Italie

Montrez ces œuvres que je ne saurais voir : le musée de Naples rouvre son « cabinet obscène »

comportements sexuels du monde romain, estime Stefano De Caro, surintendant des biens culturels de Naples

Par Stefano De Caro · Le Journal des Arts

Le 12 mai 2000 - 2057 mots

Rien de tel que l’odeur du sexe pour stimuler la fréquentation des musées et piquer la curiosité des visiteurs. Au Musée archéologique de Naples, la collection d’objets à caractère érotique est de nouveau accessible au public pour le plus grand plaisir des « voyeurs ». Stefano De Caro, surintendant des biens culturels de Naples, rappelle qu’il n’en a pas toujours été ainsi dans l’histoire de ce Cabinet secret : liberté au XVIIIe, pruderie au siècle suivant, puis valse-hésitation face à ces « choses un peu obscènes », dont l’aspect scandaleux a souvent occulté l’intérêt historique. Nous publions de larges extraits du texte qu’il a rédigé pour le catalogue.

Dès le début des fouilles dans la région du Vésuve, des notes de travaux font état, avec un embarras mal dissimulé, de la découverte croissante de “choses un peu obscènes”, amulettes, lampes à huile, peintures et reliefs qui représentent explicitement, et souvent de façon caricaturale, des actes sexuels. Ces objets, d’abord exposés sans aucune censure aux visiteurs du Museum Herculanense di Portici, d’une part confirment la différence profonde, déjà connue des spécialistes en littérature ancienne, qui existe entre le point de vue des Antiques et des Modernes sur la sexualité, et d’autre part commençent à créer auprès du public moins avisé le mythe aussi faux que résistant d’une Pompéi lascive et corrompue. […]

En 1785, le peintre Philipp Hackert, conseiller artistique du roi Ferdinand IV, demande à l’architecte Pompeo Schiantarelli de prévoir dans le nouveau Museo agli Studi de Naples “quelques salles afin d’y accueillir le Priapisme et d’autres pièces exigeant une dépêche particulière pour les voir” dans la section des antiquités. En attendant la réalisation du nouveau musée napolitain, le conseil de Hackert est d’abord appliqué au Museo Ercolanese, à Portici, et, en 1794, pour la première fois, l’existence d’une salle réservée aux antiquités “obscènes”, la XVIII, accessible seulement sur demande et présentation d’un permis spécial, est documentée. La création tardive de cette salle montre qu’une telle nécessité ne s’est imposée que dans le climat plus circonspect qui a suivi la Révolution française. Pourtant, une fois cette salle créée, dont le Pan et la chèvre était l’attraction principale, “l’obscène archéologique”, catégorie fraîchement instituée, finit par absorber également les objets auparavant exposés librement dans d’autres salles, tel un fameux trépied orné de satyres ithyphalliques. Après le transfert des objets du Musée de Portici au Palazzo degli Studi, qui a duré des années, la collection est à nouveau exposée pendant un court laps de temps sans restriction particulière, jusqu’à la visite au musée, en février 1819, du prince héritier et futur roi François Ier avec sa femme Marie-Isabelle et leur fille Louise-Charlotte. Il suggère à cette occasion “qu’il aurait été chose bien faite d’enfermer tous les objets obscènes, quelle que soit leur matière, dans une pièce où seules les personnes d’âge mûr et aux mœurs reconnues auraient eu accès”. Aménagé au premier étage du musée, entre le Cabinet des verreries et celui des bijoux, l’ensemble est désigné comme le “Cabinet des objets obscènes”, puis en 1823, moins explicitement, “Cabinet des objets secrets”. Au moment de sa création, il contient, comme l’indique un guide de l’époque, cent deux “monuments infâmes de la licence humaine”[…]

Ce caractère secret, allié à l’abondance et à la variété réputées des objets “obscènes” de Pompéi, devient l’un des attraits spécifiques du musée napolitain. En 1822, seules vingt demandes de visite auprès du ministre compétent sont recensées, mais deux ans plus tard, on en compte trois cents ! Pour soulager les employés ministériels (aucun permis n’est jamais refusé), on fait même imprimer des formulaires d’autorisation, délivrés au nom du demandeur et souvent à celui de quatre accompagnateurs. Les autorisations sont demandées surtout par des nobles Européens, derniers épigones du Grand Tour, des diplomates, des archéologues et de nombreux artistes. D’après les archives, les Anglais et les Français arrivent en tête, suivis des Allemands, des Américains, des Autrichiens et des Russes, les Italiens étant finalement peu nombreux. […] En 1846, un trafic de faux permis, organisé par les gardiens du musée, est révélé au grand jour. Face à cet intérêt international croissant, l’irritation des Napolitains, plus conservateurs, monte et ceux-ci s’élèvent pour défendre l’honneur du royaume de Naples. […]

