Le couple Jawlensky-Werefkin

Une recherche du Spirituel dans l’art

Par Itzhak Goldberg · Le Journal des Arts

Le 21 janvier 2000 - 1010 mots

Delaunay, Kandinsky, Larionov, Diego Rivera, Jawlensky, tous ces peintres ont en commun d’avoir formé, les uns et les autres, pendant une période plus ou moins longue, un couple avec une femme artiste. Ces « unions artistiques », loin d’être semblables, offrent chacune un caractère particulier.

Ainsi, chez Sonia et Robert Delaunay, la production plastique se nourrissait mutuellement et évoluait de façon harmonieuse. Ailleurs, l’histoire tumultueuse de Rivera et Frida Kahlo offrait un scénario digne d’une production hollywoodienne. Kandinsky, quant à lui, entretenait un rapport de maître à élève avec Gabriele Münter.

Jawlensky et Werefkin, dont la liaison dure une trentaine d’années, présentent encore un cas à part. Malgré la différence de leur activité picturale, on peut établir des rapports entre leur réflexion esthétique et la façon dont ils se situent face à la modernité. Sans pratiquer l’abstraction, les deux artistes inventent des formes nouvelles d’expression, dans un souci permanent de rester compréhensibles pour le spectateur.

Choix difficile, dans une période ou la non-figuration devient le synonyme de l’avant-garde. Werefkin en est parfaitement consciente quand elle décrit la démarche de ses collègues : “Ils parlent directement le langage des symboles premiers, par exemple Kandinsky en peinture ou Schoenberg en musique, et ils ont raison, peut-être, plus que moi. Mais mes amis les plus proches et moi-même, nous croyons qu’à l’exemple des grands maîtres du passé, pour mouvoir la vie, il faut y être inséré fermement. C’est pourquoi nous ne la renions pas, nous ne la fuyons pas, mais nous l’aimons, elle et ses formes ; nous les obligeons à servir notre foi” (Causerie sur le symbolisme, le signe et sa signification dans l’art mystique, 1910).

À cette période, en effet, Werefkin et Jawlensky pratiquent un art libre de l’imitation, qui cherche à exprimer le sentiment de la spiritualité qui les habite. Dans les œuvres de Werefkin, proches du symbolisme, les formes, simplifiées à l’extrême, sont cernées d’un trait épais qui délimite des plages de couleurs pures et assourdies, sans modelé ni valeur. Les êtres humains, dont nous distinguons rarement le visage, sont traités comme des figures oniriques dans un univers en deux dimensions. Dehors ou dedans, l’atmosphère reste grisâtre, la lumière tamisée, et le soleil n’éclaire guère plus que la lampe à abat-jour (Pensionnat de jeunes filles, 1907). Ces toiles transfigurent le banal en un théâtre de figures mystérieuses où le spectateur est progressivement saisi d’un sentiment  d’irréalité.
Jawlensky, pour sa part, privilégie le choix du visage,où le refus de l’utilisation traditionnelle de la couleur engendre des rapports de consonance chromatique inhabituels. Toutefois, à l’encontre des autres peintres expressionnistes, ses têtes sont souvent dénuées de toute expression psychologique codifiée et se situent dans un cadre qui n’offre pas la moindre trace d’une quelconque réalité sociale, sur un fond sans accessoires ni entourage. Stylisées, les yeux grand ouverts et dont le regard nous traverse sans nous rencontrer vraiment, elles produisent surtout l’effet d’un détachement de la réalité (L’Infante, 1912)

Installés à Munich, depuis 1896, les deux peintres y trouvent un milieu artistique stimulant. Avec Kandinsky, ils fondent en 1909 la Nouvelle Association des Artistes de Munich (NKVM), un groupe d’avant-garde dont est issu Le Cavalier Bleu. Curieusement, pendant une dizaine d’années, Werefkin arrête toute activité picturale, prend en charge la vie du couple et permet à Jawlensky de se consacrer entièrement à son œuvre, qu’elle tient en admiration. De plus, sa tendance cosmopolite, sa connaissance des langues étrangères font que la maison qu’elle partage avec Jawlensky à Schwabing, une version locale de Montparnasse, devient un lieu de débats où l’on croise un Klee, un Sérusier, un Kandinsky ou un Kubin. Dans ces années d’agitation sociale, elle se garde toutefois un jardin secret, celui de la rédaction des Lettres à un Inconnu, un journal intime dans lequel elle expose aussi ses idées sur l’art.

Le séjour munichois s’achève brutalement en 1914. La déclaration de guerre oblige les deux artistes, citoyens russes, à émigrer en Suisse. Si le style de Werefkin ne change pas fondamentalement, on trouve dans ses œuvres des accents angoissants et des références de plus en plus directes à la religion. Pour Jawlensky, la transformation est plus radicale. En effet, il commence à utiliser une technique qu’il appliquera désormais exclusivement : la série. Variations (1914-1918), la première d’entre elles, emprunte à l’abstraction ses couleurs arbitraires, son espace non illusionniste, ses formes dissolues, mais respecte une logique figurative : le sujet, un paysage de Saint-Prex, est toujours identifiable. Après cette parenthèse, le visage redevient le thème quasi exclusif de Jawlensky. Visage ou plutôt face, car avec les trois séries – Têtes mystiques (1918-1923)  Têtes géométriques (1923-1933) et Méditations (1933-1937) – celui-ci, simplifié au cours des années, s’éloigne de la ressemblance afin d’atteindre une forme d’icône. L’omniprésence de ce sujet, familier et mystérieux à la fois, s’explique par la volonté de donner à la peinture toute sa dimension spirituelle. Elle s’explique également par le fait que le visage permet à Jawlensky de se tenir à la frontière de la figuration et de l’abstraction. Le visage peut être simplifié à l’extrême, il reste presque toujours reconnaissable. Les Méditations, ces stries de couleur à l’organisation cruciforme, condensent deux symboles : la Face du Christ et la Croix. Profondément marquée par la tradition orthodoxe, l’œuvre de Jawlensky devient ainsi une religion du visage.

La prise de distance avec la réalité, la volonté d’inventer des symboles qui parlent directement de la vie intérieure, l’introduction de la dimension du sacré sont des traits communs aux deux artistes, dont le titre du livre de Kandinsky, cet autre Russe, Le Spirituel dans l’art, pouvait être le manifeste.

À voir

- JAWLENSKY, 19 janvier-31 mars ; WEREFKIN, 19 avril-25 juin, Musée-galerie de la Seita, 12 rue Surcouf, 75007 Paris, tél. 01 45 56 60 17, tlj sauf lundi et jf 11h-18h. - KANDINSKY ET LA RUSSIE, 28 janvier-12
juin, Fondation Pierre Gianadda, 59 rue du Forum, Martigny (Suisse), tél. 41 27 722 39 78, tlj 9h-19h.

À lire

- Jawlensky-Werefkin, le catalogue commun aux deux expositions, 190 F.
- Itzhak Goldberg, Jawlensky ou le visage promis, éd. L’Harmattan, 130 F.
- Marianne Werefkin, Lettres à un Inconnu, présentation de Gabrielle Dufour-Kowalska, éd. Klincksieck, 140 F. ISBN 2-252-03285-5

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°97 du 21 janvier 2000, avec le titre suivant : Le couple Jawlensky-Werefkin

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