L’œil de Gilles Fuchs

Être collectionneur en France

L'ŒIL

Le 1 février 1999 - 1502 mots

Ancien PDG de Nina Ricci, Gilles Fuchs est connu pour être un collectionneur passionné d’art contemporain. À l’exposition « Passions privées » au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, il avait d’ailleurs tenu à montrer, non pas ses Magritte ou Chaissac, mais des œuvres plus actuelles, celles de Francesco Clemente, Haim Steinbach ou Anne Ferrer. Ce qu’il souhaite avant tout, c’est prouver qu’il existe en France des amateurs d’art qui ont constitué de vrais ensembles intéressants ces dernières années. Aidé par Jean-Marc Prévost, directeur du Musée d’Art contemporain de Rochechouart, et par une quarantaine de collectionneurs comme Jean Brolly ou Michel Poitevin, Gilles Fuchs a créé l’Adiaf, association pour le développement international de l’Art français. Sa première intervention a lieu au moment de la Foire internationale de Madrid avec une exposition conçue comme « une lecture possible de la situation artistique en France à la fin des années 90 » à partir d’œuvres en mains privées.

Pourquoi avoir choisi l’ARCO pour monter la première intervention de l’ADIAF ?
En février 1999, la France est le pays invité à la Foire d’art contemporain de Madrid. Je pensais que c’était sans doute un bon endroit pour montrer la création française car les Espagnols ne connaissent pas très bien les artistes français et parce que les Américains du sud, qui viennent nombreux à l’ARCO, sont assez distants de ce qui se passe en France, tout en ayant des préjugés très favorables sur nous. Dans cette exposition intitulée « France, une nouvelle génération », ce ne sont que des œuvres très contemporaines, d’artistes ayant moins de quarante ans, Français ou vivant en France, c’est-à-dire ayant adopté, au fond, pour une raison ou une autre la philosophie de vivre française,
« l’art de vivre à la française ». On y retrouve Marie-Ange Guilleminot, Pierre Huyghe, Peï-Ming, Xavier Veilhan, Thomas Hirshhorn ou Valérie Jouve. L’exposition devrait ensuite circuler au Musée Berardo à Sintra au Portugal (L’Œil n°488), puis à Vienne.

Qu’une association privée ait dû faire cette exposition, n’est-ce pas là une sorte de constat d’échec de l’action des musées français ?
Non, pas du tout et du reste, dans cette entreprise, l’AFAA nous aide. Mais l’art en France est surtout connu à travers la vie des musées et paraît, aux yeux des étrangers, comme un art institutionnel. Même les fondations privées comme la fondation Cartier, la fondation Maeght, la fondation Florence et Daniel Guerlain, sont perçues comme des « institutions » et non pas comme l’émanation d’une volonté privée. On reproche parfois à la France de ne pas avoir de collectionneurs privés et de ne pas s’intéresser à son art national. Cette association essaye précisément de montrer qu’il y a en France un grand nombre de collectionneurs s’intéressant à la création actuelle en France. Enfin, dans la majorité des pays occidentaux il y a des institutions, privées ou publiques, qui défendent spécifiquement un art national, le Whitney Museum à New York par exemple. Il n’y a rien de semblable en France ; nous avons pensé qu’il était utile de combler ce vide.

Pensez-vous que la situation américaine soit très différente ?
Oui, aux États-Unis la majorité des musées sont privés. Par conséquent, ils sont tenus par des trustees, c’est-à-dire des membres du conseil d’administration qui sont eux-mêmes des collectionneurs, des gens qui s’intéressent activement à la vie de l’art. Ce que je regrette en France, c’est que les institutions travaillent loin des privés. Certes il y a les associations d’amis des musées mais elles ne sont pas très influentes dans la politique générale d’un musée.

Est-ce très différent d’être collectionneur en France ou aux États-Unis ?
Je crois que c’est globalement assez différent. Aux États-Unis, il y a énormément de spéculateurs, compte-tenu des aménagements fiscaux qui, entre autres, permettent de défiscaliser les dons d’œuvres d’art aux musées. En France, ce n’est pas tout à fait la même chose. Je dirais qu’ici 85 % des collectionneurs sont à la mode du XIXe, c’est-à-dire qu’ils ont des ensembles qui leur sont personnels, qu’ils ne montrent pas. Ici votre voisin peut ne pas savoir que vous collectionnez. S’il le savait, il serait peut-être intéressé, entraîné à faire de même. Aux États-Unis, très souvent des collectionneurs vous emmènent voir d’autres personnes partageant la même passion. Ils échangent leurs informations, leurs connaissances. Il y a une vie de collectionneurs plus active mais il y a aussi une vie spéculative un peu trop débordante.

