Justice

Enquête

Le Mausa, musée de l’art urbain, au cœur d’un feuilleton judiciaire

Par Stéphanie Lemoine · Le Journal des Arts

Le 23 octobre 2018 - 2080 mots

Présenté par son fondateur, Stanislas Belhomme, comme « le premier musée d’art urbain en France », le Mausa de Toulouse-le-Château, dans le Jura, accumule les déboires judiciaires, alors qu’un second site a ouvert en juillet dernier à Neuf-Brisach.

Mausa-Les forges de Baudin à Toulouse-le-Château
Le site du Mausa-Les forges de Baudin à Toulouse-le-Château (Jura), ouvert en juillet 2017. Fermé pour l’hiver.
© photo S. Lemoine

Neuf-Brisach (Haut-Rhin). Depuis son inauguration le 7 juillet dernier, le Mausa-Vauban (Mausa, Musée d’art urbain et du street art) à Neuf-Brisach offre tous les ingrédients d’une success story : un site prestigieux conçu par Vauban et inscrit il y a dix ans au patrimoine mondial de l’humanité par l’Unesco, des street artists de renommée mondiale (lire l’encadré), des articles de presse en quantité et une petite équipe ne ménageant ni ses efforts ni son enthousiasme pour faire de ce « musée » un plébiscite pour l’art urbain. Son fondateur, Stanislas Belhomme, peine pourtant à dissimuler une ombre de taille au tableau : cet ancien diplômé de l’École du Louvre, passé par la presse quotidienne régionale avant de devenir agent d’artiste (notamment de M. Chat), se trouve au cœur d’un abracadabrant imbroglio judiciaire et financier, qui semble avoir laissé abasourdis tous ses protagonistes – à commencer par lui-même.

Œuvre de Seth réalisée au Mausa-Vauban à Neuf-Brisach
Œuvre de Seth réalisée au Mausa-Vauban à Neuf-Brisach (Haut-Rhin), un site inauguré le 7 juillet 2018
© photo S. Lemoine

L’ouverture au public du Mausa-Vauban succède en effet un an jour pour jour à celle d’un premier musée du même nom à Toulouse-le-Château dans le Jura, à 260 km au sud. Or, la courte histoire du premier est un enchaînement de désastres, un Clochemerle labellisé « street art ». Des artistes aux employés, des prestataires aux artisans qui ont réalisé les travaux, à peu près tous ceux qui ont œuvré sur le site attendent encore leur dû, et nombre d’entre eux ont saisi la justice. « C’est bien simple, la question n’est pas de savoir qui n’a pas été payé, mais qui l’a été », résume Dom Poirier, journaliste à L’Alsace et auteur en août dernier d’une enquête sur le sujet au titre éloquent : « De l’art de ne pas payer les factures ». Chez ces lésés, l’ouverture du Mausa-Vauban a fait l’effet d’une bombe. « On n’a pas compris et ça nous a un peu énervés », confie une ancienne salariée, chargée de la billetterie à Toulouse-le-Château durant l’été 2017, et qui a saisi les prud’hommes avec son compagnon, ex-salarié lui aussi, dans l’espoir de toucher sa dernière paie.

Un projet providentiel

Le premier-né des Mausa avait pourtant quelques atouts. À commencer par son site : les forges de Baudin, sorte de familistère catholique construit à la fin du XVIIIe siècle, sont une petite pépite du patrimoine jurassien. Quand il se porte candidat à leur acquisition en juillet 2016, Stanislas Belhomme reçoit un très bon accueil de la part du Département, qui en est propriétaire. Et pour cause : face aux coûts de restauration, la collectivité a renoncé à gérer l’exploitation des lieux comme elle l’avait d’abord envisagé, et cherche un repreneur capable d’y mener à bien un projet culturel. Dans une zone rurale où l’offre en la matière est plutôt limitée, Stanislas Belhomme voit grand : des résidences d’artistes, un restaurant bio, un atelier de production locale, un café littéraire et même des jardins partagés doivent venir compléter les espaces d’exposition. De quoi attirer 40 000 visiteurs par an, assure-t-il. Cet ambitieux projet lui permet d’acquérir les forges de Baudin pour une somme de 173 500 euros au total. « Le conseil départemental a choisi Belhomme car il ne leur demandait pas de subventions », indique Stéphane Cléau, journaliste au Progrès, qui a révélé le fiasco financier du Mausa dès l’automne 2017. « Il est venu passer un grand oral, et comme c’est un bon orateur, il a convaincu tout le monde. Des élus de l’opposition ont même dit qu’il était envoyé par la Providence. Sur le financement, le projet était un peu flou, mais c’était le début. »

