Art contemporain

Lucian Freud - Peinture chair

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 23 mars 2010 - 1100 mots

PARIS

Depuis plus de cinquante ans, Lucian Freud, petit-fils de Sigmund, analyse la relation existentielle qui lie peinture et figure. Le Centre Pompidou lui consacre une grande exposition, la première en France depuis 1987, qui fait la part belle aux nus et aux portraits.

1945, la guerre est finie. L’Europe panse ses plaies. La vie reprend lentement ses droits. Pour Lucian Freud, 23 ans, installé à Londres depuis deux ans, cette année-là doit compter au nombre de celles que l’on n’oublie pas. Il y fait la connaissance de Francis Bacon, de treize ans son aîné, avec lequel il va non seulement partager la bohème londonienne de Soho mais aussi entretenir de réguliers contacts pendant plus de trente ans.

Il est alors davantage attiré par le dessin, comme en témoigne la quantité d’esquisses et de croquis qu’il a réalisés pour mener à bien cette étrange peinture intitulée The Painter’s Room, datée de 1944. L’ambiance surréaliste, tendance Magritte, qui y règne – dans un espace résolument vide, on voit la tête d’un zèbre passer à travers une fenêtre, une plante verte, un canapé, un tissu au sol et un chapeau melon renversé –, est à mille lieues de l’image de peintre réaliste qui fera sa fortune critique.

Né à Berlin en 1922, petit-fils de Sigmund Freud, Lucian est le fils de l’architecte Ernst Ludwig Freud qui, pour échapper au nazisme, s’exile à Londres avec sa famille dès 1934. Quatre ans plus tard, suite à l’Anschluss de l’Autriche, le père fondateur de la psychanalyse les y rejoint et y meurt l’année suivante.

Après des études secondaires dans le Devon puis le Dorset, le jeune Lucian obtient à dix-sept ans la nationalité britannique et s’inscrit à Dedham dans une école de peinture et de dessin où il suit l’enseignement de Cedric Morris. S’il est réformé pour raison de santé et s’il ne tarde pas à vendre un peu de son art, son installation dans un grand atelier à Londres, dans le quartier de Paddington, marque vraiment les débuts de sa carrière.

Dès le départ, ses corps nus suscitent le malaise
De séjour à Paris en 1946, il rencontre Giacometti et Picasso qu’il visitera à plusieurs reprises. Deux ans plus tard, il épouse Kitty Garman, la fille du sculpteur cubiste Jacob Epstein ; il commence un peu à montrer sa peinture qui demeure tout à la fois graphique et surréaliste.

Début 1948, Freud participe à Paris à l’exposition « La Jeune Peinture en Grande-Bretagne » organisée par la célèbre Galerie Drouin qui expose notamment Dubuffet. Au tournant des années 1940-1950, l’artiste change de cap : il abandonne la pratique du dessin pour ne plus se consacrer qu’à la peinture, remportant en 1951 le prix de l’Arts Council avec un tableau intitulé Intérieur à Paddington.

Sur le mode du portrait, le peintre y a représenté un homme debout, entre plante verte et mur du fond d’une pièce totalement vide dont la fenêtre laisse le regard filer dehors. Exécutée dans une veine réaliste, stricte et rigide, proche de la Nouvelle Objectivité des années 1920, cette peinture présente un soin du détail caractéristique de toute sa production des années 1950. Une troublante crudité y est à l’œuvre qui crée une forme de malaise, d’autant que les figures peintes, le plus souvent esseulées, s’offrent à voir dans une grande fragilité.

Invité en compagnie de Bacon et de Ben Nicholson à représenter son pays à la Biennale de Venise en 1954, Lucian Freud publie un essai – Quelques réflexions sur la peinture – qui est pour lui l’occasion d’expliciter sa démarche. « Je peins les gens non pas en raison de ce qu’ils sont, pas tout à fait en dépit de ce qu’ils sont, mais pour ce qu’ils s’avèrent être », dit-il.

Entre être et paraître, l’art de Freud a connu au fil du temps une sensible évolution vers un réalisme de la chair qui l’a conduit à un combat permanent avec la matière picturale. Multipliant sans aucune complaisance les figures de nus, ses œuvres des années 1960-1970 présentent des corps davantage flasques qui interrogent l’homme, sa condition, sa solitude, sa décadence, et ce par-delà toute identification de ses modèles.

S’ils sont pourtant nommables et comptent parmi ses proches – Michael Andrews, June Keeles, Harry Diamond et George Dyer –, Lucian Freud s’applique à ne pas les caractériser mais à donner d’eux une image universelle. À l’instar de Bacon, l’art de Freud est requis par l’humain et la série de portraits de sa mère que le peintre exécute à partir de 1972 jusque dans les années 1980 en est une puissante illustration.

À la mort de Bacon, Freud devient le chef de file de la figuration
Si, en 1974, l’Arts Council consacre au peintre une très importante exposition rétrospective, celle-ci ne connaît pas le retentissement international qu’elle mérite. Mais, à la fin des années 1970 et au début des années 1980, le retour à la figure, à la peinture et au métier, défendu par le néo-expressionnisme allemand, la trans-avant-garde italienne et la figuration cultivée, place la peinture de Lucian Freud en qualité de phare. La relecture qu’il propose de tableaux de maîtres du passé, de Chardin à Picasso, repositionne justement la question de la peinture au centre des débats.

Dès lors, l’artiste est considéré par la critique comme l’un des pères de la « nouvelle figuration ». Les expositions internationales se succèdent : le Hirsh-horn Museum de Washington (1987), le Musée national d’art moderne à Paris (1987-1988), la Hayward Gallery de Londres et la Neue Nationalgalerie de Berlin (1988). En 1989, Lucian Freud se rend acquéreur à Notting Hill d’une petite maison avec jardin où il aime particulièrement travailler.

Alors que la disparition de Francis Bacon en 1992 lui confère la première des places en matière de figuration peinte, toute une nouvelle génération de peintres lui voue une totale admiration. Si la plupart des conservateurs, des historiens d’art et des collectionneurs lui reconnaissent un talent indiscutable, ce n’est pas parfois sans une certaine retenue tant son art fascine et déroute à la fois.

Biographie

1922 Petit-fils de Sigmund Freud, il naît à Berlin.

1932 Expatrié en Angleterre, il y fait ses études artistiques.

1945 Rencontre Francis Bacon.

1962 À propos d’une toile dit : « J’allais faire un nu quand je me suis rendu compte que je pouvais le faire avec la tête seule.»

À partir de 1980 Son œuvre n’est plus uniquement autobiographique.

1987 Exposition en France, à Beaubourg.

2001 Son portrait de la reine Elizabeth II crée une polémique au Royaume-Uni.

2008 Devient l’artiste vivant le plus cher au monde pour une peinture adjugée à 34 millions de dollars.

En savoir

La sortie d’un catalogue accompagne l’exposition. Il contient des essais d’historiens de l’art, dont Jean Clair et Éric Darragon. Dans un autre essai, le plasticien Philippe Comar interroge quant à lui le processus créatif du peintre à travers ses nus.
Lucian Freud. L’atelier, sous la dir. de C. Debray, 304 p., 44,90 €.

À noter : le catalogue reprend des photos de l’atelier de Freud prises par son « photographe officiel » Bruce Bernard (mort en 2000) et son assistant David Dawson. Ces photos ont été réunies dans un livre paru en 2007 : Lucian Freud, scènes d’atelier, Thames & Hudson, 256 p., 50 €.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°623 du 1 avril 2010, avec le titre suivant : Lucian Freud - Peinture chair

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