Photographie

ENTRETIEN

L’œil de Elliot Erwitt

Instantanés de la condition humaine

Par Damien Sausset · L'ŒIL

Le 1 juillet 2000 - 1387 mots

Photographe depuis plus de 50 ans, Elliott Erwitt a traversé le monde en tous sens, photographiant aussi bien les plages de Saint-Tropez que les visites de Nixon à Moscou. Times, Life, Paris Match ont accueilli ses images avec une régularité sans faille. Directeur de Magnum en 1966, Elliott Erwitt fut l’un des grands noms du photojournalisme. Il vient de publier deux ouvrages consacrés aux chiens et aux musées.

Quelles furent vos premières influences ?
Sans aucun doute Henri Cartier-Bresson. Je l’avais découvert dès sa première exposition au MoMA de New York en 1946 ou 47. Je regardais aussi Kertész, Walker Evans... Mais Cartier-Bresson avait ce génie pour produire des images plus fortes que les autres. Chacune de ses photographies semblait faite pour tous les hommes, quelle que soit son origine. Ce côté universel me fascinait. Quelqu’un comme Walker Evans, par exemple, produisait des images intéressantes mais plus spécifiques, plus attachées à un contexte social typiquement américain. Pour moi, ce genre de pratique était bien trop formel. Je préfère les images plus immédiates.

Comment avez-vous débuté ?
J’étais jeune et je voulais devenir photographe. J’ai donc quitté Los Angeles pour New York avec quelques photographies sous le bras. Quelqu’un m’avait donné l’adresse de Robert Capa et j’ai eu la chance de pouvoir le croiser. Durant ces semaines, j’ai aussi rencontré Edward Steichen qui dirigeait le département photographie du MoMA. Mon premier employeur fut Roy Stryker. J’étais très pauvre à cette période. Il a regardé mes photos, puis s’est retourné vers moi et m’a dit : « On dirait que vous avez besoin d’argent. » Il a sorti son portefeuille et m’a donné 100 $. Pour moi, c’était vraiment une grosse somme. Ensuite, il m’a montré la porte en disant : « Je t’envoie dans une usine pour faire un reportage, voilà une avance sur ton travail. » J’avais alors à peine 20 ans. Peu de temps après, j’ai commencé à travailler dans le grand studio de Valentino Sarra. C’était une sorte d’usine avec ses dizaines de clients. Cette façon de travailler était totalement nouvelle pour moi. Néanmoins, cette expérience fut très constructive. Elle m’a notamment fait comprendre que le plus important en photographie, ce n’est pas ce que tu fais mais comment tu le vends. Sans pour autant être cynique, je pense que le photojournalisme tel que vous pouvez le voir dans les magazines et la photographie commerciale ne sont pas si différents l’un de l’autre. Bien sûr, l’un enregistre les faits du monde réel et l’autre propose un monde imaginaire. Cependant, dans les deux cas, vous répondez à une commande précise. C’est pourquoi, les discours des photojournalistes sur la moralité de leur travail ont tendance à me faire rire. En 1954, j’ai débuté chez Magnum, l’année même où Capa disparaissait. J’avais 26 ans. Dans les années qui ont suivi j’ai beaucoup travaillé. C’est de cette époque que date, par exemple, la série de photographies faite à Moscou où Nixon discute avec Khrouchev et pointe le doigt vers lui. Ce fut l’une des images qui m’ont rendu célèbre.

Comment avez-vous réalisé vos photos de Marilyn et de Jacky Kennedy ?
Lorsque le tournage de The Misfits a débuté, j’étais assez proche de Marilyn. C’était une personne très secrète et très intelligente. Comme je ne lui réclamais rien, elle venait parfois discuter avec moi. Elle souffrait énormément de l’image que les médias avaient d’elle. Elle se plaignait que quoi qu’elle fasse, on présentait toujours une version erronée des faits. Quant aux photographies de Jacqueline Kennedy, vous ne croyez tout de même pas que je vais vous révéler tous les secrets du métier.

Comment en êtes-vous venu à faire ce livre sur les gens dans les musées ?
J’adore les musées. Dès que je suis en voyage, dès que j’ai le temps, je vais visiter tous ces lieux : musées, expositions, galeries, lieux historiques. Un musée est un espace très particulier. On peut y rencontrer tout type de production humaine. Mais ce qui me passionne le plus dans ces lieux ce sont les visiteurs. Ils sont là pour voir, pour observer. Ce sont comme des photographes sans appareil à qui l’on aurait donné des objets précis à contempler et à photographier avec l’œil. De plus, ils sont prisonniers d’un espace clos. Observés, les gens se laissent généralement aller à des poses relativement inhabituelles. Comme si l’art autorisait certaines libertés.

