Danse & Théâtre

L’œil de Yasmina Reza

L’Art au-delà des mots et du spectacle

Par Bruno Villien · L'ŒIL

Le 1 février 2000 - 1607 mots

Théâtre, littérature, cinéma... Yasmina Reza, née en 1959 à Paris, occupe le devant de la scène dans tous les domaines liés à l’écriture. Sa pièce, Art, racontant les réactions de trois amis après l’achat par l’un d’entre eux d’une œuvre d’art contemporain monochrome blanche, est à l’affiche depuis quatre ans à Londres. Après avoir publié en octobre chez Albin Michel son premier roman, Une désolation, Yasmina Reza voit sortir ce mois-ci le film de Didier Martiny, Le Pique-nique de Lulu Kreutz avec Philippe Noiret et Carole Bouquet, dont elle a écrit scénario et dialogues. L’auteur de Conversations après un enterrement, La Traversée de l’hiver et L’Homme du hasard confie ici son attachement à la création sous toutes ses formes et pas seulement contemporaine.

Quels ont été vos premiers contacts avec l’art ?
Mes parents avaient une encyclopédie d’histoire de l’art qui contenait beaucoup de reproductions. La majorité de ces reproductions était en noir et blanc parce que ces livres dataient de la première moitié du siècle. Je passais des heures à les regarder. J’aimais la peinture italienne, Vinci, Raphaël et la peinture flamande. Mes parents possédaient des tableaux, mais cela m’était égal. J’étais plus fascinée par les arrière-plans que par les sujets en gros plans. Les décors, qui paraissent moins importants pour un œil normal, constituaient pour moi l’essentiel du tableau. Je regardais toujours ce qui se trouvait derrière le sujet, cela me faisait rêver. Les sujets religieux comme les Annonciations ou les Nativités, ne m’intéressaient pas en eux-mêmes. Ce que j’aimais, c’étaient les palais, les paysages, les fleuves, les ciels qui se trouvaient derrière les personnages. Dans les scènes de bataille, ce n’était pas le cheval se cabrant qui retenait mon attention, mais les personnages en arrière-plan. Je n’avais pas de goût particulier, tout me plaisait. Mon ego n’intervenait pas, j’acceptais tout comme sujet d’intérêt, je ne disais pas « J’aime » ou « Je n’aime pas ».

Quelle a été l’étape suivante, la découverte d’un peintre en particulier ?
Le premier livre d’art que je me suis acheté, mon premier grand amour esthétique, a été Goya. J’avais 14 ans, et je me suis prise de passion pour sa période noire. Dans ma chambre j’ai gardé deux ans une affiche représentant deux vieillards qui mangent de la soupe. Ma première visite de musée a été au Prado pour voir les Goya. Chez lui, le noir m’attirait, le mystère, la puissance, le génie. J’adorais aussi ses dessins.

Les musées vous intéressaient-ils ?
Je n’ai jamais été fanatique de musées, loin de là. J’ai beaucoup aimé voir des tableaux dans les livres et sur les murs d’intérieurs privés. Je ne nie pas l’intérêt du musée, mais il me semble qu’une œuvre, acoquinée à beaucoup d’autres, est tuée par celles-ci. Même dans les grandes rétrospectives. Lorsqu’ils sont accumulés, les tableaux d’un même peintre s’éclairent intellectuellement mais s’éteignent du point de vue émotionnel. Jusqu’à maintenant je me suis fabriqué mon musée imaginaire à travers les livres. Parfois j’ai été très déçue quand j’ai découvert les œuvres originales. Par exemple, le Philosophe de Rembrandt était pour moi mythique parce que je l’avais vu dans des reproductions différentes, en son entier et en détail. Je l’avais refait dans ma tête, comme un puzzle, à partir des reproductions, avec une taille plus grande et des couleurs différentes. Quand je l’ai découvert dans une immense galerie, noyé parmi des dizaines de tableaux, mal éclairé, tout petit, cela a été un désastre !

Qui occupe les places d’honneur dans votre musée personnel ?
Vermeer représente la perfection totale. Bosch vient juste après Goya. Mes goûts me portent vers la simplicité. J’ai une grande passion pour les Italiens, Michel-Ange, Botticelli. Ils m’enchantent d’une manière générale, je ne peux pas les séparer, ils me donnent une impression de suavité, de beauté. À l’adolescence, j’ai découvert les impressionnistes, mais je ne les ai jamais tellement aimés. J’ai adoré Van Gogh, qui était dans la continuation de mon goût pour Goya et Bosch par la distorsion des éléments. J’ai aimé aussi Lautrec, puis Ensor dans une filiation évidente avec Bosch. Des impressionnistes je suis passée à Bonnard, Vuillard, Matisse. Matisse m’offre un reflet du monde qui me touche, me fait rêver. Ses tableaux font partie de ceux que j’aimerais avoir chez moi pour les voir à mon réveil. Ensuite j’ai accédé à un art plus contemporain. J’ai aimé Picasso et aujourd’hui j’apprécie Alechinsky et Barceló.