Flou, le plan de financement l’est d’autant plus que Belhomme doit bientôt faire face à une succession de déconvenues : « Nous devions avoir l’appui des banques et obtenir un financement européen, explique-t-il au JdA. Sauf que pour être éligible à ce fond, il fallait que le bâtiment soit basse consommation, ce qui était quasi impossible vu qu’il est classé. Le business model est tombé à l’eau. » Son associé Victor Fitoussi, gérant de la galerie Saltiel, bat alors en retraite. Or le fondateur du Mausa s’est déjà lancé : en décembre 2016, il a confié à Hanna Ouaziz, directrice artistique du Lab14 et de la réserve Malakoff, deux lieux d’exposition de street artà Paris, le soin d’organiser l’inauguration du musée. Il a aussi sollicité un architecte local et divers artisans, signé des bons de commande. Les travaux de rénovation, indispensables pour ouvrir le site au public, ont commencé.

En avril, mis au pied du mur, il rencontre à la foire Urban Art Fair à Paris un partenaire financier potentiel, qui semble lui aussi envoyé par la Providence. Yves Bartholomé est un prospère entrepreneur jurassien à la retraite et juge au tribunal de commerce de Lons-le-Saulnier. Il accepte de participer à l’aventure du Mausa. Fin juin 2017, il crée la SAS Mausa développement, laquelle devient propriétaire du site (un compromis de vente avait été signé initialement par une SCI créée par Belhomme), et verse une première tranche de 50 000 euros au Département. Certes, l’alliance des deux hommes est un peu le mariage de la carpe et du lapin. Mais pour Belhomme, l’intervention d’une figure respectée dans la région est inespérée, et tant pis s’il doit se contenter de 20 % des parts des Forges. L’avenir du musée semble assuré, les travaux vont bon train, les artistes se succèdent, et le 7 juillet 2017, le Mausa est inauguré.

Artistes et artisans non payés

La soirée de lancement semble pourtant précipiter la rupture entre les deux associés. Il y a d’abord cette bagarre entre Unkle Ben, musicien venu animer l’événement, et un Stanislas Belhomme décrit à l’unisson comme très éméché : « À 2 heures du matin, il est venu vers moi et il m’a mis une taloche dans la tête, relate l’artiste. J’ai coupé mon sound system et on est partis. On devait toucher notre cachet le soir même ou le lendemain.Un collègue est resté sur place et a réussi à être payé – par Hanna Ouaziz ! Je crois qu’on est les seuls à l’avoir été ! » Cet incident a-t-il convaincu Yves Bartholomé de retirer ses billes ? Toujours est-il que l’associé et sa femme empochent la recette du bar et la déposent sur un compte en banque, en attente d’un partage avec l’association, déduction faite des frais engagés par le couple pour la soirée. Stanislas Belhomme plaide alors l’impossibilité de payer les intervenants. Il portera plainte pour vol en avril 2018 contre son ancien associé.

À la fin de l’été, les artistes et Hanna Ouaziz réclament leur dû – 40 000 euros au total. « Nous avons mal vécu le fait que Stanislas Belhomme n’ait pas le respect de nous informer ni de s’excuser, rapporte l’artiste Mademoiselle Maurice. Je ne l’ai eu qu’une fois au téléphone. Depuis, plus de nouvelles. » Si bien que la commissaire et huit des artistes invités se portent en justice. Hanna Ouaziz obtient gain de cause en mars 2018 au tribunal de grande instance (TGI) de Lons-le-Saulnier, qui condamne l’association Mausa à lui verser les 16 000 euros d’honoraires dus. Les artisans et l’architecte montent aussi au front : en février 2018, après l’échec d’une tentative de conciliation, et face au refus catégorique d’Yves Bartholomé de payer les factures, ils assignent l’association et la société Mausa développement au TGI de Lons-le-Saulnier. Le verdict est tombé le 4 octobre : l’association, signataire des contrats, est condamnée seule à leur verser 145 000 euros. À la grande surprise de certains, Yves Bartholomé est mis hors de cause. Plusieurs témoins assurent pourtant qu’il assistait aux réunions de chantier.

Le sort des artistes, lui, demeure en suspens : poursuivie pour contrefaçon, l’association devrait en toute logique être condamnée, les contrats étant sans ambiguïté sur la rémunération de leurs interventions (2 500 € par artiste) et le défraiement. Mais est-elle solvable ? Difficile de le savoir dès lors que les visiteurs du musée paient leur ticket d’entrée en liquide – l’établissement ne dispose pas de terminal de paiement électronique. Surtout, cinq toiles entreposées aux forges de Baudin, dont une de L’Atlas, une de Keith Haring et une de Jef Aérosol, qui devaient servir de garantie en cas d’impayé, sont dérobées en mars 2018 par des cambrioleurs visiblement bien renseignés. Stanislas Belhomme dépose là aussi plainte pour vol, mais les œuvres restent introuvables. Le Mausa rouvre malgré tout au printemps 2018 – avec retard toutefois, à la suite d’un avis défavorable de la commission de sécurité. Donnant le coup de grâce, des travaux sur la voirie viennent compliquer l’accès au site en plein mois d’août, et la fréquentation du musée jurassien décline. De toute façon, la partie se joue ailleurs, désormais : le Mausa-Vauban a ouvert ses portes, sans casserole cette fois.

