Histoire de l'art

Le corps vieillissant dans l’imaginaire contemporain

Par Olympe Lemut · Le Journal des Arts

Le 31 janvier 2021 - 1024 mots

Si la crise sanitaire l’a placé sur le devant de la scène du fait de sa vulnérabilité, le corps vieux n’est en général que peu présent dans les médias, analyse le chercheur Dominique Dirlewanger. L’art pourrait pourtant contribuer à une meilleure représentation de sa réalité.

Judy Takács, Cancer Honeymoon, 2013, triptyque. © J. Takács
Judy Takács, Cancer Honeymoon, 2013, triptyque.
© J. Takács

« Retraités », « seniors », « aînés », « anciens » : ces termes ont rarement été autant employés qu’en 2020. L’hésitation sémantique révèle le malaise de la société contemporaine face aux personnes âgées et à leur corps, malaise accentué par la crise sanitaire qui frappe avant tout les plus de 70 ans. Quelle place occupe donc le corps âgé dans l’imaginaire collectif aujourd’hui, et comment l’art a-t-il abordé ce sujet ?

Comme le fait remarquer l’historien Dominique Dirlewanger, chercheur associé à l’Université de Lausanne, interrogé pour l’occasion en tant qu’auteur en 2008 des Couleurs de la vieillesse (1), « il y a eu très peu d’images des personnes en Ehpad pendant la crise sanitaire, même si en Suisse quelques reportages ont été diffusés ». Cet état de fait est évidemment lié au droit à l’image, mais il renforce l’invisibilité des personnes âgées dans la société, alors même qu’elles sont le sujet récurrent des médias depuis le début de l’année 2020. Dominique Dirlewanger fait un parallèle avec « le traumatisme de la canicule de 2003 en France », qui avait révélé brutalement la fragilité des personnes âgées dépendantes ou malades et mis en lumière le vieillissement de la société. Le grand public avait alors découvert avec stupeur et émoi, au Journal télévisé, les images de corps décharnés sur des brancards : le corps âgé cessait d’être invisible.

Le thème du vieillard ou de la vieille femme est pourtant ancré dans l’histoire de l’art comme dans la culture populaire. Dès le XVe siècle, dans les tableaux sur les trois âges de la vie par Giorgione ou Baldung, et ensuite dans des portraits individuels. Giorgione a peint La Vieille en 1506, sans doute inspiré par une œuvre de Dürer ; un peu plus tôt Ghirlandaio avait exécuté le Portrait d’un vieillard et d’un jeune garçon (vers 1490), le vieillard étant affligé de verrues et d’un nez difforme. Autant de variations sur le thème du passage du temps, où « l’idéalisation de l’âge mûr le dispute au naturalisme le plus cru », comme le souligne le sociologue Joseph Maïla (2). Rides, corps déformé, cheveux gris s’affichent comme un rappel des dommages liés aux effets du temps.

Car ce sont bien les effets physiques du vieillissement qui ressortent des œuvres représentant des personnes âgées, précisément ce que la société contemporaine chercherait à oublier en inventant d’autres modèles : « Après une revalorisation des seniors au XVIIIe siècle, on assiste à la reconnaissance d’une nouvelle vieillesse après la Première Guerre mondiale. C’est la vieillesse en bonne santé », rappelle ainsi Dominique Dirlewanger. Il évoque, à l’appui, des portraits de personnes âgées publiés dans l’entre-deux-guerres dans la presse suisse et française, « notamment des centenaires dans les almanachs, car ils incarnent une forme d’héroïsme, et une victoire contre la mort. On efface donc la vieillesse fragile, ou malade ». Il faut attendre les années 1970 pour voir dans les médias des photographies de seniors au corps déformé par l’âge et la maladie, « avec l’apparition de l’anti-psychiatrie, la parution du livre de Simone de Beauvoir (La Vieillesse, 1970) et des reportages très durs dans Le Monde sur la pauvreté des seniors », résume l’historien.

C’est aussi à cette période que des artistes commencent à s’intéresser à la vieillesse, la leur et celle de leur entourage. Ainsi le peintre Roman Opalka a-t-il décidé dès 1965 de se prendre en photo après avoir terminé chaque tableau d’une série intitulée « Détails » et ordonnée autour de l’alignement sur la toile des nombres de 1 à l’infini (ou jusqu’à sa mort). Ces autoportraits révèlent sur près de cinquante ans le passage inexorable du temps. À Londres, le peintre Lucian Freud réalise entre 1970 et 1978 des portraits de sa mère où les rides et l’empâtement des traits surgissent des aplats beiges sur la toile, accentuant au fil des années les traces de l’âge.

Contre la maladie, la jeunesse éternelle

Les deux décennies suivantes renforcent une prise de conscience collective sur le vieillissement : Dominique Dirlewanger mentionne plusieurs éléments déclencheurs, dont la découverte de la maladie d’Alzheimer et l’émergence d’une industrie cosmétique fondée sur un marketing « qui promet la jeunesse éternelle ». On voit apparaître dans les musées des sculptures hyperréalistes de personnes âgées, comme en réaction à cette course à l’éternité : Ron Mueck rencontre rapidement le succès avec ses reproductions en résine de corps nus aux dimensions hors norme, où chaque détail physique est sculpté avec une précision dérangeante. La photographie s’empare aussi du sujet : le Britannique John Coplans réalise entre 1984 et 1997 une série de gros plans de certaines parties de son corps, dans un noir et blanc classique qui contraste avec les détails triviaux des images (rides, grains de beauté, poils). Côté peinture, on peut citer le travail de Joan Semmel, qui a peint des femmes nues de tous âges, et qui s’est représentée elle-même nue, depuis le début des années 2000 jusqu’à aujourd’hui à l’âge de 78 ans. Ou encore Judy Takács et les portraits de sa mère atteinte d’un cancer en 2013, et bien sûr les autoportraits sans concession de Lucian Freud dans les années 2000. À chaque fois, le style réaliste insiste sur les modifications de la chair et crée un malaise chez le spectateur.

Si nombre d’œuvres illustrent le vieillissement physique, celles-ci peinent à pénétrer l’imaginaire collectif, qui reste tiraillé entre plusieurs stéréotypes. D’après Dominique Dirlewanger, la société oscille depuis les années 2000 entre, d’une part, « l’image d’une vieillesse active, avec un corps modifié par la chirurgie ou les teintures pour cheveux » et, d’autre part, par les « super-centenaires » âgés de 110 ans, mis à l’honneur par la science. Mais la crise sanitaire a montré que le corps vieillissant est une réalité sociale complexe que l’art pourrait avantageusement contribuer à rendre visible. En attendant, il est toujours possible de sourire devant les photographies de Sacha Goldberger où sa grand-mère Mamika se transforme en superhéros, malgré l’arthrose !

(1) éd. Alphil, Neufchâtel.
(2) « La vieillesse et l’art : sur l’esthétique du corps vieux », in Les représentations du corps vieux, collectif, PUF.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°559 du 22 janvier 2021, avec le titre suivant : Le corps vieillissant dans l’imaginaire contemporain

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