L’œil de Yannis Kokkos

La mise en scène à la croisée des arts

L'ŒIL

Le 1 mars 1999 - 1778 mots

Le metteur en scène grec Yannis Kokkos vient de monter en février Zelmira, l’opéra de Rossini pour l’Opéra de Lyon et le Théâtre des Champs-Élysées à Paris. Né en 1944 à Athènes, Yannis Kokkos a suivi les cours de l’École supérieure d’art dramatique de Strasbourg. Travaillant notamment avec Antoine Vitez et Jacques Lassalle, il a créé les décors et les costumes d’une centaine de spectacles. Le calendrier de Kokkos est fixé pour les années à venir : une création de Luciano Berio en novembre prochain au Châtelet, Pelléas et Mélisande à Bordeaux en 2000, Lohengrin à Lyon en 2001 et la Tétralogie à la Scala de Milan en 2003.

Vous êtes l’une des rares personnalités du monde de l’opéra à cumuler les fonctions de créateur des décors et des costumes, metteur en scène...
Mais je ne suis pas le seul. Il y a aussi Pierluigi Pizzi, le duo Herrmann en Allemagne, et Franco Zeffirelli, même s’il ne semble plus s’occuper d’opéra depuis quelque temps...

Y-a-t-il un lien entre vos conceptions théâtrales et vos premiers souvenirs artistiques ?
Si je plonge en arrière, je me revois tout jeune homme au début des années 50. Comme je vivais à Athènes, j’étais en contact avec l’art antique épars dans la ville, avec les ruines, mais aussi avec l’architecture néoclassique. C’est une particularité d’Athènes que ce style bavarois adapté pour la Grèce. Beaucoup de ces monuments, meurtris par la guerre civile, étaient criblés de balles. Mes premiers souvenirs, ce sont ces architectures néoclassiques dégradées, parfois précaires, désordonnées, et la beauté du marbre mélangé à la ville moderne.
À cette époque j’ai été marqué par Pikionis, un architecte qui a travaillé des années 30 aux années 50, et qui a influencé d’une manière presque inconsciente mon approche. Pikionis a pris des matériaux dans la nature, des éléments d’architecture dans les villages de Macédoine et d’Épire, pour créer des agencements qui se fondent avec le paysage.

Quels sont les artistes qui vous ont marqué dans cette Athènes des années 50 ?
Iannis Xenakis était encore architecte plutôt que musicien. Il vivait en exil, il travaillait avec Le Corbusier, son nom restait sulfureux. Je ne comprenais pas ce qu’il faisait, mais ses dessins me fascinaient dans leur abstraction, leur construction graphique, leur imagination de l’espace. Au même moment s’épanouissait un mouvement né dans les années 30, avec des peintres dont l’œuvre m’accompagne toujours. Ces peintres – Tsaroukis, Yannis Moralis, Syros Vassiliou – ont travaillé pour le théâtre en renouvelant la scénographie. Le metteur en scène Karolos Koun et le Théâtre d’Art, un théâtre en rond, ont fait appel à ces peintres qui ont créé leur propre style. Ainsi Tsaroukis a imaginé les décors d’Erophilie, une œuvre crétoise du XVIe siècle, et d’Erotokritos, des poèmes dialogués. Tsaroukis a allié toutes les strates de l’art et de l’histoire grecs à partir de personnages contemporains, hommes du peuple, soldats, marins, et de paysages qui prennent en compte la tradition néoclassique. Dans le Pirée des années 30, il a intégré la vision de Byzance. Il a assimilé les arts populaires comme le théâtre d’ombres, le kharageuz, avec ses formes unidimensionnelles, et l’art occidental avec la Renaissance italienne. Quand j’avais onze ans, j’étais un lecteur assidu de traductions – les pièces d’Alfieri, de Giraudoux, de Sartre –, et je dessinais décors et costumes. Mon père a rencontré Tsaroukis qui a vu mon travail et m’a encouragé. À onze ans j’ai eu ma première exposition à Athènes, à la galerie Komos que tenait un poète d’avant-garde. C’était en 1952. Mais le succès m’a déprimé, m’a coupé de moi-même. Tout en continuant à dessiner, je me suis arrêté de concevoir décors et costumes jusque vers seize, dix-sept ans. Cette crise a été salutaire, elle m’a permis de revenir à moi-même.