Dans cette affaire rocambolesque, chacun se renvoie la responsabilité. Aux yeux de la plupart des plaignants, Stanislas Belhomme passe au mieux pour un piètre gestionnaire, pour un « Parisien » méprisant et peu doué pour les relations humaines. « Il n’a aucune honnêteté et ne respecte pas les engagements pris par écrit, affirme Hanna Ouaziz. Il est de la responsabilité des acteurs de l’art de se désolidariser de ce type de comportement. » Lui prétend avoir payé beaucoup de monde en liquide. Surtout, il pense avoir été dupé par Bartholomé – un avis partagé par certains de nos interlocuteurs : « Il fait de l’immobilier, et ne pouvait racheter les forges que s’il y avait un produit culturel, explique-t-il. Il fallait qu’il passe par une mule ; j’étais aux abois, le saltimbanque qui ne regarde pas ses comptes. » Interrogé par téléphone, Yves Bartholomé préfère ne pas commenter l’affaire. Le fondateur du Mausa semble en tout cas avoir tiré les leçons de sa déroute jurassienne : les artistes sollicités à Neuf-Brisach sont intervenus à titre bénévole, dans des lieux bruts n’ayant nécessité que de menus travaux. « L’idée est d’ouvrir cinq musées en cinq ans », annonce-t-il même aux journalistes. Et les forges de Baudin ? Leur devenir est des plus incertains. Ce qui n’empêche pas le site Internet du musée d’annoncer sa réouverture au printemps prochain.

Les artistes invités au Mausa-Vauban  

Neuf-Brisach. Ils sont invités dans le monde entier, mais c’est à Neuf-Brisach que Seth, Nasty, Pure Evil, Jérôme Mesnager, Guy Denning ou C215 (le site présente en tout les œuvres de onze artistes) sont venus peindre entre juillet et septembre dernier à l’invitation du Mausa-Vauban. Comment Stanislas Belhomme et Clémentine Lemaître, la directrice du musée, ont-il fait pour attirer dans cette ville de 2 000 habitants des artistes à la renommée mondiale ? La nature des lieux semble avoir joué un rôle décisif : situées sous les remparts dessinés par Vauban en 1697 et distribuées le long d’étroits couloirs, les casemates voûtées accueillant les œuvres ont de quoi faire rêver n’importe quel féru d’interventions in situ. Chargées d’histoire, elles ont été transformées pendant la Seconde Guerre mondiale en hôpital, et certaines d’entre elles portent la trace des occupants passés, harkis ou scouts. « J’y suis allé après que Nasty m’a montré des photos, explique ainsi Julien Malland, alias Seth. J’aime bien m’adapter à des lieux atypiques, et c’était un beau challenge. Il y a dans cette architecture de cachot une atmosphère, quelque chose d’historique. Je m’y suis adapté en peignant un enfant qui s’évade. » Rencontré le jour de notre visite, le Brésilien Cranio abonde dans le même sens : Emblématique du génie militaire de Vauban, le site a été investi par Stanislas Belhomme et Clémentine Lemaître avec un sens du calendrier très affûté : Neuf-Brisach fête cette année le dixième anniversaire de son inscription au patrimoine mondial de l’humanité par l’Unesco. La ville peut en outre compter sur sa position frontalière, à quelques kilomètres de l’Allemagne et tout près de la Suisse – bref dans une région qui est loin d’être un désert humain et culturel. Selon Stanislas Belhomme et Clémentine Lemaître, c’est pourtant par le biais du street art que nombre de visiteurs estivaux ont découvert la ville. « Les gens reviennent ! Il y a un énorme bouche-à-oreille », s’enthousiasment-ils, avant de décrire les liens qu’ils ont su nouer avec les habitants du quartier. À l’entrée du musée, de nombreuses coupures de presse suggèrent que leur succès est aussi médiatique. Succès qui pourrait du reste se confirmer dans les mois qui viennent : les casemates encore vacantes devraient accueillir tout prochainement de nouveaux artistes, et les noms de Kouka et des Monkey Bird sont évoqués.

 

Stéphanie Lemoine

Mausan-Vauban,
1, place de la porte de Belfort, 68600 Neuf-Brisach.

Thématiques

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°509 du 19 octobre 2018, avec le titre suivant : Le Mausa, musée de l’art urbain, au cœur d’un feuilleton judiciaire

Tous les articles dans Création

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque