Les designers français en quête d’éditeurs

Le peu d’empressement des industriels hexagonaux profite aux Italiens

Par Christian Simenc · Le Journal des Arts

Le 17 mai 2002 - 1920 mots

L’un des faits marquants de l’édition 2002 du Salon du meuble de Milan, qui s’est déroulé du 10 au 15 avril, est sans aucun doute l’entrée massive des designers français chez nombre d’éditeurs italiens. Or, malgré ce que peut laisser croire ce bilan,
il est un peu l’arbre qui cache la forêt de créateurs de mobilier en France, où faire éditer un meuble relève, pour beaucoup, du parcours du combattant.

Premier constat : hormis un “énorme” fabricant, Ligne Roset, et quelques très rares petits, dont une poignée de galeristes, l’édition mobilière française étiquetée “design” est plutôt maigrichonne. Pas étonnant donc que le diagnostic des designers envers les éditeurs français soit aussi lapidaire. Patrick Norguet fustige “l’absence de réactivité”, Arik Levy “leur manque de courage”. “Dans les industries françaises, et pas uniquement dans le mobilier, les bureaux d’études font encore trop souvent office de bureaux de création, regrette le designer Ronan Bouroullec. Ailleurs en Europe, les entreprises travaillent depuis longtemps avec des designers indépendants, persuadées que, à l’extérieur, la pensée est moins sclérosée.” Si bien qu’en France, “il faut toujours rassurer à outrance les fabricants avant d’oser leur parler d’un projet, poursuit-il. En Italie, en revanche, les designers ne sont pas perçus comme des Martiens. La culture du design existe depuis des décennies et travailler avec un designer est considéré comme normal, comme naturel”.

Face à la timidité des industriels, certains designers se risquent à éditer eux-mêmes leur propre production, à l’instar, en littérature, des éditions “à compte d’auteur”. Laurence Brabant, qui, depuis deux ans, diffuse sa collection d’objets en verre baptisée “Petites leçons de choses”, s’étonne encore : “Les souffleurs de verre me regardent déjà bizarrement lorsque, en tant que cliente, je leur demande de réaliser mes pièces. Alors de là à leur faire comprendre que j’ai un potentiel de création et d’idées qu’ils pourraient exploiter pour leur propre production, il y a un fossé !” Pis, “les très jeunes designers ne sont pas aidés, déplore-t-elle : soit l’entreprise veut se faire une image et elle ‘signe’ avec une pointure, soit elle exige la rentabilité et établit un cahier des charges si restrictif (durée de vie du produit de trois ans minimum, positionnement d’entrée de gamme, etc.) qu’il gomme automatiquement toute la spontanéité et l’originalité d’une idée”. On touche là au principal dilemme : celui de l’éditeur potentiel qui, avant de croire en l’objet, exige... le prototype attestant de sa faisabilité technique. C’est l’éternelle histoire du serpent qui se mord la queue.

Passage obligé donc : la réalisation du prototype. En vingt ans d’existence, le VIA (1) en a fait réaliser quatre cent cinquante : “Nous finançons trois types de projets, explique Gérard Laizé, directeur général du VIA : la ‘Carte blanche’, octroyée à un designer, pour sa maturité et l’originalité de sa démarche créative ; l’’aide à projet’, pour la pertinence conceptuelle d’une proposition et sa faisabilité industrielle ; enfin, l’’appel spécifique’, pour lequel on sollicite tel ou tel designer auquel l’on fixe un cahier des charges précis”. “Sur l’ensemble des projets soumis à ce jour, ajoute-t-il, le taux de transformation est de 50 %.” Autres financements possibles : les deux bourses du Fiacre (2), allouées par le ministère de la Culture. L’une est une “Allocation de recherche” – en 2001, elle a été consentie au tandem Elsa Francès et Jean-Michel Policar. L’autre une “Aide à la première exposition monographique”. Éric Jourdan en a bénéficié pour réaliser sa série de “Meubles traversants” montrés en 2000 à Paris, à la galerie Peyroulet, dont le propriétaire, Gilles Peyroulet, “préfère éditer des collections d’objets à un objet unique”. Ainsi, l’a-t-il fait pour la ligne Fusei de Nestor Perkal ou pour les Objets travestis de Matali Crasset.