Quelles ont été les autres composantes de votre éducation artistique ?
Les livres et le cinéma. Mon éducation picturale s’est faite dans les librairies, je dévorais des livres d’art. Les éditions soviétiques utilisaient du mauvais papier, les françaises étaient de meilleure qualité. Au cinéma, les photographies de plateau ont pris pour moi la même importance que celles d’histoire ou de reportage.
Je n’arrive pas à séparer la représentation imaginaire du monde et la vision de la réalité. Les photos de L’Avventura d’Antonioni, avec les personnages situés dans l’espace, me semblent de même nature qu’une toile de Pollock avec son dynamisme statique. Au début de La Notte, quand Jeanne Moreau erre dans la zone milanaise, s’impose le souvenir de la photo plongeante de la cité par Kertesz. Chez Ingmar Bergman, j’aime la manière dont visages et corps sont assemblés. Alexandre Nevski d’Eisenstein est une leçon de peinture. Que Viva Mexico, avec les images de Figueroa. Comme récemment à Bologne, j’ai vu une exposition de ses photographies, où cadrage et lumière transcendent la réalité.

Aimez-vous visiter les musées, les expositions ?
À Milan dernièrement j’ai eu la chance de voir l’exposition « l’Anima e il Volto » avec la Dame à l’hermine de Léonard de Vinci venue spécialement de Cracovie. Je suis resté les larmes aux yeux, le mystère du temps y est décrit de façon unique : c’est l’imperceptible frémissement du moment déjà passé, exactement comme au théâtre. Cette jeune fille à la beauté extraordinaire regarde hors du cadre, on ne voit que le reflet de la fenêtre sur une perle de son collier. De l’obscurité émerge la main qui tient l’hermine : une main à l’ossature masculine, une étude de main, une étude de la pression légère qu’exerce la main sur l’hermine. C’est l’étincelle de l’instant, l’instant de vie et en même temps l’instant de mort. L’impression est d’autant plus violente que le sujet est anodin. Cette hermine héraldique à la douce fourrure, on sent qu’elle va sauter des bras de la jeune fille. Quelque chose d’approchant se trouve dans un tableau que j’ai vu à Palerme, une Annonciation anonyme du XVIIe ou XVIIIe siècle : juste une Vierge au voile bleu, avec un livre devant elle. Sa main se soulève de la page, elle voit l’Ange que nous ne voyons pas. Le même phénomène se produit dans le tableau de Caravage où les pélerins d’Emmaüs reconnaissent le Christ : c’est l’instant du théâtre. À Milan, devant le célèbre retable de la Brera de Piero della Francesca, la conservatrice m’a dit : « Il y a deux sortes d’amateurs, ceux qui aiment Piero della Francesca, et ceux qui préfèrent Caravage. » Je lui ai répondu : « C’est terrible, j’aime les deux ! ». Caravage fait partie de ces peintres qui me procurent des sensations extraordinaires, comme Bacon : tous deux retournent le corps de l’intérieur vers l’extérieur.
À force de peindre avec exactitude la présence des corps, Caravage restitue la violence du passage du temps. Dans une célèbre photographie de la guerre du Vietnam – un soldat noir avec un bandeau face à un soldat blanc blessé –, je retrouve Caravage, et aussi le chagrin et la pitié, mais les grands sentiments de la tragédie positive. La tragédie est le révélateur du hasard et de la nécessité. L’inéluctable comprenant des éléments de hasard, c’est le noyau de l’existence humaine. Je suis un optimiste pessimiste typiquement hellénique. Un pessimisme fondamental se teinte d’une certaine légèreté, d’une ironie. Une autre particularité nationale dans laquelle je me reconnais, c’est la beauté des rapprochements. Dans une photo de Weegee, un enfant regarde quelque chose que nous ne voyons pas. On lit sur son visage l’étonnement, la curiosité, une peur gloutonne. Des visages côte à côte racontent des histoires différentes, que ce soient les femmes photographiées par John Cameron ou la brûlure spirituelle transmise par Bergman. Les visages lisses des jeunes acteurs de la Nouvelle Vague racontent les années 50 et 60.

