Les sourires amers du clown

Par Olivier Michelon · Le Journal des Arts

Le 2 avril 2004 - 1551 mots

« La Grande Parade » dresse un portrait de l’artiste en saltimbanque. Inspirée d’une étude de Jean Starobinsky,l’exposition du Grand Palais regroupe plus de deux cents œuvres du XVIIIe siècle à nos jours.

Le monde du cirque représente, dans l’atmosphère charbonneuse d’une société en voie d’industrialisation, un îlot chatoyant de merveilleux, un morceau demeuré intact du pays d’enfance, un domaine où la spontanéité vitale, l’illusion, les prodiges simples de l’adresse ou de la maladresse mêlaient leurs séductions pour le spectateur lassé de la monotonie des tâches de la vie sérieuse. » Telle est dans L’Artiste comme saltimbanque (1), la première explication fournie par Jean Starobinksy quant à l’intérêt des milieux littéraires et artistiques du XIXe siècle pour le cirque et la fête foraine. Un attrait visuel complété par un second, plus complexe, « un penchant d’un autre ordre, un lien psychologique qui fait éprouver à l’artiste moderne je ne sais quel sentiment de connivence nostalgique avec le microcosme de la parade et de la féerie élémentaire ». C’est ce double mouvement qui habite les neuf sections de l’exposition du Grand Palais.

« La Grande Parade » commence avec le « Monde nouveau » – une fin du XVIIIe siècle marquée par l’émergence du comédien dans la peinture de genre –, elle s’achève sur « Arlequin » – un chapitre presque exclusivement consacré au dialogue de Picasso avec ce double. Arlequin, un personnage qui, dans ses caprices, figure les renversements, « à mi-chemin entre l’enfer de la piste où s’agitent les êtres de la nuit et le ciel du cirque où voltigent les acrobates », comme l’explique Jean Clair, commissaire général de l’exposition. Entre les deux, le parcours passe par la « Parade », le « Chahut et le Chaos » ou encore les « Monstres et merveilles ». En tout, l’exposition brasse plus de deux cents œuvres du XVIIIe siècle à nos jours. Une largesse et une construction non linéaire, qui peut sembler chaotique, mais reste limpide dans sa démonstration finale : celle du monde forain comme lieu métaphorique de la place faite ou laissée à l’artiste.

Victoire et déchéance
Dans le Mondo novo (1765), Giandomenico Tiepolo dépeint ses compatriotes vénitiens de dos, à l’assaut d’un théâtre d’illusions accessible par les fenêtres d’une petite maison, une de ces attractions alors courantes conçues autour de procédés proches de celui de la lanterne magique et qui se déplaçaient de ville en ville au rythme des foires. La fenêtre du tableau est close par des spectateurs massés devant l’exotisme qu’on leur promet. Ils tournent le dos à leur représentation, comme pour en savoir plus sur ce que leur réserve l’avenir. L’artiste est resté en dehors, exclu ou tenant la distance nécessaire selon les interprétations propres à chacun. En s’ouvrant sur le spectacle caché de ce monde nouveau, l’exposition signale d’emblée l’ambiguïté de son propos. Un doute qui est au cœur de son sujet, celui de l’attrait pour l’artiste du monde du cirque, de ses curiosités, de ses figures de grâce (les acrobates) ou de paria (les nains, femmes à barbe et autres monstres) et, in fine, de la définition et de la représentation de l’artiste en saltimbanque. Cette dernière identification tient aussi bien à la victoire clairvoyante de l’artiste qu’à sa déchéance.

À la fin du XVIIIe siècle, le créateur cesse d’être l’homme de cour, égal des puissants dont raffolaient les biographies classiques, pour commencer à produire dans une relative indépendance, tendance qui se concrétisera au siècle suivant et nourrira l’esthétique de la bohème, ou, moins poétiquement, du marginal. Le one-man-show est une position d’autonomie, mais celle-ci est peu aisée, assortie des railleries du public. Dans Les Comédiens italiens (1725) de Watteau, le Pierrot se trouve encore au centre de la scène et de toutes les intentions. En 1930, dans les Masques intrigués de James Ensor, il est seul au milieu de la foule, au mieux dévisagé, exposé, au pire conspué et moqué. Dernière image à clore le parcours de l’exposition, le Clown dansant à 2 845 325 (1982-1983), de Jonathan Borofsky, laisse un goût amer. Sur une scène de guingois, la sculpture animée représente l’artiste en ballerine grimée, avec un nez rouge, bougeant péniblement la jambe pour attirer le regard du visiteur, tandis qu’est fredonné My Way. Un autoportrait féroce et lucide renvoyant aux conditions mêmes de l’exposition ?

