Merveilleux « sous-tableaux » / 4

L'ŒIL

Le 1 décembre 2003 - 641 mots

L’adage populaire dit : « L’argent ne fait pas le bonheur… mais il y contribue. » Ce n’est pas ici la question morale qui m’intéresse, mais l’analyse logique de son énoncé. Cet adage signifie que l’argent ne suffit pas au bonheur (le malheur n’épargne pas les riches), ni même qu’il lui est nécessaire (on peut être heureux sans être riche), mais qu’il aide à y parvenir. L’« argent » n’est donc, ici, ni propriété suffisante, ni propriété nécessaire.
C’est une propriété d’un autre type, que je propose d’appeler « propriété motrice ». Elle ne dit pas « si et seulement si », mais « d’autant plus que ». Elle dit que le bonheur est « d’autant plus » certain, durable, véritable, exemplaire… qu’il y a de l’argent pour lui border son lit. Tel un « moteur auxilliaire » ajouté à un instrument mécanique, une « propriété motrice » approche, participe, améliore, renforce, donne tout son cachet à… une qualification.
Or voici en résumé tout ce qui peut participer à l’émergence d’un « sous-tableau » digne de ce nom.
1. C’est avant tout une partie de tableau dont le peintre, et non le regardeur, a prévu de faire un sous-tableau, par la séparation formelle qui isole le sous-tableau du reste, et donne à voir une nouvelle composition.
Cette composition s’offre au regard soit parce que les éléments qu’elle réunit surgissent d’un environnement noir (comme les mains croisées au bas d’un portrait flamand), d’un environnement blanc (comme la construction multicolore locale d’un tableau suprématiste), d’un fond relativement flou (comme le ballet de mains flottant dans le vide d’une peinture maniériste), ou de n’importe quelle configuration formelle qui isole un ensemble cohérent (comme le paysage à la fenêtre d’une scène d’intérieur).
2. Le sous-tableau donne des informations qui n’apparaissent pas dans le tableau entier, que celui-ci soit figuratif ou abstrait, tels les vêtements d’un personnage ou la texture d’une matière peinte qui, invisibles de loin, participent d’un nouveau dialogue « régional » dans le seul sous-tableau considéré – telle la paille du pagne du saint Paul de Ribera, ou la variété si précise des végétations dans les aquarelles de Dürer.
3. Le sous-tableau suggère des espaces vides qui lui sont propres, lesquels sont parfois plus immenses que l’espace que le tableau entier suggère – tel l’espace qu’on devine sous les roues d’un camion de Boisrond ou sous la robe d’un sapin de Cranach. Cet espace dans l’espace constitue un des moments les plus émouvants de la peinture.
4. Enfin le sous-tableau révèle une couleur, une ambiance, une humeur, un registre de sentiments tout différents de ceux et celles que révèle le tableau entier, de sorte qu’en se penchant vers la fenêtre du sous-tableau, on a la délicieuse impression d’être ailleurs. Ce qui n’est pas du tout le cas de l’admirable Vuillard, dont les tableaux sont nombreux mais demeurent, quelle que soit l’échelle à laquelle on les regarde, dans le registre molletonné-chamarré-la-tisane-est-prête qu’on lui connaît.
Voilà : telle partie d’une peinture sera « d’autant plus » un sous-tableau que l’un ou l’autre ou plusieurs de ces critères seront réunis. Mais en définitive, vous restez seul juge pour décider que telle partie d’un tableau forme un sous-tableau ou non, car il y aura toujours quelque chose de subjectif à décider qu’il s’agit d’une partie qui « fait œuvre » et « mérite » d’être regardée comme une œuvre à part entière.
Cette manière de raisonner en termes de « propriétés motrices » nous permet d’échapper à cette logique du tout ou rien selon laquelle, en esthétique, on ne pourrait dire que des choses justes, et passionnantes, mais étrangères à l’amour de l’art – l’histoire de l’art –, ou des choses sensibles, également passionnantes, mais qu’on peut contredire à tout moment – la prose poétique. Entre les deux, il y a la critique d’art, nous y reviendrons.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°553 du 1 décembre 2003, avec le titre suivant : Merveilleux « sous-tableaux » / 4

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