Allemagne

Les banques en compétition

La collection est un moyen de se distinguer

Le Journal des Arts

Le 1 janvier 1995 - 1077 mots

Les collections d’entreprises, en Allemagne, sont dominées par les banques ; celles-ci, dont les profits sont confortables, répugnent à dire qu’elles achètent peintures, sculptures et œuvres graphiques à titre d’investissement.

BONN - "Nous n’avons jamais vendu une seule œuvre", déclare Friedhelm Hütte, conservateur des collections de la Deutsche Bank. Bien au contraire, ces passionnés de la collection d’entreprise proclament que leurs trésors – depuis les cinquante-sept toiles de maîtres anciens de l’Hypo-Bank jusqu’aux centaines d’œuvres modernes de la Deutsche Bank – constituent pour elles le moyen d’aider les grands musées, d’enrichir culturellement la vie de leur personnel et de soutenir les jeunes artistes. Voire.

Avant la Deuxième Guerre mondiale, il était de tradition, dans les petites institutions bancaires allemandes, de collectionner les œuvres d’art. Plusieurs de ces collections, comme celles de la Berliner Handels- und Frankfurter Bank, alors basée à Berlin, ont été perdues dans les bombardements et les destructions des années de guerre. Aujourd’hui, en revanche, ce sont les plus grandes banques du pays qui ont constitué des collections de tout premier plan, chacune d’elle ayant un thème particulier. "Elles sont toutes en compétition", déclare Werner Lippert, éditeur d’un livre consacré aux collections d’entreprise. "La collection est devenue un moyen de rivaliser et de se distinguer entre elles."

Mettre en valeur l’architecture
La Dresdner Bank, deuxième institution financière actuelle de l’Allemagne, commandite des sculptures et des tableaux pour mettre en valeur l’architecture de ses bâtiments.

Une fois la commande passée, les artistes participent, dès les premières étapes du projet, aux travaux des architectes pour les nouveaux bâtiments. Par exemple, l’édifice cubique du nouveau quartier-général de la banque, à Francfort, a dicté la forme des deux œuvres commandées à l’artiste américain Sol LeWitt : une sculpture monumentale, intitulée Cube Structure, devant l’entrée, et une fresque murale – Floating Cube A – dans le hall d’accueil.

Toutefois, la démarche de la Dresdner Bank n’est pas entièrement motivée par l’esthétique : ces œuvres sont également destinées à refléter la nature de l’institution qui les a commanditées. "La force de la forme cubique symbolise la solidité de la structure du groupe", indique le catalogue des œuvres exposées dans le nouveau bâtiment. Dans les premiers temps de sa collection, la banque a acquis des œuvres d’artistes contemporains comme Per Kirkeby et Ilya Kabakov. Elle agrandit aujourd’hui ses collections en passant commande auprès d’artistes allemands et internationaux.

Prêts permanents aux musées
Basée à Munich, la Bayerische Hypotheken- und Wechsel-Bank a commencé d’acquérir des œuvres d’art en 1966, en achetant pour l’Ancienne Pinacothèque sept toiles de maîtres français et espagnols du XVIIIe siècle, suivant en cela la tradition de mécénat de l’ancienne maison royale de Bavière. Depuis lors, la banque a constitué une collection de soixante-quinze tableaux datant des XVIIIe et XIXe siècles – qui sont toutes en prêt permanent dans les grands musées de Munich.

"C’est un moyen d’aider les musées à combler les vides de leurs collections", déclare un porte-parole de la banque. Pour ses propres bâtiments, l’Hypo-Bank achète aujourd’hui des œuvres de jeunes artistes encore inconnus. Plus de sept cents toiles et œuvres graphiques entrent ainsi chaque année dans ses collections.

Une banque-musée
À l’instar de la banque munichoise, la Deutsche Bank s’est mise à collectionner les œuvres d’art sous l’impulsion enthousiaste de l’un de ses directeurs, Herbert J. Zapp, qui a enrichi la collection depuis son arrivée, en 1980, jusqu’à son départ en retraite, l’année dernière. En déployant cette collection sur les lieux de travail, H. J. Zapp a volontairement cherché à mettre le personnel et les clients de la banque en contact direct avec l’art contemporain. Les conservateurs relayent cet objectif en offrant au personnel et aux clients de véritables visites guidées des œuvres exposées, et en organisant des rencontres et des débats. "Une immense majorité du personnel… considère notre collection d’art comme un enrichissement de ses qualités de vie et de travail. L’amélioration est réelle, même si elle ne peut pas être quantifiée mathématiquement", commente H. J. Zapp.

Stimulant intellectuel et culturel, la collection de la Deutsche Bank sert aussi à promouvoir les arts graphiques contemporains, en achetant les œuvres de jeunes artistes des pays germanophones (Allemagne, Autriche et Suisse alémanique). Les collections comportent également quelques noms célèbres : Joseph Beuys, Vassili Kandinsky, Max Beckmann et Erich Heckel. Il faut continuellement acquérir de nouvelles œuvres pour orner les nouveaux espaces de bureaux. L’inauguration de la troisième tour de trente-sept étages à Francfort, l’an passé, a ajouté une troisième "aile" – et sept cents nouvelles œuvres – au "musée" le plus vertical d’Europe.

La photographie "support démocratique"
La Deutsche Genossensschaftbank a commencé sa collection l’année dernière et a choisi la photographie contemporaine, support jugé plus accessible pour le personnel comme pour les clients. "Nous nous sommes décidés pour un support démocratique, qui reflétait la structure démocratique de la banque", déclare Luminita Sabau, historienne d’art en résidence auprès de l’institution bancaire. "Mieux que d’autres supports, la photographie met en contact l’art et la réalité." La collection de cinq cents photographies comporte des œuvres d’Andy Warhol, Robert Rauschenberg, John Baldessari et Marie-Jo Lafontaine. Elle est exposée au siège central et dans les succursales.

La publicité qui a entouré cette nouvelle collection a indéniablement aidé la Deutsche Genossen­­schaftbank à sortir de la crise morale et financière où elle se trouvait plongée depuis le début des années quatre-vingt-dix. La photographie est aussi devenue une partie essentielle de la culture d’entreprise : les œuvres d’artistes mondialement connus, comme Annie Leibovitz, constituent la base de la dernière campagne de publicité de l’institution bancaire.

Le profit commercial est en revanche absent de la collection artistique constituée depuis vingt ans par Reinhold Würth, propriétaire et président-directeur-général de la société d’ingénierie Adolf Würth, basée dans la ville de Künzelsau, en Forêt-Noire. "Une passion pour la collection, conçue comme antithèse à l’esprit rationnel des affaires", explique Würth lui-même, en commentant sa collection d’environ deux mille œuvres contemporaines. Comme la plupart de ses collègues, Würth a d’abord été guidé par ses goûts personnels.

Aujourd’hui, avec l’aide d’un conservateur, il n’achète œuvres graphiques et sculptures que dans trois secteurs bien définis : les classiques du moderne, comme Nolde, Chagall, Miró et Picasso ; les expressionnistes allemands et autrichiens contemporains, comme Damisch, Scheibl et Bohatsch ; les réalistes fantastiques, tels que Wolfgang Hutler et Rudolf Hausner. À l’image de la société, la collection est propriété privée de la famille Würth, mais elle est en exposition publique dans le musée de la firme, à Künzelsau, et ses œuvres sont régulièrement prêtées aux musées du monde entier.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°10 du 1 janvier 1995, avec le titre suivant : Les banques en compétition

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