Reste qu’un prototype, seul, ne fait pas le printemps. “De nos jours, tous les prototypistes savent faire des pièces admirables, concède Michel Roset, directeur général de Ligne Roset et président de Cinna. Il n’empêche qu’en production industrielle, on remet de toute façon tout le projet à plat pour étudier sa faisabilité.” Le fichier “designers” de Ligne Roset regorge actuellement de près de soixante-dix noms : les poids lourds (Pascal Mourgue, Didier Gomez...) et la jeune garde (Arik Levy, les frères Bouroullec, les Delo Lindo...), sans oublier les coups de cœur : “Prenons Éric Jourdan, sourit Michel Roset. Ce n’est pas le plus simple à vendre, mais il est bon qu’il y ait dans notre catalogue des produits plus culturels. Jourdan dessine admirablement bien, son écriture est incontestable et, si je poursuis la métaphore littéraire, il est un peu notre Julien Gracq du design.”

Certains “éditeurs” visent d’ailleurs le Goncourt avec à la clé, paradoxe, une production inversement proportionnelle à celle du prix littéraire. C’est le cas du galeriste Didier Krzentowski, propriétaire de la galerie Kréo, à Paris, qui considère le marché du design à l’égal de celui de l’art, les meubles y étant traités comme des œuvres : “Les passerelles sont pour moi évidentes entre les deux domaines, avance-t-il. J’ai d’ailleurs déjà produit, par le passé, du mobilier imaginé par des artistes contemporains, des créations de Franz West ou encore un tapis de Fabrice Hybert.” Le galeriste a ainsi demandé à Bertrand Lavier, qui exposera au Musée d’art moderne de la Ville de Paris, du 31 mai au 22 septembre, de “revisiter” la célèbre Embryo Chair, de l’Australien Marc Newson, dont il compte ensuite éditer le résultat. De même agit-il avec son “écurie” de designers, dont le champion n’est autre que Martin Székély. Il parle de “cote” de tel ou tel designer, trouve que celui-là “se vend bien”, employant à dessein le langage des marchands d’art : “J’édite les pièces de trois façons différentes, dit-il : en un exemplaire unique, en cinq exemplaires ou en douze exemplaires, à savoir huit ‘pièces numérotées’, deux ‘épreuves d’artistes’ et deux ‘hors commerce’”. Mais ce parti pris de penser le designer comme un artiste fait grincer les dents de certains, éditeurs ou créateurs, tant il va à l’inverse de la définition même du design, à savoir la production industrielle. D’un côté, il ferme inévitablement la porte aux jeunes créateurs, leur “cote” sur le “marché” du design étant, en début d’activité, forcément inexistante. De l’autre, il risque d’enfermer le designer dans un rôle d’artiste qu’il n’a pas, puisqu’il doit nécessairement obéir à des contraintes, celles justement de la production industrielle. Ce qu’évoque tout de go Michel Roset lorsqu’il parle de François Bauchet : “J’ai eu la malice de comprendre son travail et de le sortir de l’espèce de mini-ghetto de designer-artiste dans lequel il était en travaillant uniquement avec des galeries, estime le président de Cinna. À preuve : le canapé Yang, qu’il a dessiné pour nous, est une véritable réussite alors que Bauchet lui-même ne pensait pas avoir la capacité d’imaginer un meuble destiné à la grande production, tant il se cantonnait à l’idée d’être un créateur de pièces uniques ou de séries limitées.” Dont acte.

Les initiatives pour tenter de favoriser les contacts entre les éditeurs et les créateurs ne manquent pas, à l’image d’Alliages, collectif de designers associé aux Porcelaines Avignon. Ricardo Bustos, du duo Mano Tonnerre, qui en fait partie, est aussi le responsable d’une exposition qui va montrer quelques exemples de collaborations réussies (3) : “Nous allons relater comment six entreprises traditionnelles ont ressenti un besoin de faire évoluer leur savoir-faire à travers la création.” De son côté, Jean-Pierre Vitrac a fondé, avec l’appui d’un industriel philanthrope, Dézidés Production (4), et exposera en octobre prochain Active Light, quarante prototypes de luminaires d’intérieur et d’extérieur conçus par de jeunes designers : “Notre but n’est pas forcément de lancer ses produits sur le marché, mais surtout de faire prendre conscience aux industriels qui les verront le potentiel de talents qu’ils ignorent.”

