Michel Onfray, plaidoyer pour l’œuvre incarnée

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 1 avril 2004 - 1384 mots

Auteur d’une vingtaine d’ouvrages dans lesquels il traite de questions éthiques, politiques ou érotiques, le philosophe Michel Onfray, né en 1959, s’intéresse à l’art depuis longtemps. En plein cœur du débat sur l’art contemporain, son ouvrage Archéologie du présent : manifeste pour une esthétique cynique est pour lui l’occasion de proposer des critères de jugement.

Composée en trois mouvements et une postface, la structure même de votre ouvrage se conforme à celle d’une pièce musicale. Quel sens doit-on prêter au choix d’un tel dispositif ? En quoi est-il pertinent par rapport au sujet qu’il aborde, les arts plastiques contemporains ?
Effectivement, la construction importe pour moi, pour chacun de mes livres ce qu’on ne relève pas habituellement ! Je pars d’un canevas très serré qui se modifie jusqu’à ce qu’un équilibre apparaisse – un équilibre en épaisseur, et en contenu. Il s’agit de répartir des forces. Dans ce texte, il y a finalement quatre temps en deux fois deux temps – deux contrepoints donc : un premier mouvement et une postface, puis le deuxième et le troisième mouvements enchâssés entre l’ouverture et le final. Le premier est consacré à l’exposition des motifs : la question de l’archipel, celle d’un jugement de goût kunique (cynique), de l’antiplatonisme et de la révolution Duchamp. Le deuxième expose ce qu’est à mes yeux la négativité : la religion conceptuelle, la catharsis comme fin, l’égotisme autiste, la fétichisation de la marchandise, le culte de l’objet trivial, la promotion du kitsch, la passion thanatophilique. Le troisième expose les remèdes possibles à cette situation : le retour à l’immanence, la déchristianisation de la chair, la méthode ironique, le corps faustien, l’agir communicationnel, la valeur intellectuelle et le percept sublime. La postface propose un quatrième temps qui examine la possibilité d’un beau postmoderne.

D’emblée vous vous en prenez au concept de platonisme jugeant nécessaire de le renverser. Vous vous appuyez notamment sur le fait que l’art d’aujourd’hui se présente comme un immense archipel, c’est-à-dire en ordre, sinon dispersé, du moins éparpillé, et vous en faites porter la responsabilité à Marcel Duchamp. Ne serait-ce pas plutôt au xxe siècle dans son entièreté, à ses débordements et ses travers qu’il conviendrait de s’en prendre ?
D’abord je ne m’en prends pas à Marcel Duchamp – que je trouve proprement génial… – mais à ses (mauvais) suiveurs, les faux artistes vrais faiseurs, les individus sans œuvre, sans talent, hâbleurs, verbeux et vendeurs de poudre aux yeux. Ensuite, je crois que le xxe siècle ne serait rien du tout sans Duchamp. Pour le meilleur et pour le pire. Je propose qu’on en finisse avec le pire et qu’on aille au-delà du meilleur en le dépassant tout en le conservant. Enfin l’éclatement n’est pas pour moi le désordre. La fragmentation, l’éparpillement ne sont pas répréhensibles. Pour penser ainsi il faudrait lire en moraliste. Or il faut penser en cartographe : c’est la situation que je lève en topographe… Il n’y a plus un courant dominant, une école qui écrase le siècle, voire plusieurs – comme avant ledit Marcel – mais une multitude d’expériences, de pratiques, parfois d’ailleurs contradictoires.

Dans cette multitude, comment faites-vous la part des choses ?
Pour ma part, je récuse cette option du « tout pour » ou du « tout contre » l’art contemporain : ni la défense de tout ce qui se fait parce que c’est contemporain, ni le refus parce que c’est contemporain. On ne doit pas tenir la partie pour le tout. Je propose un droit d’inventaire dans cette période.

Au renversement du platonisme, vous proposez d’ériger une culture du cynisme parce que – dites-vous – vous ne croyez pas « à la mort de l’art ». Qu’attendez-vous donc de la revendication d’un droit d’inventaire ?
La possibilité de contribuer à un millième de l’écriture de l’histoire de l’art… L’art d’une époque est toujours pléthorique, le meilleur et le pire coexistent, le conservateur et le révolutionnaire cohabitent, l’œuvre emblématique et la croûte également, car on subit la loi d’un pur présent sans décantation. Pour écarter et retenir – ces deux mouvements avec lesquels se constituent toutes les histoires de l’art… –, il faut proposer ses critères. Les miens ne valent pas plus et pas moins que d’autres. Ils existent comme une proposition : il y a du divers, du multiple, de l’archipélique, je donne mes points cardinaux – antiplatonisme et kunisme (cynisme) – pour qu’une cartographie soit possible, pensable et génère une histoire de l’esthétique – et pas l’histoire de
la philosophie…

