Galerie

L’œil de Denise René

L’amazone de l’art abstrait

Par Dominique Boudou · L'ŒIL

Le 1 avril 2001 - 1515 mots

A l’instar de Daniel-Henry Kahnweiler pour le cubisme ou de Léo Castelli pour le Pop Art, Denise René incarne dans le monde entier la galeriste parisienne au parcours exemplaire, militante tenace et fidèle au service de l’art construit et de l’art cinétique. Née à Paris au début du XXe siècle, elle exerce tout d’abord, avec sa sœur Renée Bleibtreu, le métier de modiste au sein d’une entreprise familiale, la Société Denise René. Mais très vite, elle s’engage dans une aventure sans équivalent en présentant et en défendant les pionniers de l’art abstrait géométrique. Plus déterminée que jamais, après avoir résisté à toutes les tempêtes du marché de l’art, elle poursuit aujourd’hui son œuvre dans ses deux galeries, rive droite (22, rue Charlot) et rive gauche (196, bd Saint-Germain). Le Musée national d’Art moderne lui rend hommage ce mois-ci.

A partir de quand et comment vous êtes-vous intéressée à l’art ?
Dès mon enfance. Mon père était collectionneur. Il nous emmenait visiter des expositions et recevait beaucoup d’artistes. A la maison, il y avait quelques œuvres, dont un Herbin. Plus tard, en 1939, on nous a offert, à ma sœur et à moi, un atelier de mode, mais cela ne m’intéressait pas du tout. La guerre m’en a libérée.

En quoi la rencontre avec Vasarely, au café de Flore, à Noël 1939, a-t-elle été déterminante ?
Vasarely arrivait de sa Hongrie natale avec l’idée de créer à Paris une sorte de Bauhaus où il aurait enseigné le dessin, les arts appliqués... J’avais cet espace qui ne servait à rien puisque la guerre avait tout stoppé et nous nous sommes jetés à l’eau. Nous avons utilisé l’atelier de la rue La Boétie pour présenter ce qui allait devenir l’exposition inaugurale de la galerie Denise René en juillet 1944, « Dessins et compositions graphiques de Vasarely ».

Etait-ce déjà de l’abstraction ?
Non, pas du tout. C’était de la recherche graphique. C’est après ma première exposition Max Ernst (1945) et surtout après « Peintures abstraites. Dewasne, Deyrolle, Hartung, Marie Raymond, Schneider » (1946) que Vasarely s’est lancé à corps perdu dans la peinture. Il a traversé une période très difficile. Puis, brusquement, en 1948, il est devenu l’un des artistes de l’abstraction construite : il avait trouvé sa voie.

Entre 1946 et 1949, votre choix semble définitivement s’orienter vers l’abstraction géométrique. Pourquoi ?
Par attirance naturelle. Je n’ai jamais aimé la peinture informelle, le lyrisme et le tachisme. J’aime
que l’artiste soit entièrement responsable de ses formes, de sa couleur, de l’esprit de son œuvre. Qu’il maîtrise forme et logique, liées à la sensibilité. C’est au cours de « Tendances de l’art abstrait » (1948), que mes choix se sont tout à fait affirmés. La liste des artistes présentés est assez large (Arp, Bill, Calder, Dewasne, Deyrolle, Domela, Gilioli, Gorin, Hartung, Herbin, Jacobsen, Kandinsky, Kupka, Lardera, Lohse, Magnelli, Mondrian, Mortensen, Vasarely) mais très significative de la détermination dans laquelle je me suis engagée.

Que vous ont apporté Jacobsen et Mortensen ?
Par leur talent, ils enrichissaient le groupe initial et apportaient l’ouverture vers la Scandinavie.
De plus, comme au Danemark les artistes n’avaient pas de galerie, ils sont devenus les promoteurs de ce qui se passait à Paris. L’exposition « Klar Form » (Forme Pure, 1952) a été présentée à Copenhague, Helsinki, Stockholm, Oslo grâce à eux. Ils étaient à la fois acteurs et organisateurs.

Comment conceviez-vous alors votre rôle de galeriste ?
Nous étions une sorte de brain-trust, un groupe avec de réels échanges. Je me sentais plutôt défenseur, promoteur que marchande d’art. C’est sans doute ce qui a fait dire à Jean Cassou : « Denise René n’est pas une marchande, c’est une militante ».

Quels sont les historiens et critiques d’art qui ont soutenu vos choix ?
Charles Estienne, Léon Degand, Michel Seuphor. Pourtant, au début, nous n’avions pas de très bonnes relations avec Seuphor, car l’abstraction que je défendais était beaucoup plus libre que celle du groupe De Stijl !

Durant les années 50, vous organisez des manifestations aux titres évocateurs : « Espaces nouveaux » (1950), « Formes et couleurs murales » (1951), « Art d’aujourd’hui » (1954). En 1955, « Le Mouvement » apparaît à tous comme la « seconde révolution du XXe siècle, après le cubisme ». On y découvre, aux côtés des sculptures mobiles de Calder et Jacobsen, des constructions motorisées de Tinguely et Duchamp, des reliefs modifiables de Bury et Agam, des surfaces transparentes de Soto et Vasarely. Qu’apportent le mouvement et la transparence à l’abstraction géométrique ?
Un élargissement sans limite, une ouverture vers l’espace, la liberté ! Les implications ont été considérables en apportant une nouvelle dimension aux tableaux, comme à la sculpture qui a toujours été pour moi une préoccupation constante.

