Art contemporain

Les artistes ont-ils un ego démesuré ?

Par Marie Zawisza · L'ŒIL

Le 15 avril 2014 - 1187 mots

Les œuvres ne suffisent plus. Les photographes poursuivent les artistes dans leurs ateliers, les collectionneurs demandent à serrer leur main… Comment la personne de l’artiste a-t-elle pris, au cours de l’histoire, l’importance qu’on lui connaît aujourd’hui ?

Etrange aura que celle de l’artiste. « Ce qui nous passionnait était de rencontrer des artistes, de passer des soirées avec eux, de parler d’art. Leur acheter des œuvres était notre façon d’être à leurs côtés, de les accompagner. » C’est ce que confie un couple d’amateurs dans Collectionneurs, entretiens, le livre d’Anne Martin-Fugier (Actes Sud). De fait, aujourd’hui, on rêve de serrer la main de l’« Artiste », de visiter son atelier, antre de la création… ou du moins de l’y voir photographié dans les magazines. À croire que les artistes ne sont pas tout à fait semblables au commun des mortels. Il faut dire que, bien souvent, ils le manifestent – par un accessoire, une façon de s’habiller, de se coiffer, de se tenir, comme André Cadere, qu’on ne voyait jamais se déplacer sans ses bâtons colorés, auxquels on avait fini par l’identifier. Comment donc les artistes, artisans anonymes au Moyen Âge, en sont-ils venus à se mettre ainsi en scène et à éveiller une telle fascination ?

À la Renaissance, l’artiste devient l’égal des princes
L’artiste en tant qu’individu remarquable apparaît dès l’Antiquité. Plutarque et Pline l’Ancien citent ainsi des peintres et des sculpteurs dont le talent les distingue au sein de leur métier – par exemple Apelle, célébré pour la « grâce » de ses peintures, ou Zeuxis, dont la légende raconte qu’il peignit si bien une grappe de raisin que des oiseaux vinrent la picorer. Mais pour remarquables qu’ils soient, et malgré l’estime des puissants pour leur habileté – la légende raconte qu’Alexandre céda sa maîtresse Pancaspé à Apelle lorsqu’il s’aperçut que le peintre était tombé amoureux d’elle en la peignant –, ils n’en sont pas moins tenus pour des artisans. Ils le resteront au Moyen Âge, le mot « artiste » n’apparaît d’ailleurs, d’après le Petit Robert, qu’en 1395, si bien que, même si certains noms émergent, ils ne signent pas leurs œuvres. « Elles sont au service de Dieu. La notion de personne apparaît quand le rapport à l’art change », observe l’historien d’art Jan Blanc, auteur de Paroles d’artistes, de la Renaissance à Sophie Calle (Citadelles et Mazenod). Ce rapport à l’art change à la Renaissance, avec les Médicis. Au début du XVe siècle, l’art devient en effet une arme politique au service des familles patriciennes qui cherchent à s’attacher les meilleurs artistes pour mettre en scène leur magnificence. Désormais, ce n’est plus simplement les matériaux ou le temps passé à l’ouvrage qui détermine le prix d’une œuvre, mais surtout le talent de l’artiste – son « ingenium », pour reprendre le mot du biographe des artistes Giorgio Vasari : c’est-à-dire ses qualités innées, et pas seulement sa technique. Le peintre ou le sculpteur, désormais, signe ses œuvres. « Artistes et poètes parviennent à se faire considérer comme les égaux des princes », remarque l’historien de l’art François-René Martin. Les légendes qui commencent à circuler l’attestent : Charles Quint aurait ramassé le pinceau du Titien, tandis que Léonard de Vinci a expiré son dernier souffle dans les bras de François Ier.

