake et, bientôt, la figure mélanésienne collectée par Jacques Viot, après sa réapparition sur le marché. Là, parmi des œuvres d’art aussi bien d’Océanie et d’Afrique que d’Asie et des Amériques, dans une architecture qui théâtralise les parcours, ces objets découvrent un nouveau regard posé sur eux. « Le Musée du quai Branly est arrivé au bon moment. Le monde ne s’est pas globalisé comme on le pensait dans les années 1970. C’est un musée de l’après 11-septembre, celui d’une époque où la question du rapport à l’autre est devenue essentielle. En cela, il répond à la démarche de Jacques Chirac, qui était moins de politique culturelle qu’internationale », commente Stéphane Martin, président du Musée du quai Branly.
De fait, depuis dix ans, le musée donne une résonance inégalée aux arts premiers. Ses expositions audacieuses et d’une grande diversité, dépassant largement le champ des arts premiers – « Tarzan », « Cheveux chéris », « Tatoueurs tatoués », etc. – brassent un public très large, dépassant le million de visiteurs par an. « Nos visiteurs ont souvent en commun de s’intéresser à la façon d’habiter la planète… Aujourd’hui, il est sans doute plus facile d’expliquer à un jeune le haka qu’une descente de croix », observe Stéphane Martin. Mais qu’en dirait l’amiral d’Entrecasteaux ? 

10 ans du Quai Branly : le programme

En juin, le Musée du quai Branly a concocté un programme spécial pour célébrer les dix ans de son inauguration, le 23 juin 2006.

Le Lièvre blanc d’Inaba et des Navajos

Le théâtre Claude Lévi-Strauss accueille le metteur en scène japonais Satoshi Miyagi, qui avait été le premier à s’y produire en 2006. Accompagné d’une troupe de 27 comédiens et musiciens, il y présente sa dernière création, Le Lièvre blanc d’Inaba et des Navajos. Le spectacle prend pour thème une hypothèse formulée par l’anthropologue Lévi-Strauss, celle d’une correspondance entre des récits originels japonais et amérindiens, de l’existence de mythes communs qui se seraient répandus il y a plus de 20 000 ans.

L'expo Jacques Chirac

Un hommage au « dialogue des cultures », qui constitue l’ADN même du musée et donne son nom à l’exposition qu’il dédie à Jacques Chirac. Deux cents œuvres issues de collections publiques et privées seront rassemblées pour mettre en lien le parcours de l’ancien président de la République et sa passion pour les arts extra-européens, notamment ceux de la culture japonaise. Présent à son inauguration, l’homme d’État avait été l’un des grands porteurs du projet du Quai Branly, et son nom devra être accolé à celui du musée à compter du 21 juin.

Le week-end des 25 et 26 juin Le week-end des 25 et 26 juin marquera le temps fort des festivités. Le musée ouvrira ses portes durant 30 heures sans interruption. De nombreuses activités seront proposées au public, dont des projections de films, des concerts, une conversation avec l’architecte Jean Nouvel ainsi que des rencontres avec des chercheurs et des conservateurs.

Toute la programmation sur: www.quaibranly.fr

Musée du quai Branly

37, quai Branly, Paris-7e. Musée ouvert du mardi au dimanche de 11 h à 19 h, nocturnes les jeudis, vendredis et samedis jusqu’à 21 h. Accès aux jardins les mêmes jours de 9 h 15 à 19 h 30 et jusqu’à 21 h 15 en nocturne. Fermé le lundi. Tarifs : 7 à 11 €.

www.quaibranly.fr

« Jacques Chirac ou le dialogue des cultures » Du 21 juin au 9 octobre 2016.

Musée du quai Branly, 37, quai Branly, Paris-7e. Du mardi au dimanche de 11 h à 19 h, nocturnes le jeudi, vendredi et samedi jusqu’à 21 h.

Tarifs : 9 et 7 €.

Commissaires : Jean-Jacques Aillagon et Guillaume Picon. www.quaibranly.fr

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°691 du 1 juin 2016, avec le titre suivant : Musée du quai Branly, dix ans et la conquête d’un regard

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