Au Salon du meuble de Paris, Christian Ghion, également designer, est, lui, responsable depuis trois ans de Design Lab, un stand version “laboratoire de recherche” qui présente une sélection de prototypes en quête d’éditeurs, issus d’un mariage de raison entre un designer et un matériau (donc une entreprise) : “En 2000, nous avions présentés dix prototypes, il n’y a eu aucune édition ; l’année suivante, sur les quinze projets proposés, quatre ont été édités ; enfin, en janvier dernier, sur les trente présentés, près d’une dizaine sont en pourparlers avancés pour être produits, détaille-t-il, ce qui est plutôt encourageant.” Sauf que les premiers à faire leur marché ne sont malheureusement pas les Français, mais, évidemment... les Transalpins ! Giulio Cappellini, PDG de la firme italienne Cappellini, est réputé pour être l’un des plus réactifs, prompt à signer des contrats le jour même de l’ouverture d’un salon. “Même si je sais pertinemment, dit-il, que, au final, seuls 30 % des projets que nous étudions arrivent au stade de la production.” Si bien qu’entre le Salon du meuble de Paris, en janvier, et celui de Milan, en avril, des prototypes peuvent ainsi passer illico de l’étiquette “libre à l’édition” aux pages du catalogue officiel Cappellini. Ce fut le cas notamment cette année avec la chaise longue en Corian Shadow, de Christian Ghion. Ou, par le passé, avec la chaise en plastique translucide et bariolée Rainbow, de Patrick Norguet (prix public : 7 165 euros !) et la “cuisine désintégrée” de Ronan Bouroullec, remarquée alors que celui-ci n’avait que... vingt-six ans. Les choix se font “au feeling”. Massimo Morozzi, directeur artistique de l’entreprise italienne Edra, a exhibé cette année à Milan, les fameuses “cales humaines” – rebaptisées Body Prop – d’Olivier Peyricot, aperçues l’an passé à Paris, quatre modules en mousse de polyuréthane pour s’affaler par terre avec un minimum de confort : “J’avais découvert les créations expérimentales d’Olivier Peyricot lors de l’exposition ‘Glassex’, à Paris, en 1999, raconte Massimo Morozzi, et comme je pense que l’expérimentation est primordiale dans le design, j’ai choisi de l’éditer.” Tout aussi alerte, Eugenio Perazza, patron de Magis, est l’un des premiers à avoir fait confiance à Jean-Marie Massaud : “Je l’avais remarqué alors qu’il travaillait encore dans l’agence de Marc Berthier, explique-t-il. Nous lui avons aussitôt donné la possibilité de faire des projets complexes de vrai design industriel avec des investissements importants, telles les chaises O’Azar et Schizo ou la boîte à lettre Dunkan.”

Conclusion : les créateurs de l’Hexagone se sentent bien démunis sur leurs propres terres. “Les fabricants français rééditent, aujourd’hui, avec les designers la même erreur qu’ils ont faite avec Philippe Starck dans les années 1980, reproche Françoise Darmon, conseil en design. Aucun fabricant français n’a, à l’époque, voulu produire ses projets. Les seuls à l’avoir accueilli à bras ouverts ont été... les Italiens !” C’est ainsi que la star des designers tricolores, sinon planétaires, ne travaille quasiment pas en France aujourd’hui. Dévoilé au Salon de Milan, son dernier projet, pour la chaîne d’hypermarchés américaine Target, est une collection d’une cinquantaine de produits, “à prix abordables”, pour la maison, le bureau, la cuisine, la salle de bain et... les bébés. On les trouvera, dès ce mois-ci, dans les rayons des quelque... 1 081 magasins répartis sur tout le territoire des États-Unis. Excusez du peu. “La création est aujourd’hui un des facteurs essentiels de rentabilité”, martèle à l’envi Françoise Darmon. Alors, messieurs les éditeurs français : tirez les premiers !

1. Valorisation à l’Innovation dans l’Ameublement est l’antenne “recherche-design” de l’Union nationale des industries française de l’ameublement.
2. Fonds d’incitation à la création et à la recherche.
3. L’exposition, avec notamment Patrick Norguet, Laurence Brabant, Frédéric Ruyant ou Jérôme Gauthier, aura lieu du 23 au 22 juin, à la galerie Ateliers d’Art de France, 22 avenue Niel, 75017 Paris.
4. www.dezides.com 

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°149 du 17 mai 2002, avec le titre suivant : Les designers français en quête d’éditeurs

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