La naissance de l’ego des artistes et du culte voué à leurs personnes ? Pas si vite. « Ils ne jouissaient de cette considération qu’auprès de quelques princes », relève la sociologue de l’art Nathalie Heinich, auteur de L’Élite artiste (Gallimard). Jamais la notion de « personnalité » de l’artiste n’apparaît. « Ce serait un anachronisme. Lorsque Giorgio Vasari rédige ses Vies d’artistes, il ne parle pas des caractères : le portrait d’un artiste démontre les qualités de son art. Ainsi, lorsqu’il écrit que Michel-Ange aime la solitude, c’est pour signifier qu’il est supérieur à tous les autres. De même, la rivalité de ce dernier et de Raphaël n’est pas un conflit de personnes, mais la volonté de chaque artiste de s’affirmer dans sa « manière », explique Jan Blanc.

Avec Duchamp, l’artiste indissociable de son art
Il faut donc attendre le XIXe siècle pour que la personnalité de l’artiste soit valorisée. Avec le romantisme et, plus tard surtout, avec l’impressionnisme, la peinture n’est plus représentation d’une extériorité, mais l’expression d’une intériorité. L’Académie royale de peinture et de sculpture qui édictait les règles du bon goût a disparu avec la Révolution française, et peu à peu, en marge des salons officiels, émerge un art qui transgresse les codes, avec des artistes en marge de la vie bourgeoise. Or c’est à cette époque qu’apparaissent et se développent les médias. Les artistes en marge des circuits officiels les utilisent pour se faire connaître. « C’est le cas de Courbet, qui sait très bien se mettre en scène. Ami des journalistes, il dissémine ses idées dans les journaux, qui battent aussi le tambour autour de ses toiles scandaleuses », analyse le spécialiste des rapports entre artistes et médias Gabriel Montua. Désormais, les artistes affirment haut et fort leur personnalité. « Non seulement vous ne l’aurez pas pour cinquante francs, ni pour six cents, mais si vous m’en offriez cinquante mille francs, vous ne l’auriez pas davantage », se permet d’asséner Claude Monet en 1879 à un admirateur qui lui avait exprimé son désir d’acheter une toile à la condition qu’il la modifie selon ses souhaits. Pour émerger, il est bon de savoir tirer la couverture à soi. Comme Picasso qui, avec ses jeux de regard devant les photographes, son accent espagnol, sait se mettre en scène. « Il a réussi à s’imposer comme créateur du cubisme. Aujourd’hui, on s’aperçoit pourtant que Braque avait sans doute un peu d’avance sur lui… », remarque François-René Martin.

Mais c’est sans doute Marcel Duchamp, précurseur de l’art contemporain avec son urinoir qu’il transforme par sa signature en œuvre d’art, que la personne de l’artiste devient indissociable de l’œuvre, et donc que l’ego des artistes s’exacerbe. Duchamp aime se déguiser en femme, se fait tonsurer le crâne en forme d’étoile et photographier ainsi par Man Ray. « Dès lors que l’artiste devient singulier par son œuvre, sa personne, garante de l’authenticité de sa démarche, doit aussi se démarquer des clichés », observe Nathalie Heinich, auteur du Paradigme de l’art contemporain (Gallimard). Après la Seconde Guerre mondiale, Andy Warhol cristallise cette tendance en allant jusqu’à faire de son ego et de celui des stars le sujet de son œuvre. « Mais surtout, avec l’évolution du marché de l’art et l’explosion des prix, les artistes deviennent des marques, au sens économique. Warhol, avec son col roulé, ses perruques, ses réponses laconiques aux journalistes, en joue à merveille », observe Gabriel Montua. Les artistes, désormais, doivent mettre en place des stratégies pour se démarquer et se rendre immédiatement reconnaissables. Y compris par des moyens détournés, comme les artistes de rue Banksy ou Space Invader, qui attirent l’attention des médias et du monde de l’art par leur anonymat, ou le photographe JR, qui recouvre les villes de ses clichés et n’apparaît jamais que coiffé d’un chapeau, les yeux cachés derrière des lunettes noires…

Légende photo

Jacques Charlier, André Cadere, lors d'un vernissage au Palais des Beaux-Arts, Buxelles

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°668 du 1 mai 2014, avec le titre suivant : Les artistes ont-ils un ego démesuré ?

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