“Le sperme des pénis antiques”
En réalité, en raison de la diffusion littéraire et au-delà du milieu des archéologues, la réputation des antiquités pompéiennes, et par conséquent de la collection napolitaine, s’étend à toute l’Europe sous le signe d’un érotisme teinté d’animisme et d’exotisme. Après une visite à Pompéi, Flaubert écrit : “Je t’envoie les fleurs que j’ai cueillies dans un bordel sur la porte duquel se dressait un phallus en érection. Il y avait dans cette maison plus de fleurs que dans les autres. Peut-être que le sperme des pénis antiques, en tombant sur le sol, a fécondé la terre.”

[…] À l’époque des révolutions du XIXe siècle, la sexualité de l’Antiquité, déjà étendard (mineur) de la Révolution française, devient inévitablement le référent de la liberté moderne. Dans la vague des nouveautés introduites par le gouvernement des réformateurs que le roi est contraint d’accepter après les mouvements révolutionnaires de 1848, une commission pour la réforme de l’administration du Real Museo Borbonico est instituée. Avec l’encouragement des libéraux comme Giuseppe Fiorelli, la commission sollicite le ministère et le roi pour modérer la limitation de l’accès au cabinet et surtout pour l’ordonner selon les raisons de la science. Ainsi, le président de la commission fait observer que “le ministère, en donnant ses instructions à la commission, a dû suggérer non seulement d’ouvrir le Cabinet secret, mais aussi de discerner et d’exclure quelques objets ne pouvant pas être qualifiés d’obscènes, car à peine ithyphalliques. Le caractère ithyphallique est bien autre chose que le caractère phallique, ce dernier étant une représentation obscène, l’autre étant de la nature des amulettes…” Malgré l’ouverture en 1848 d’au moins deux cabinets, ceux des Vénus et de Danaé, en 1849, de nouvelles dispositions visent à enfermer également “toutes les Vénus et autres figures nues ou sculptées, quel qu’en soit l’auteur”, à commencer par l’Aphrodite de Doedalsas. Pour régler définitivement le problème quelques années plus tard, en 1851, le directeur Spinelli di Sangiorgio fait transférer toute la collection “ithyphallique” dans deux salles au premier étage, dont la porte est murée afin, comme le raconte G. Fiorelli, “de détruire toute trace externe du funeste souvenir de ce Cabinet et d’en effacer dans la mesure du possible la mémoire”. En 1856, d’autres œuvres connaissent le même sort, la Danaé de Titien, la Vénus pleurant Adonis attribuée à Véronèse (mais en réalité de Luca Cambiaso), le carton de Michel-Ange représentant Vénus et Adonis, d’autres peintures modernes et vingt-deux statues anciennes en marbre, dont la Néréide de Posilippe.

L’intérêt de Garibaldi
Avec cet historique, le sort du Cabinet entre inévitablement dans le programme culturel de Garibaldi. Visitant le musée quatre jours après son entrée dans Naples, il ordonne au directeur Spinelli de sortir les œuvres secrètes de leur exclusion “pour les faire observer quotidiennement au public.” […] L’ouverture des cabinets secrets le 11 septembre 1860, puis la publication en 1866 du catalogue de la Collezione Pornografica auquel contribue Fiorelli s’inscrivent dans un même esprit de liberté. On procède à cette occasion à une révision critique de son contenu : “un examen minutieux des objets ayant révélé que tous n’étaient pas vraiment obscènes, et que nombre d’entre eux pouvaient retourner dans leurs collections respectives sans offenser aucunement la pudeur des visiteurs, certains ont été restitués aux catégories auxquelles ils appartenaient auparavant…”

Le catalogue de Fiorelli est divisé en deux parties : Monuments grecs et étrusques, avec seulement 14 objets, et Monuments romains, essentiellement de la région du Vésuve, comptant 192 objets qui constituent la majeure partie de la collection. Ces derniers sont à leur tour divisés en peintures et mosaïques, sculptures, amulettes et ustensiles. La seule énumération des paragraphes révèle l’effort fourni pour présenter ce matériel encore embarrassant de la façon la plus scientifique possible, par ordre chronologique et culturel (grec, étrusque, romain…), par fonction et par matière. Le langage très technique, sans aucune explication de termes loin d’être usuels (drillopote, morione, veretro, struteo, etc.), l’absence de tout commentaire pour accompagner des fiches très concises et le manque absolu d’illustrations montrent la difficulté à laquelle dut être confronté l’auteur. Malgré ses convictions libérales, ce dernier reste absolument “conservateur” dans sa vie privée, et en harmonie avec la “convenance”, chère au XIXe siècle. […]