Que faudrait-il conseiller au ministère des Finances pour améliorer les choses en France ?
Sans doute une certaine défiscalisation. Par exemple, permettre aux collectionneurs privés de faire des dations tout au long de leur vie, sans attendre que ce soit le moment de leur succession. Payer ses impôts avec une œuvre d’art lorsque vous avez envie de la donner car vous ne pouvez plus la garder, parce qu’elle est trop grande ou pour d’autres raisons. Je pense d’autre part que, pour être véritablement apprécié et compris, l’art contemporain devrait occuper une place plus importante dans les lieux publics, dans la ville mais aussi et surtout dans les entreprises tant privées que publiques. Ainsi chacun pourrait se familiariser avec la création actuelle in situ et non pas exclusivement dans les musées.

Avez-vous donné l’exemple lorsque vous étiez chez Nina Ricci ?
Vous savez, je faisais intervenir très régulièrement des artistes domme Daniel Buren, Philippe Parreno ou Miguel Chevalier pour faire les vitrines de l’avenue Montaigne. J’avais mis également un certain nombre d’œuvres dans nos bureaux.

Comment avez-vous constitué votre collection ?
Mon père était un collectionneur d’art asiatique et au départ j’étais plus intéressé par l’art de la Chine et du Japon. C’est en rencontrant un grand collectionneur d’art contemporain, René de Montaigu, que j’ai découvert la création actuelle. Avec lui j’ai commencé à visiter un certain nombre d’ateliers d’artistes, Jean-Pierre Raynaud, Raymond Hains, Christian Boltanski... Tout à coup, je me suis rendu compte de la vie tout à fait particulière qu’avaient les créations contemporaines, car elles vous racontent l’histoire qui se passe aujourd’hui. Les Nouveaux Réalistes, qui étaient alors prédominants, avaient une attitude très sévère vis-à-vis de la société de consommation. Grâce à Raymond Hains, par exemple, avec ses affiches lacérées, j’ai vu la ville différemment.

Peut-on avoir une idée de vos dépenses d’alors ?
Vous savez, l’art quand il est très jeune, ce n’est pas très cher. Les œuvres de Raynaud, de Hains valaient entre 3 à 4 000 francs. À l’heure actuelle, lorsque vous achetez des jeunes artistes, vous dépensez autour de 7 à 8 000 francs pour une huile, une sculpture, une photo ou un dessin, des œuvres qui parfois ne sont pas négligeables.

Comment voyez-vous l’avenir de votre collection ? Finira-t-elle en vente publique comme celle de René de Montaigu ?
Je ne sais pas du tout. Moi je collectionne pour le plaisir. Cela me stimule.

Combien d’œuvres avez-vous aujourd’hui ?
Je ne sais pas. Peut-être deux cents mais beaucoup sont modestes, tout n’est pas « muséal ».

Voudriez-vous que cette collection reste comme un ensemble ?
Non, cela m’est égal. Je n’ai pas du tout envie de faire une fondation ou quelque chose comme ça. Je ne crois pas que ce soit l’esprit de cette collection car elle est trop éclectique et très ouverte.

Comment a-t-elle été constituée ?
De différentes manières. D’abord, j’ai énormément voyagé, et j’ai ainsi pu voir beaucoup d’œuvres à l’étranger, en Extrême-Orient, en Amérique, en Amérique du Sud. J’ai donc acheté ces artistes soit là-bas, soit en France. L’art africain contemporain m’intéresse, l’art océanien également. Quand j’allais en Russie, au moment où elle était encore fermée, cela m’intéressait de voir ce qui se passait là-bas. Mais je ne suis pas comme Peter Ludwig qui pouvait acheter deux cents œuvres russes d’un coup. Pour moi, c’est un petit peu des témoignages, des cartes de visite. De plus, je n’ai pas une vue radicale sur les œuvres d’art, je collectionne les œuvres qui m’intéressent à un moment donné pour des raisons qui peuvent être différentes. C’est-à-dire que je peux avoir à la fois une œuvre très méditative comme celles de Lee U-Fan ou Edda Renouf. Mais je peux également avoir des œuvres plus extraverties comme celles de Karel Appel ou de Nan Goldin. Pour une fondation, il faudrait que cette collection soit plus complète, plus riche dans tel ou tel domaine.

Avez-vous des ensembles d’un même artiste ?
Non. Les seuls cas sont peut-être Chaissac, Raynaud, Hains ou Hybert dont j’ai une douzaine d’œuvres.

Allez-vous ouvrir votre association aux jeunes collectionneurs ?
Oui bien sûr. L’association est ouverte à eux. Il y en a plein et j’ai envie de les voir parce qu’eux-mêmes collectionnent des œuvres plus récentes. Lorsque nous avons commencé à travailler sur cette première exposition, je ne connaissais même pas tous les artistes. Cela m’a donné la possibilité d’aller les voir et même d’acheter des œuvres de certains d’entre eux. Pour moi, c’est une ouverture.

MADRID, Circulo de Bellas Artes, 11 février-7 mars, cat. 120 p., français-anglais-espagnol. Association pour le développement international de l’Art français, 23 quai Voltaire 75007 Paris, tél. 01 42 96 24 00.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°503 du 1 février 1999, avec le titre suivant : L’œil de Gilles Fuchs

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