Quelles perspectives et quelles garanties d’avenir le cynisme permet-il d’envisager à l’ordre de la création artistique qui lui permette de rebondir pour s’inventer de nouvelles formes ? De quelle dynamique nouvelle le cynisme peut-il donc instruire l’art contemporain ?
C’est une piste. Et comme telle, elle ne garantit rien… Duchamp lui-même n’aurait pu garantir les effets révolutionnaires de ses propositions… Ni Marinetti, ni Breton… Seuls les régimes tyranniques ont pu croire un temps que leurs critères étaient universels, sûrs, généraux, éternels… Je ne crois qu’à une historiographie ponctuelle, relative, dans la droite ligne d’un perspectivisme nietzschéen. Dans le chaos, le nihilisme, le désordre, n’importe quoi qui permet de l’ordre et du sens vaut mieux que le consentement au nihilisme et la jubilation avec tout et n’importe quoi – ce qui fait le jeu des ennemis de l’art contemporain. Je cite d’ailleurs en ouverture au chapitre positif de L’Archéologie du présent cette phrase de Deleuze qui dit dans Qu’est-ce que la philosophie ? : « Nous demandons seulement un peu d’ordre pour nous protéger du chaos. » Il s’agit aujourd’hui urgemment, ici comme ailleurs, de se protéger du chaos...

En quoi le principe d’immanence, que vous appelez de vos vœux, est-il à même de participer à cette demande ? S’agit-il d’ailleurs dans votre esprit du rétablissement de l’ordre ou de l’instruction d’un nouvel ordre ?
L’immanence suppose le souci du réel, de l’ici et maintenant, du monde et de l’incarnation de toute chose. En revanche, la transcendance – platonicienne, mais aussi chrétienne ou dans l’esprit de l’idéalisme allemand – suppose un au-delà, un ailleurs, un ciel, un intelligible, un lieu dans lequel se fomentent tous les délires : en échappant à la raison, au rationnel et à l’analyse ce lieu fictif rend tout possible, donc tout et n’importe quoi. D’où les délires en philosophie comme en esthétique, qui témoignent d’une plus grande proximité avec la théologie qu’avec la philosophie. (Qu’on lise les préfaces de catalogues d’art contemporain !) J’appelle à une révolution méthodologique : primauté de l’œuvre incarnée, secondarité du discours qui la légitime. Mise en avant du percept, retrait partiel du concept pour qu’il ne domine ni n’écrase absolument. Qu’il occupe une juste place : ni trop ni trop peu, ni l’élitisme obscur et abscons, ni l’indigence intellectuelle, mais un contrepoint équilibré entre la présence immanente et sa signification.

Au regard de toutes ces considérations, quels sont, dans le maelström de la création artistique actuelle, sinon les orientations du moins les artistes de l’art contemporain qui vous semblent le plus en phase avec votre pensée ?
Je suis attentif au travail de jeunes artistes quand c’est possible, mais leur tentation de produire pour le marché en regard des seuls impératifs du musée, de la galerie, des revues d’art, des commissaires d’exposition cause des dégâts considérables… J’aime les artistes qui travaillent avec le souci d’un engagement politique, pour transmettre des idées, défendre des positions, qui se soucient de « la prose du monde » – pour le dire avec les mots de Merleau-Ponty –, de la réalité, du réel, de l’incarnation.
L’artiste est pour moi le double du philosophe, son compagnon de route à égalité : il propose une vision du monde, il pense le monde, il se bat pour des utopies à même de fonctionner comme des idées de la raison utiles pour l’action. Son média n’est pas le vocabulaire, le concept, la théorie, l’abstraction, mais le percept, le volume, la chose, l’objet et l’agencement de toutes ces puissances. La rematérialisation du monde, le souci d’immanence, la proposition ironique, la charge politique, le combat idéologique, la célébration vitaliste d’une chair réconciliée avec elle-même, la déchristianisation militante, voilà ce que j’aime retrouver chez des artistes aujourd’hui...

Michel Onfray, Archéologie du présent : manifeste pour une esthétique cynique, Adam Biro, 2003. Féeries anatomiques : généalogie du corps faustien, Grasset, 2003.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°557 du 1 avril 2004, avec le titre suivant : Michel Onfray

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