Graphisme - Mécénat

Le « Mécénat de compétences » peut-il constituer une concurrence ?

Par Sindbad Hammache · Le Journal des Arts

Le 18 septembre 2020 - 1215 mots

FRANCE

En plein essor depuis cinq ans, ce dispositif qui permet d’obtenir une prestation gratuite est très utilisé par les institutions culturelles pour leur communication. Certains graphistes y voient un effet d’aubaine pour ces musées et une concurrence dont les grosses agences retirent des bénéfices fiscaux et médiatiques.

Logos du musée de l’Histoire de l’immigration, du MAD et du MAM Paris
Logos du musée de l’Histoire de l’immigration, du MAD et du MAM Paris - Montage Ludosane pour LeJournaldesArts.fr

Les musées d’Orsay et de l’Orangerie dévoileront bientôt une nouvelle stratégie de communication, assortie d’une identité graphique repensée. Sur le site de Landor, l’agence américaine qui planche sur ce dossier, on promet une marque forte qui réunira les deux établissements et affirmera leur mission de démocratisation de la culture. Pour Mathias Rabiot, fondateur de l’agence de communication Graphéine, c’est le « prochain scandale ». Car c’est l’utilisation ici du mécénat de compétences qui indigne le graphiste. Ce dispositif permet à Landor de mettre gracieusement à disposition des deux musées parisiens quelques-uns de ses salariés pour réaliser cette mission. Si le mécénat de compétences peut apparaître comme un outil intéressant pour les institutions culturelles en quête de ressources propres, pour les indépendants c’est une concurrence déloyale.

Il faut revenir en 2014 pour comprendre les griefs du graphiste contre ce dispositif de mécénat. Cette année-là, son agence répond à un appel d’offres lancé par l’abbaye de Royaumont (Asnières-sur-Oise) qui souhaite refondre son identité visuelle. Graphéine est retenue parmi les finalistes, avant que l’abbaye de Royaumont ne coupe l’herbe sous le pied des candidats : entre-temps, une grande agence de communication a fait savoir qu’elle était prête à réaliser ce travail pro bono.« C’est très désagréable d’avoir investi du temps et de l’argent pour rien, s’insurge Mathias Rabiot. Ici c’est le souci d’économie qui a présidé au choix, et qui a sélectionné un projet pas même à la hauteur de ce que les graphistes précédents avaient réalisé. »

Déduction fiscale de 60 % du montant pour l’entreprise

Loin d’être un cas isolé, l’abbaye de Royaumont est l’une des nombreuses institutions culturelles à avoir profité du mécénat de compétences pour donner un coup de jeune à son image : dans la capitale, le Petit Palais, le Musée des arts décoratifs, le Musée d’art moderne de Paris et désormais le Musée d’Orsay ont tous bénéficié gratuitement de l’expertise de grandes agences de communication. Une mise à disposition désintéressée de la part de ces agences ? D’après Léo Gaudin, directeur du développement à l’Admical (Association pour le développement du mécénat industriel et commercial), la motivation financière n’est pas le moteur premier du mécénat de compétences : « Le levier fiscal n’est jamais ce qui déclenche le don. Le premier critère, c’est l’envie, les cadres peuvent ressentir une vraie volonté de s’engager de la part de leurs collaborateurs. » Un argument que les entreprises adeptes du dispositif mettent également en avant pour expliquer leurs largesses : « On le fait car cela nous tient à cœur et nous fait du bien, témoigne Mercedes Erra, présidente de l’agence de publicité BETC et du conseil d’administration du Musée national de l’histoire de l’immigration. Cela plaît aux stratèges de se rendre utile.… On ne donne pas ces chantiers aux stagiaires ou aux petits jeunes ! »

Pour Landor, le mécénat de compétences est aussi un moyen « de mettre l’agence dans la lumière et de profiter de retombées médiatiques qui améliorent [sa] réputation en général, reconnaît Oriane Tristani, directrice générale de Landor Paris. Mais pour cela, il faut que notre travail soit extraordinaire. »

