Le mois vu par Georges Touzenis

Directeur de la Manufacture nationale de Sèvres

Par Le Journal des Arts · Le Journal des Arts

Le 1 janvier 1995 - 815 mots

Âgé de 47 ans, Georges Touzenis est directeur de la Manufacture nationale de Sèvres depuis 1993. Également peintre, il avait dirigé auparavant plusieurs écoles des beaux-arts, dont celle de Marseille, avant d’être chargé au sein de la délégation aux arts plastiques de l’inspection générale des enseignements artistiques. Il commente l’actualité du mois.

À cause d’une restriction des budgets publics et de mécénat, l’année qui commence s’annonce moins "brillante" en termes d’expositions.
Pourquoi moins brillante ? On a vécu dans une période un peu boulimique, où les expositions se succédaient les unes aux autres, plus magnifiques les unes que les autres. Parfois, certaines "grandes" manifestations ont donné l’impression de servir beaucoup plus les organisateurs, les sponsors, que les expositions elles-mêmes. Il ne faut pas se sentir frustré mais prendre le temps de respirer. Les "petites" expositions peuvent être tout à fait intéressantes ; celle, par exemple, présentant la collection Frits Lugt à l’Institut Néerlandais le démontre. Je citerai également l’exposition Martin Schongauer, il y a deux ans au Petit Palais, remarquable, dont on a peu parlé en comparaison, par exemple, de la grand-messe consacrée à Beuys.

Ce type d’exposition est, pour moi, infiniment plus enrichissant car il dévoile des aspects méconnus et participe beaucoup plus à la formation du public que les grandes "machines", où les visiteurs n’ont pas forcément tous les codes pour déchiffrer les complexités historiques. Il donne le goût de voir une œuvre avec toute l’attention qu’elle mérite. Caillebotte est pour moi également une exposition intéressante. Voilà un peintre "secondaire" mais qui a, de temps en temps, des éclats magnifiques, des points de vue étonnants. Une exposition sur "l’impressionnisme" aurait attiré les foules, mais personne n’aurait vu Caillebotte. Là, au moins, on a vu son œuvre.

En plus de ces deux exemples, quelles expositions vous ont marqué ?
"Poussin", bien entendu, "Les oubliés du Caire", une partie des "Origines de l’Impressionnisme" car certains tableaux inconnus étaient mis en relation avec la grande "tartine" impressionniste servie habituellement. À l’étranger, "La gloire de Venise", et surtout une exposition à la Royal Academy, du type de celle qu’on ne voit malheureusement jamais en dehors du Royaume-Uni, sur l’aquarelle britannique de 1700 à 1840. Je conseillerais également l’exposition tout à fait originale autour de la famille Sitwell (Ndlr, lire notre article p.14), à la National Portrait Gallery, car elle relie la vie des individus à leur œuvre, à la société.

"Il y a incontestablement un divorce mental entre la création et les métiers d’art"
Les "Tables Royales" à Versailles m’ont particulièrement intéressé, car cette exposition montrait l’intime liaison qui existait à cette époque entre l’art décoratif et l’art tout simplement. Aujourd’hui, en France, il y a incontestablement un divorce mental entre la création et les métiers d’art, ce qui est très grave étant donné, en particulier, l’histoire de la France dans ce domaine. Heureusement, de grands artistes contemporains sont de plus en plus nombreux à s’intéresser à l’objet décoratif. Mais, malgré cette tendance, les métiers d’art ne sont pas considérés comme ils le mériteraient. Chaque année un métier se perd, et un métier perdu est impossible à retrouver.
L’exposition montrait également comment l’art a pu être un vecteur de la puissance politique de la France à l’étranger. Elle allait tout à fait au-delà d’un aspect superficiel, purement décoratif. Par l’intermédiaire de la table, du décor, elle rendait compte des mœurs et de la façon de vivre d’une société.

La fin de l’année a consacré l’essor des produits dérivés. Sèvres, risque-t-elle être obligée d’emboîter le pas, et de fabriquer des objets "rentables" ?
Pour nous, c’est totalement exclu. Sèvres, c’est un choix. Nous produisons actuellement 6 à 7 000 pièces par an. Ici, la production est totalement manuelle ; ailleurs, elle est mécanique. La Manufacture ne peut pas être rentable d’un point de vue commercial, car elle n’a jamais fait d’investissements industriels dans ce sens. Nous ne sommes pas une usine, mais un laboratoire de recherche, un lieu où l’on peut réaliser des pièces – des rééditions ou des créations contemporaines – qu’on ne pourrait réaliser nulle part ailleurs, où un artiste – comme Matta récemment – peut prendre le temps de travailler pendant six mois avant de réaliser un prototype… Gare à la confusion des genres ! On ne peut pas demander à la Manufacture d’être à la fois une entreprise ordinaire de porcelaine et un lieu de recherche, de création, et de maintien des savoir-faire.

Les projets de la Manufacture pour cette année ?
Nous allons réaliser les services de Matta et de Wolfgang Gafgen, une série d’assiettes de Jean-François Lacalmontie, un double vase de Richard Peduzzi et un immense cabinet de David Linley, qui sera le premier meuble pour lequel la Manufacture travaillera depuis Napoléon III. Nous avons un projet avec Nathalie Dupasquier, un autre avec l’architecte anglais William Alsop et un, sans doute, avec Louise Bourgeois. Enfin, nous achèverons le projet de Sottssas avec un surtout de table.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°10 du 1 janvier 1995, avec le titre suivant : Le mois vu par Georges Touzenis

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