L’œil de Jean-Pierre Rehm

L'ŒIL

Le 1 juillet 2002 - 1740 mots

Le Festival international du Documentaire de Marseille ouvre ses portes au Théâtre de La Criée du 2 au 7 juillet. Un nouveau directeur artistique âgé de 40 ans a été nommé pour cette 13e édition. Ancien élève de l’Ecole normale supérieure de Saint-Cloud, philosophe, Jean-Pierre Rehm a été professeur de culture générale dans diverses écoles d’art avant de se voir confier la co-direction du post-diplôme de l’Ecole des Beaux-Arts de Lyon. Nommé inspecteur aux enseignements artistiques à la Délégation aux Arts plastiques il y a deux ans, il a rejoint l’organisation du festival en novembre 2001. Critique de cinéma, mais aussi critique d’art, « sans prétendre être un érudit sur les deux champs », il a retenu cette année 20 films en compétition internationale et dix films en compétition nationale, tous produits en 2001-2002, auxquels s’ajoutent quantité de projections au sein des différents « Ecrans parallèles » et « Rétrospectives ».

Qu’est-ce qu’un documentaire ?
Le documentaire est un objet extrêmement riche, puisqu’à l’inverse de la fiction il n’est pas soumis à des règles. Les règles sont commandées par la situation : il n’y a pas de scénario préalable, celui-ci vient après coup, au montage. Le réel s’impose et le réel n’est pas un comme chacun sait, les situations sont donc infinies. Une des bonnes questions à se poser à propos du documentaire n’est pas « Fiction ou documentaire ? », mais « Récit et documentaire ? ». Le documentaire met en scène un récit par différents moyens ; le récit articule des choses qui se succèdent sans que cette situation soit présentée comme une fatalité. Le récit produit du nécessaire et du contingent : 10h vient nécessairement après 9h, mais ce qui s’est passé entre 9h et 10h est du domaine du contingent.

Le documentaire ressort-il du cinéma ? Le documentariste est-il un artiste ?
Le documentaire peut être de l’art si celui qui est derrière la caméra fait en sorte que cela soit. Le documentariste est un artiste quand il fait œuvre, quand il présente les choses de façon à ce qu’elles échappent au cadre dans lequel elles sont présentées, de manière à ce qu’elles échappent même à leur consommation : à un moment donné, comme toute œuvre, certains documentaires peuvent être vus et revus. Ce qui les distingue de l’information.

Justement, quelle différence voyez-vous entre documentariste et journaliste ?
Elle est assez simple : c’est d’une certaine façon la différence qu’il peut y avoir entre un essayiste et un journaliste. Le journaliste subit le rythme de l’actualité, le documentariste dispose de plus de recul pour organiser son regard. Le journaliste informe, il donne ce qui s’est passé ; le documentariste rend les choses disponibles. Johan van der Keuken, Robert Kramer, Raymond Depardon, Francesca Comencini sont des essayistes.

Comment analysez-vous les rapports qu’entretiennent la télévision et le documentaire ?
Il y a des sujets qui sont davantage « payants » que d’autres. On peut se demander dans quelle mesure la misère, l’horreur, la guerre ne sont pas des « fonds de commerce ». S’y ajoute la question très complexe du témoignage. Qu’est-ce qu’un témoignage ? Comment enregistre-t-on un témoignage ? En d’autres termes, comment rend-on justice à un témoignage sans instruire un procès, sans être ni juge, ni juré ? Ces questions théoriques et pratiques placent le documentaire à l’intersection d’un ensemble de difficultés, renforcées par les exigences de la télévision (formats imposés, demande de spectaculaire...). Très souvent, les documentaires répondent par avance à ce qui est attendu d’eux. En gros, plus c’est « saignant » mieux c’est, au propre comme au figuré. Les présupposés des programmateurs concernant les attentes des téléspectateurs sont relayés par les maisons de production et intégrés par les réalisateurs, derniers maillons de la chaîne. Ce qui est troublant, c’est que toutes ces décisions se font au nom du public, au nom de critères de goûts et de critères pédagogiques que l’on peut tout à fait remettre en question.

Jugez-vous un film en quelques images, comme un critique littéraire juge un livre en quelques mots ?
La tâche est plus aisée pour un critique littéraire : un écrivain a plutôt intérêt à se signaler dès la première phrase, voire dès le titre. Là, c’est un peu différent. Certains documentaires se déclarent dans la durée, à un moment donné tel film produit un événement considérable, au point qu’il devient alors nécessaire. Il est souvent vrai que les films se jugent en quelques minutes, mais procéder ainsi serait prendre le risque de rater quelque chose.
Combien de films avez-vous visionnés pour la préparation du festival ?
Nous avons reçu 1 200 films, plus ceux que nous avons demandés, soit 1 500 au total. Je suis attentif à tout, tout m’intéresse. La programmation inclut des reportages réalisés dans la tradition la plus journalistique qui soit jusqu’à des objets beaucoup plus proches d’une démarche artistique ou, même, émanant d’artistes. Avec, entre les deux, tout ce qu’on peut imaginer.

Quels artistes avez-vous sélectionnés ?
La Française Dominique Gonzalez-Foerster présente un film en sélection et un autre hors compétition, l’artiste libanais Walid Raad a imaginé une conférence-performance de 60 minutes (hors compétition), le photographe américain Allan Sekula a choisi de montrer un diaporama sur Seattle (hors compétition) et Haroun Farocki (Allemagne) présente une installation-projection consacrée à la Guerre du Golfe. Ces quatre artistes sont également présents à la Documenta XI.