Autour de qui, de quoi, s’est défini l’art cinétique ?
L’idée est née de Vasarely en 1954-55. Il me dit un jour : « J’ai une idée sensationnelle, il faut la réaliser le plus vite possible parce qu’elle est dans l’air ». Je connaissais Tinguely, Agam. Le cinétisme, c’est la « 4e dimension », le mouvement. A l’occasion de l’exposition « Le Mouvement », Vasarely réalise un dépliant, le « Manifeste jaune », comportant son texte Notes pour un manifeste, un texte de Pontus Hulten, Mouvement-Temps ou les quatre dimensions de la plastique cinétique, deux textes de Roger Bourdier sur le cinéma et l’œuvre transformable. Pontus a également rédigé le petit mémento des arts cinétiques. C’est le point de départ de l’aventure du « Mouvement ».

Quelle est sa spécificité par rapport à l’Op’Art ?
Le nom de Op’Art (Optical Art), célèbre à partir de 1965, a été défini par Lawrence Alloway. Il a suivi
les recherches initiées par Albers et Vasarely sur la perception optique. L’Op’Art intervient sur le plan
du tableau par des vibrations de couleurs, de lignes, de matières. Il reste dans la bidimensionnalité. L’art cinétique, comme le cinéma, apporte l’espace temps-mouvement.

Il y a chez vous ce qui peut apparaître comme un paradoxe : d’un côté, la militante organisant la première exposition Mondrian en France en 1957, avec des tableaux prêtés par le Stedelijk Museum d’Amsterdam, donc non commercialisables, la femme engagée accueillant la première exposition du Groupe de Recherche d’Art Visuel (GRAV), et de l’autre, la commerciale inaugurant en 1966 sa seconde galerie, Denise René-Rive Gauche, en lançant sur le marché de l’art un nouveau type de production : l’œuvre multipliable. Qu’est-ce qu’un multiple ?
Un multiple est une reproduction à l’identique d’une œuvre d’art originale en trois dimensions comportant un tirage de 50 à 200 exemplaires. L’idée du multiple illimité de Morellet est ressortie lors des discussions que nous avions alors avec les artistes de la galerie. Mais le multiple n’était pas un simple produit destiné au marché de l’art. C’était avant tout un nouveau véhicule, un moyen plus démocratique de diffusion de l’art.

Entre 1967 et 1971, vous ouvrez trois galeries à New York et en Allemagne. Quelles étaient les raisons de ce défi ?
Je tenais un pari : m’engager partout à la fois. L’Allemagne avait un passé très brillant avec le Bauhaus. New York était incontournable sur la scène internationale. C’était beaucoup trop dangereux. Je finançais tout. Je n’avais pas de partenaire. J’ai été obligée de sacrifier des lieux. J’ai préféré me reconcentrer sur Paris qui représentait, pour moi, la base absolue et la plus difficile à convaincre.

A peu près au même moment, au début des années 70, Vasarely fonde deux musées, l’un à Gordes (1970), l’autre à Pècs (Hongrie, 1976) et crée son Centre de Recherche architectonique à Aix-en-Provence (1974-76). Comment vivez-vous ces événements ?
Vasarely a été très généreux avec Dewasne et Jacobsen notamment, qu’il a présentés à de nombreux collectionneurs ou qu’il a poussés à exposer. La galerie lui a servi de base de lancement, mais il était
très sollicité. Il m’est arrivé de me trouver dans son atelier et d’y voir mes clients. J’ai fermé les yeux parce qu’il considérait son idée de fondation comme une action culturelle supérieure qui devait être un bienfait pour notre mouvement. Mais mon chiffre d’affaires en a souffert. La difficulté s’est accentuée avec la crise économique liée au premier choc pétrolier. J’ai dû restreindre de nombreuses activités. Si j’ai survécu, c’est grâce à ma volonté farouche. J’ai eu jusqu’à 45 employés, 17 artistes sous contrats. La folie... En 1977, j’ai été obligée d’arrêter les contrats d’artistes.

Quels ont été vos nouveaux objectifs ?
L’organisation de grandes expositions. En 1978, j’ai été commissaire pour la France de « L’art en France de Mondrian et Marcel Duchamp à nos jours » présentée à l’occasion de la Foire de Bâle. C’était une manifestation digne d’un musée. Il y avait tous les artistes que j’ai révélés, ainsi que ceux d’autres galeries parisiennes. En 1981, à l’occasion de la Fête de la rose organisée par le parti socialiste à Marseille, j’ai proposé « Forme, Lumière, Mouvement ». En 1983, j’ai réalisé « Klar Form 2 ». D’autres ont suivi depuis, dans un même et fidèle engagement au service de la recherche pour l’art contemporain.

PARIS, Centre Pompidou, 4 avril-4 juin.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°525 du 1 avril 2001, avec le titre suivant : L’œil de Denise René

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