Confrontations fortes
« Le jeu ironique a la valeur d’une interprétation de soi par soi : c’est une épiphanie dérisoire de l’art et de l’artiste. La critique de l’honorabilité rangée s’y double d’une autocritique dirigée contre la vocation esthétique elle-même, postulait Starobinsky. Nous devons y reconnaître l’une des composantes caractéristiques de la “modernité”, depuis un peu plus d’une centaine d’années. » Mais, à quelques exceptions près, l’ouvrage de l’esthéticien reste ancré dans l’héritage du XIXe siècle. Au Grand Palais, le clown sourit devant quelques-uns des grands récits du XXe : Philip Guston, revenu de ce qu’il considérait comme l’impasse formaliste de l’expressionnisme abstrait, se caricature devant ses tableaux (Tête du peintre, 1975) et Paul McCarthy joue au peintre virtuose dans une performance burlesque et sale. La confrontation entre œuvres anciennes, modernes et contemporaines est un des points forts de la « Grande Parade », un exercice suffisamment rare dans les grandes expositions françaises pour être souligné. D’autant que si la manifestation fait la part belle à la peinture, elle dépasse largement ce médium. Dans la photographie, le cirque peut aussi bien être intégré dans un projet documentaire (August Sander) que se voir inséré dans les recherches avant-gardistes du Bauhaus ou du constructivisme russe (Alexandre Rodtchenko), voire demeurer un objet de curiosité (le Congrès de phénomènes de 1929 saisi par Edward J. Kelty, sorte de prémonition du bestiaire de Matthew Barney). L’image photographique pointe les séquelles visuelles laissées par le cirque dans la construction de l’imaginaire du XXe siècle. Premier moteur de celui-ci, le cinéma est lui aussi représenté avec des extraits du Freaks de Tod Browning (1932), ou des Enfants du paradis de Marcel Carné (1945).

L’ensemble permet des raccourcis saisissants, ainsi le questionnement de la répétition comme procédé comique, des Larmes de clown de Victor Sjöström (1934) à la Bataille des tartes de Pierrick Sorin (1994), ou la confrontation sur pièce entre le Clown Fratellini de Francis Picabia (1936) et le clown de Cindy Sherman (Sans titre n° 411, 2003). À l’inverse, on peut trouver à redire sur la présence du portrait de Beuys, La Rivoluzione siamo noi (« La révolution, c’est nous ») (1972). La lecture au deuxième degré de cette représentation progressiste d’un artiste en mouvement, symbolisant une avancée collective, concomitante de la pensée des années 1970, brise toute possibilité d’espoir. Impression d’autant plus désagréable qu’elle est renforcée par un face-à-face avec un autoportrait de Lucian Freud. À l’inverse de la panoplie opérationnelle de Beuys (le chapeau, les bottes, la veste de chasseur), le Peintre à l’œuvre, réflexion (1993) montre Freud en vieux peintre nu, voûté dans des bottes sans lacets. Reste que l’un comme l’autre conserve le désir de se montrer pour exister…

Un obèse de l’« entertainment »
« L’artiste doit être conscient qu’il n’est qu’un membre au service de la société. En somme rien d’autre que n’importe quel employé supérieur. Il est tout à fait naturel qu’il ne puisse répondre à ses prétentions qu’une fois les besoins cruciaux de la société satisfaits, la voiture ou le voyage en Égypte par exemple », résumait Max Beckmann dans « La position sociale de l’artiste. Le funambule noir »(2).
À quelques cimaises de là, posé sur la moquette comme un vagabond que l’on aurait oublié de sortir, ou un gros confetti laissé sur le bord du trottoir après le passage du défilé, le clown d’Ugo Rondinone (S’il n’y avait n’importe où, sauf le désert. Mardi, 2002) dort d’un sommeil profond dans les allées du Grand Palais.

L’œuvre est sans doute une des plus belles démonstrations du sort de l’artiste dans la société des loisirs. Modelée sur le vivant, la sculpture irradie d’une présence forte, mais elle montre surtout une fiction tombée plus bas que terre, c’est-à-dire dans le vrai. Elle est à l’apogée d’un monde de divertissement que l’on nous promet comme rapide, sans douleur et sans heurts, car immatériel. À force de multiplier les expériences (« Enjoy the experience », comme le réclame aux États-Unis les slogans vendant films, voyages et autres produits culturels), le clown est devenu un obèse de l’« entertainment » (divertissement), gavé de tout avec son ventre gonflé. Le personnage conserve toutefois par sa carnation diaphane et son accoutrement étrange quelque chose du rêve et de l’illusion, mais il est aussi menaçant. Quel dégât peut faire un gros clown en peau de bête qui se réveillerait ivre mort au milieu d’un espace d’exposition ?

(1) paru en 1970 chez Skira et réédité en 2004 dans une version augmentée depuis chez Gallimard.
(2) in Écrits, éditions de l’École nationale supérieure des beaux-arts, Paris, 2002 ; cité par Didier Ottinger dans le catalogue de l’exposition.

LA GRANDE PARADE, PORTRAIT DE L’ARTISTE EN CLOWN

Jusqu’au 31 mai, Galeries nationales du Grand Palais, entrée square Jean-Perrin, 75008 Paris, tél. 01 44 13 17 17, www.rmn.fr, tlj sauf mardi 10h-20h, mercredi 10h-22h. Catalogue 424 p., 59 euros, ISBN 2-07-011782-0, et aussi hors-série de L’Œil, 66 pages, 9 euros. À lire : Portrait de l’artiste en saltimbanque, Jean Starobinsky, Gallimard, 120 p., 24,50 euros. ISBN 2-07-0777037-0.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°190 du 2 avril 2004, avec le titre suivant : Les sourires amers du clown

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