« Vu le coût structurel des agences de pub, j’imagine mal qu’ils puissent faire leur beurre là-dessus », admet Mathias Rabiot. Ce qui ne l’empêche pas de s’interroger sur la valorisation parfois excessive de certains chantiers réalisés en mécénat de compétences : lors des discussions, un prix est établi pour la prestation réalisée gratuitement, valorisation sur la base de laquelle l’entreprise peut obtenir une déduction fiscale de 60 % du montant. « Au Petit Palais, le marché était valoriséà un montant avoisinant 60 000 euros, détaille le graphiste. Pour qui a l’habitude de ce genre de marché, c’est bien au-delà des prix pratiqués communément. » Car les tarifs de tels chantiers tournent habituellement autour de 30 000 euros. « L’agence double le prix de la prestation et se fait rembourser par le contribuable le travail engagé… Ils ne travaillent pas forcément à perte », ajoute-t-il, précisant que, par nature, « il n’y a pas de prix de marché en matière de graphisme, et il est compliqué de juger si le travail vaut tel prix ». Légalement, la valorisation doit correspondre au coût de revient, c’est-à-dire le salaire des employés mobilisés.

Du côté de l’Admical, on défend le dispositif, en soulignant qu’il n’est pas seulement l’apanage des grosses entreprises, mais qu’il est aussi prisé des TPE et PME qui souhaitent s’inscrire dans leur territoire. Et si des dérives peuvent exister, « elles restent à la marge », affirme Léo Gaudin : « Effectivement, pour des petites entreprises la présence du mécénat de compétences peut être délicate, mais le dispositif se doit d’exister pour les structures et associations qui ne peuvent pas faire autrement. » Quant aux appels à projets qui se verraient doublés par une proposition gratuite, « ce n’est pas notre vision du dispositif, rappelle le directeur du développement de l’Admical ; si un porteur de projet a la capacité financière de financer un chantier, il doit le faire ». Une ligne à ne pas franchir également pour Mercedes Erra : « Dans le cas de figure où il y a un budget, ce n’est pas le bon dispositif. S’il y a un appel d’offres, on y répond, point. »

La présidente de la plus grande agence de communication européenne n’a d’ailleurs pas besoin de s’imposer sur des appels d’offres pour trouver un terrain à sa générosité : « À BETC, je passe ma vie à refuser des propositions de mécénat de compétences ! Il n’y a pas tant de gens que ça qui le font… », assure-t-elle. En 2017, Mercedes Erra se targuait d’avoir accompagné vingt-cinq acteurs avec ce dispositif. Pour Mathias Rabiot, ce sont autant de marchés qui n’ont pas profité aux petites agences de graphisme. Parmi ceux-là, le chantier de l’identité graphique du Musée des arts décoratifs l’agace particulièrement : « S’il y a un musée où le travail des graphistes doit être mis en avant, c’est celui-ci, argue-t-il. C’est un établissement public qui nous fait un doigt d’honneur ! »

Une problématique plus stratégique que graphique

Landor comme BETC soutiennent que les compétences dont ils font profiter ces institutions sont bien différentes de celles des graphistes. « Dans une stratégie de communication, le graphiste est juste une composante, expose Mercedes Erra. Au Musée de l’histoire de l’immigration, avant que nous intervenions, le pauvre graphiste avait été laissé seul, sans stratégie. » Il faudra l’expertise en communication de BETC pour que le mot de « Cité » soit retiré du nom du musée, et qu’un logo rappelant les barreaux d’une prison soit remplacé par le dessin de la façade du Palais de la porte Dorée.

Landor explique de son côté que, aux musées d’Orsay et de l’Orangerie, « la problématique est avant tout stratégique, et non graphique ». Ajoutant qu’en l’espace d’un an de collaboration l’agence « a fait 90 % de stratégie et encore très peu de création ». Mathias Rabiot rétorque que ce travail de communication est venu remplacer celui des graphistes, « prestataires historiques », dès lors que les objectifs marchands ont pris le pas dans les institutions culturelles. « Faut-il confier la communication des institutions publiques aux agences de pub ou aux graphistes ? C’est un vrai choix de vision », questionne-t-il.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°551 du 18 septembre 2020, avec le titre suivant : Le « Mécénat de compétences » peut-il constituer une concurrence ?

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