Quels sont les autres peintres qui retiennent votre attention ?
J’aime beaucoup les expressionnistes, les aquarelles de Nolde, les portraits de Lovis Corinth. À partir d’une autre grammaire, Beckmann arrive à intégrer les mythologies païennes et chrétiennes dans une vision contemporaine.
Mais ce n’est pas ainsi que je vais travailler sur la Tétralogie de Wagner. Je voudrais partir d’une esthétique se référant à Beckmann mais la vision sera plus proche d’Odilon Redon. Il me semble injuste que les symbolistes ne soient pas plus connus. Sans eux la grande peinture belge surréaliste n’aurait jamais existé. L’Atelier de Léon Frédérick me paraît très étrange, on y voit déjà Dalí et Delvaux. Jean Delville, Léon Spilliaert, Fernand Khnopff. Avant de commencer à travailler, je regarde leurs œuvres. Celles d’Edvard Munch aussi. Dans ses couleurs, ses personnages et ses paysages, on retrouve le Bergman de Cris et chuchotements, ainsi que Tarkovski. J’aime aussi l’art oriental, Hokusaï, que j’ai connu par ses gravures et par les films de Kurosawa. Dans la peinture américaine, Pollock peut apporter beaucoup au théâtre. Quand j’étais professeur à Chaillot, je partais d’un tableau de Tintoret ou d’un dessin de Pollock. Nous mettions en place une reconstitution du tableau en utilisant les corps des étudiants et un foulard rouge pour évoquer l’intensité de la couleur. Nous déconstruisions l’image pour en composer une autre, figurative, ou abstraite avec Pollock. Ou encore, à partir d’une image de film, nous essayions de reconstituer la tension d’un plan. Les résultats étaient étonnants, et m’ont beaucoup appris pour mon travail. 

Êtes-vous collectionneur ?
Je collectionne surtout les livres.
Je suis comme un personnage du Radeau de la Méduse au milieu de l’océan des livres, j’essaie de me freiner, mais je ne résiste pas !

Roger Planchon nous disait qu’il ne gardait rien de ses spectacles passés (L’Œil n° 496) et vous ?
Je ne possède rien, sauf l’affichette de la Scala à cause de son graphisme historique. Mais j’attache beaucoup d’importance à la photographie de théâtre. Dans le cas de grandes mises en scène, elle peut être une rencontre. D’Ariane Mnouchkine avec Martine Franck, de Peter Stein avec Ruth Waltz, d’Antoine Vitez avec Claude Bricage, de Giorgio Strehler avec Ciminaghi... La photo devient alors une interprétation sensible, une lecture, la traduction d’une traduction. J’ai beaucoup aimé le dernier travail de Bricage avant sa mort : des corps dans l’espace, ceux des ouvriers dans les usines à gaz d’Algérie. Sur son lit d’hôpital encore, il prenait en photo ses visiteurs... Les plus belles images d’un spectacle sont les images volées lors d’une représentation. Grotowski interdisait les caméras, mais le film du Prince constant pris à son insu, même s’il est mauvais techniquement, reste le plus beau document sur un spectacle. Hugo Santiago a filmé l’Electre de Vitez : c’est une interprétation placée sous le signe de la liberté du regard. Quand j’ai monté l’Oresteïa de Xenakis en plein air à Gibellina,
j’ai retrouvé dans la captation l’inspiration qui avait présidé à mon travail.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°504 du 1 mars 1999, avec le titre suivant : L’œil de Yannis Kokkos

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