La description de la collection publiée en 1877 par L. Barré est bien plus riche en commentaires et en illustrations. Elle se propose, en se fondant sur une analyse scientifique, de mettre à la disposition des historiens, des hommes de lettres, des artistes et des philosophes un matériel documentaire de grand intérêt, à comparer avec les témoignages littéraires de l’Antiquité. Parallèlement, afin de parer à toute accusation d’obscénité, la publication de Barré souligne la fonction du livre, un instrument utile également pour les prêtres et les moralistes chrétiens, permettant, pour citer saint Jean Chrysostome et saint Augustin, de “présenter les faits dans toute leur nudité et sans réticence”, en montrant “combien les esprits immondes, parfois même élevés au rang de divinité, ont un pouvoir sur l’esprit de l’homme”. Du reste, l’importance accordée au Cabinet en cette période “laïque”, même à l’échelle nationale, apparaît en 1894 avec l’achat par le ministère de l’Enseignement public d’une belle mosaïque représentant des Pygmées, trouvée à Rome dans la vigne du comte Colacicchi.

Plus d’interdit
Libéré par Garibaldi et ouvert par le Conseil de la surintendance à tous les “curieux”, hormis les jeunes personnes, et sur présentation d’un permis spécial pour les femmes et les membres du clergé, le Cabinet est une nouvelle fois soumis aux restrictions de l’administration de Savoie qui impose le permis à tous. Cela jusqu’en 1931, lorsque le ministère en interdit à nouveau l’accès à tout le monde. En 1934, le Haut Commissariat de la ville et de la province de Naples décide que “cette salle, sur ordre supérieur, pour des raisons de moralité, ne pouvait être visitée que par des artistes munis des documents attestant leur profession, et occasionnellement par des personnalités en visite officielle qui en feraient la demande”. Aux interdictions frappant les objets s’ajoutent les restrictions sur le site archéologique de Pompéi, où toutes les salles contenant des peintures érotiques sont munies de portes, tandis que les scènes isolées, comme le Priape de l’entrée de la maison des Vettii, sont cachées par un volet en bois cadenassé.

Après la Seconde Guerre mondiale, la collection contient environ deux cent cinquante œuvres et est rouverte en 1967. Le Conseil supérieur des antiquités et des beaux-arts du ministère de l’Enseignement public confirme une nouvelle fois sa validité muséographique en 1971. Elle est rapidement fermée à nouveau pour travaux. Après une longue période de restauration, le moment est venu de rouvrir les salles, et on ne peut s’empêcher de s’interroger sur la signification d’une telle collection aujourd’hui .

Naturellement, à l’ère de la pleine liberté sexuelle et de la naissance de musées érotiques dans diverses villes d’Europe, une collection “interdite” ne revêt plus aucun sens. En revanche, sa signification en tant qu’ensemble de documents historiques sur la sexualité pendant l’Antiquité reste entière. Même si aucune tentative sérieuse d’approfondir historiquement et anthropologiquement l’étude de ces objets n’a jamais vraiment été menée, leur provenance commune et leur valeur de témoignage absolument unique sur Pompéi font de ce Cabinet une véritable section sur les comportements sexuels du monde romain. Il possède une pertinence remarquable, s’il est vu, comme il se doit, avec le reste du corpus vésuvien relatif à la vie quotidienne, conservé dans le musée ou visible sur les sites archéologiques. […] Le second intérêt de cet ensemble, et non des moindres, réside dans son statut oscillant et ambigu de collection de musée et de non-collection, dans sa série d’objets volontairement rassemblés autour d’un thème, mais soustraits à la vue du public ordinaire et ainsi rendus célèbres. Ce cas, sommairement illustré, retrace un chapitre important de l’histoire de la muséologie et de l’histoire plus vaste des mœurs modernes. C’est notamment dans cette perspective que nous voulons proposer une nouvelle fois aujourd’hui le Cabinet secret à la visite du public en conservant dans son ensemble la sélection de Fiorelli, et en modifiant seulement la présentation des objets vésuviens, les plaçant dans leur contexte par domaine (peinture mythologique, décoration du jardin, peinture de maisons closes, amulettes).

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°105 du 12 mai 2000, avec le titre suivant : Montrez ces œuvres que je ne saurais voir : le musée de Naples rouvre son « cabinet obscène »

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