Est-ce à dire que votre vision du documentaire est extensive ?
Il m’a paru intéressant, dans le cadre du festival, de questionner le documentaire. En projetant un diaporama, Sekula choisit l’image fixe et non le défilement auquel s’abandonnent trop souvent les réalisateurs. En « débrayant » le film, que voit-on à l’arrêt que l’on ne voit pas à 24 images seconde ? L’image a une valeur de vérité qui n’est pas interrogée en tant qu’image. Quels que soient les objets présentés, je n’ai pas envie de dire que ceci est du documentaire, ceci de l’art vidéo, ceci une performance, ceci un film d’artiste, etc. J’ai envie d’offrir au public une diversité de formes et il jugera. Ces objets particuliers sont pour moi des outils qui servent à enrichir et à mettre en perspective ce qui est présenté à côté. Avec les tables rondes, ce sont autant de tentatives de sortir des lieux communs qui étouffent le documentaire.

Quels lieux communs ?
Le documentaire doit savoir se présenter comme un étranger face aux situations, il ne doit pas s’identifier ou être absorbé par ce qu’il est censé filmer. Tout cela devrait imposer une liberté stylistique, une diversité de formats, d’écritures, d’approches, que l’on retrouve paradoxalement peu jusqu’ici. Le premier plan est souvent le même, une voiture ou un train rentre dans le champ par la gauche ou par la droite ; la musique est lancée deux minutes après, de la guitare ou du piano, pas d’autres instruments ; les sons sont systématiquement placés en amorce, soit en fin, soit en début de plan... Cette paresse est induite par un certain type de mise en production et par manque d’imagination. En fait, ce sont des objets angoissés, qui ont peur d’une seule chose : ces films ont peur d’ennuyer. Il se trouve heureusement que cette situation est en train de changer pour différentes raisons, telles que la légèreté des nouveaux supports technologiques (caméras DV et systèmes de montages à domicile) qui permettent de réaliser de grandes économies. Parallèlement, il y a dans le public une soif de compréhension du réel, une véritable demande d’explication du réel. Ce renouveau s’est traduit par la sélection d’un grand nombre de premiers films réalisés par des gens très jeunes. Ceux-ci ont su se dégager des schémas traditionnels de l’écriture documentaire en privilégiant des préoccupations et des approches à chaque fois singulières. Cette génération aborde le documentaire avec modestie et générosité.

Comment expliquez-vous la pénurie de bons documentaires consacrés à l’art et aux artistes ?
C’est en effet terrible, sans doute parce que l’exercice est très difficile à réaliser. Il y a en premier lieu un effet d’intimidation : face à un artiste, le documentariste cherche à le servir. Il a donc tendance à être très didactique, à faire du b.a.-ba, du montage « plan-plan », musique à l’appui, bref, tous les tics sont là, à 100 % ! Après l’intimidation, surgit l’identification : il faudrait « faire art » et pour beaucoup de gens, l’art est ennuyeux. Faire un film sur l’art qui ne serait pas ennuyeux serait donc une trahison ! Enfin, beaucoup d’auteurs se situent davantage du côté de la culture que de l’art : ils n’ont pas un rapport aux œuvres mais une idée sur les œuvres. Au fond, il y a un effet de religiosité, alors qu’on a perdu la foi. Dans ces conditions, aller à la messe n’est pas très amusant...

Comment vous êtes-vous procuré ce film inédit de Jean Eustache consacré à sa grand-mère, Numéro zéro, qui sera projeté hors compétition ?
Je ne peux malheureusement pas rentrer dans les détails : toutes les tractations nécessaires à l’obtention de ce type de films sont délicates... Je ne vous cache pas que c’est aussi ce qui fait la beauté de la chose. La version courte avait été diffusée du temps de l’ORTF, le document durait deux heures mais la télévision française avait exigé d’Eustache qu’il procède à un remontage d’une heure. Après moult péripéties, nous avons retrouvé le montage original dans les archives de l’Ina à Bois-d’Arcy. Jean Eustache filme sa grand-mère, Odette Robert, qui raconte son histoire familiale. Voilà comment le cinéma peut se relier à l’histoire par le biais du témoignage, grâce à un dispositif très simple. Inutile de mettre en scène, c’est la parole d’Odette Robert qui met en scène, c’est de sa parole que se déploie l’histoire.

Pourquoi avoir choisi une photographie de Jean-Luc Moulène, la Bobine Novacore, pour illustrer l’affiche du festival ?
Ce visuel a une valeur-manifeste. Je ne voulais pas d’image en profondeur, mais un à-plat, afin d’éviter tout effet de scénario. Cette bobine de fil bleu est l’un des Objets de grève photographiés par Jean-Luc Moulène, précisément dans une démarche de documentariste. Elle s’est imposée par son évidence plastique et, pour ceux qui le savent, parce qu’elle renvoie à des questions directement politiques. De plus, cette bobine de fil peut jouer métaphoriquement avec la bobine de film  : elle peut ainsi tisser quelque chose...

- MARSEILLE, Théâtre de La Criée, 30, quai Rive-Neuve, Espace Ephémère, quai Marcel Pagnol et Cinéma Les Variétés, 37, rue Vincent Scotto, tél. 04 95 04 44 90, www.fidmarseille.org

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°538 du 1 juillet 2002, avec le titre suivant : L’œil de Jean-Pierre Rehm

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