Votre pièce Art montre trois amis divisés parce que l’un d’eux s’est offert un tableau presque blanc. D’où vous est venue cette idée ?
Un ami a acheté un Martin Barré blanc, nous nous sommes amusés tous les deux de cet achat qui m’était étranger, sans nous brouiller pour autant. La pièce a provoqué un grand malentendu, en France seulement. On y a vu une charge contre la modernité alors qu’il s’agit d’une réflexion à trois voix. Il y a naturellement un aspect critique, pas du monochrome, mais de la modernité en tant que valeur admise : « Ce qui est moderne est beau. » Quand on propose une pièce, il y a deux blocs : ce qui est sur la scène et le public. Dans cette dualité s’instaure parfois un élément pervers. Quand le grand succès s’est installé, une partie du public venait rire à une charge contre la modernité et dénaturait la pièce dans sa subtilité. Le tableau blanc arrivait sur scène, les gens hurlaient de rire ! C’était sans doute amusant de voir deux acteurs contemplant un tableau blanc pendant cinq minutes, mais il n’y avait pas de quoi hurler. Le malentendu s’aggravait avec ce genre de réactions. Je n’ai jamais voulu le dissiper. À l’époque j’étais souvent interviewée et même agressée, mais je n’ai jamais voulu me mettre dans la position de me justifier. J’avais la certitude d’avoir écrit une pièce intéressante, intelligente, et le malentendu n’était pas de mon fait. À New York, ville intellectuelle avec des prises de position hystériques, de grandes discussions sur l’art contemporain dans des émissions de télévision, je m’attendais à un tollé. Au contraire, les collectionneurs d’art contemporain m’ont invitée, les responsables du MoMA et du Guggenheim ont fait des soirées spéciales. La pièce a enchanté les collectionneurs. Peut-être est-ce que les tenants de l’art contemporain ont plus d’humour à New York qu’à Paris, plus de recul, et donc la possiblité de voir sans malice une pièce qui pose des questions réelles.

Vous intéressez-vous à la photographie, à la sculpture, à l’architecture ?
La seule collection que j’aie chez moi, ce sont des livres de photographie. Mais je n’ai pas l’impression d’avoir une collection, les livres sont faits pour être accumulés. Je n’aime que les photographies en noir et blanc : Cartier-Bresson, Riboud, Dorothy Lange, Sabine Weiss... Une photographie qui saisit exactement l’instant dans un cadre choisi possède un pouvoir émotionnel inouï. Je rapproche certaines photos des grandes chansons de variété et de certains tableaux. Alors que je suis insensible à la photographie dite « d’art ». Dans les musées, les salles de sculpture ont une atmosphère différente, avec peu de monde. J’aime les bronzes de Rodin, le David de Michel-Ange... À une période de ma vie, j’ai été infiniment touchée par l’art roman, au point de suivre des cours pendant un an. Quand j’arrive dans une ville, ce qui m’intéresse, ce ne sont pas les musées, mais les maisons, les palais, les églises. Parfois la culture ne sert à rien. Dans Une désolation, je dis que je ne suis pas convaincue qu’il faille mettre la culture si haut. Ce qui est intéressant, c’est l’approche. Le plus souvent, par « culture », on entend « somme de connaissances », ce qui ne m’intéresse pas du tout. J’ai toujours abordé la culture à travers des points précis qui excitaient ma curiosité, je n’ai jamais cherché à être cultivée. J’ai de grandes lacunes que je n’ai pas comblées parce que j’ai toujours cherché à approfondir d’abord ce qui m’intéressait.

Dans Une désolation, le héros, Samuel, se brouille avec son ami Arthur parce que ce dernier lui a dit : « Fais le distinguo entre ton imaginaire et le réel »...
Je ne crois pas au réel. Cette phrase a beau être une phrase de roman et Samuel un personnage qui ne me ressemble pas, je suis en totale adéquation avec le sentiment de Samuel : « Il n’y a de réel qu’en soi. » Je ne crois pas à la possibilité d’appréhender le réel objectif. Je ne pense pas qu’il y a le sujet et l’objet. Tout objet, objet d’art ou ustensile de cuisine, subit la métamorphose du regard. Tout décret sur la beauté ou la laideur n’a de valeur que si on admet que ce décret est subjectif. S’il prend valeur de réalité, il est absurde. Le monde, pour moi, c’est le monde perturbé par notre vision, il n’y a pas de monde en soi. Dès l’enfance j’ai aimé les peintres qui ont introduit la perturbation.

Samuel refuse d’aller au Musée Picasso en disant : « Je hais l’enthousiasme des masses pour
la beauté »...
J’ai du mal à comprendre en profondeur une sorte d’engouement démocratique pour la peinture ou les œuvres d’art. Quand je vois des gens qui font la queue trois heures sous la pluie pour aller voir une exposition, je ne peux comprendre ce qu’ils vont en retirer. Ils vont voir un tableau entouré de 50 personnes, dans un état de fatigue physique et mentale, le contraire de ce qui est nécessaire à l’appréhension d’une œuvre. Je suis adepte des livres, et si je n’ai pas vu un tableau « en vrai », il me fait rêver, ce qui est aussi bien.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°513 du 1 février 2000, avec le titre suivant : l’œil de Yasmina Reza

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