Que cherchez-vous à photographier ?
Cela dépend. Les sculptures, comme les personnes, sont de bons sujets. Les visiteurs font le tour, se penchent pour les étudier sous différents angles. Lorsque l’on observe ces scènes, on a tout de suite l’impression que la pose des unes (les sculptures) répond à la pose des autres (le public).

Pourtant les gens réagissent différemment face aux œuvres ?
Très souvent, j’ai l’impression que les gens appréhendent les œuvres d’art comme si elles étaient des êtres humains doués de sensations. Dans d’autres cas, le visiteur adopte une position qui indique très clairement que l’œuvre n’est somme toute qu’un objet. Cette ambivalence est très visible dans l’appréhension de certaines de mes photos.

L’attitude du public n’est pas la même si on lui offre un chef-d’œuvre ou si, au contraire, il est dans une salle avec des peintures qu’il ne connaît pas.
C’est vrai. Les grandes œuvres emblématiques de la culture occidentale ont un pouvoir incroyable. J’ai toujours été étonné de voir combien les gens ne faisaient pas de différence entre l’original et la copie.

Mais les musées ne présentent pas que des œuvres d’art ?
En effet, j’ai photographié dans toutes sortes de musées : musées de l’armée, d’histoire naturelle, cénotaphe...
Je suis fasciné par le pouvoir que peut avoir la mort sur les individus. Momies, animaux empaillés, figures embaumées, squelettes, ossuaires exercent une fascination sur les gens, quelle que soit leur culture. Personnellement, j’ai toujours adoré le cheval empaillé de Napoléon que l’on peut voir au Musée des Invalides.

Pouvez-vous nous parler de ce livre que vous venez de consacrer aux chiens ?
Beaucoup de gens font l’erreur. Cet ouvrage n’est pas un livre consacré aux chiens mais un livre de chiens dans des photographies. Pour moi, les chiens sont à la fois une excuse et une raison pour réaliser des photographies. Ils sont une excuse parfaite tant ils constituent un excellent sujet. Les gens adorent les regarder et sont toujours attendris par leur représentation. À chacun de mes voyages dans le monde, j’en profite pour réaliser quelques images de chiens. Ils sont partout. Le seul pays où je n’en ai pas trouvé était la Chine. Ils les avaient tous mangés.

Comment réalisez-vous ces images ?
En fait, ce ne sont pas des images sur les chiens mais sur la condition humaine.

Sur la condition humaine !
Oui, je trouve que cette explication sonne bien. C’est une bonne chose pour un photographe d’avoir l’air profond, de donner l’impression d’avoir construit une grande pensée autour de sa pratique (rire). Non, en fait plus sérieusement, toute photographie est un témoignage de la condition humaine. Ici, les chiens sont une excuse pour parler du monde et de sa complexité. Ce travail sur les chiens ne résulte pas d’un projet défini à l’avance. J’ai juste remarqué que j’avais réalisé beaucoup de photographies de chiens et je les ai rassemblées.

Comment expliquez-vous l’extraordinaire succès de ce livre ?
Plus le temps passe, plus je suis persuadé que la chose la plus partagée par tous les hommes est l’amour des animaux. Les personnes qui détestent les chiens sont rares. Je pense que beaucoup de personnes ont acheté ce livre tout simplement parce qu’elles ont un chien ou qu’elles souhaiteraient en avoir un et que ce livre assouvi leur frustration de ne pas en avoir. Je crois également que le succès de ce livre repose sur le simple fait que toutes ces images sont extrêmement différentes les unes des autres. Vous ne pouvez pas savoir combien il est difficile pour moi de faire des images qui paraissent nouvelles. Heureusement, les chiens sont différents de pays en pays. Cela me facilite le travail.

Que voulez-vous dire par là ?
Les chiens ne se comportent pas de la même manière selon que l’on se trouve aux États-Unis, en Suisse, au Japon ou au Mexique. Ils ont une personnalité plus ou moins marquée.

À lire :
Elliot Erwitt, Musées observés, éd. Phaidon, 160 p., 199 F, et Quelle vie de chien, éd. Phaidon, 250 p., 69 F.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°518 du 1 juillet 2000, avec le titre suivant : L’œil de Elliot Erwitt

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