Parti-pris

L’art n’est pas un hit-parade

Le Journal des Arts

Le 26 octobre 2001 - 1175 mots

À l’occasion de la Fiac, la faible présence de la scène artistique française à l’étranger, pointée par
le rapport d’Alain Quemin portant sur « le rôle des pays prescripteurs sur le marché et dans le monde de l’art contemporain » publié en juin (lire le JdA n° 130, 29 juin),est revenue au centre de l’actualité. Éric Mangion, directeur du Fonds régional d’art contemporain de Provence-Alpes-Côte-d’Azur (Frac Paca), nous livre son point de vue.

Pour ceux qui connaissent les réseaux de diffusion internationaux, le constat d’Alain Quemin est indéniablement juste. Il est d’autant plus “dur” à nos yeux que nous cultivons depuis Voltaire l’idée d’une prééminence culturelle, et que ce déficit alimente dans l’ombre l’ensemble des pensées anticontemporaines les plus caricaturales. Ceci étant, cet état des lieux se trompe non pas de diagnostic mais surtout de raison thérapeutique et manque de bon sens. Vouloir dénoncer les carences (réelles) d’un état déficitaire est une cause incontestable en soi, mais encore faut-il le faire sur de bonnes bases.

Il est à ce titre insupportable d’appuyer tout argument – quel qu’il soit – sur le principe d’un hit-parade, comme le stipule clairement le rapport Quemin, à travers le fameux Kunst Kompass (un palmarès des cent “meilleurs” artistes publié chaque année par le magazine allemand Capital). Quelle idée absurde de désigner pour “meilleurs” ceux qui exposent le plus. À ce jeu-là, des artistes plutôt “rares” comme Panamarenko, Baldessari, et même Duchamp il y a peu, ne seraient que des anonymes sans majuscules. Cette “bestofication” n’a qu’un objectif : produire du marketing glamour, à l’image de ces catalogues chics et attractifs édités par Phaïdon (Cream, 1999) ou Taschen (Art of the Turn of Millenium, 2000), vantant les vertus d’une “play-list” internationale, ne rassurant que ceux qui les réalisent et ceux qui y participent – dans la logique si habile de ces délits d’initiés que tissent les spéculateurs les plus discrets. Les défenseurs répondront qu’il faut des “locomotives” pour tirer les choses vers le haut. Les plus lucides se souviendront que les Tops 50 fabriquent essentiellement des tubes de saison, ou, à tout casser, du vinyle en papier de soie.

D’autre part, pourquoi vouloir absolument se comparer aux modèles anglo-saxons, fondés sur des schémas libéraux extrêmement bien rodés, alors que la France, et ce n’est pas une nouveauté, construit depuis la Révolution son “système” sur une dialectique culturelle résolument publique ? On ne peut comparer ce qui est structurellement incomparable, à moins de vouloir au plus vite raser deux siècles d’histoire. Il est indéniable que le libéralisme pur a favorisé l’émergence de collections impressionnantes et de mécènes particulièrement actifs. Mais, il n’est pas sûr que l’énergie de certaines générations d’artistes soit la conséquence immédiate de la générosité capitaliste. La puissance est peut-être signe de soutien, mais pas nécessairement de qualité, qui plus est, lorsque la spéculation financière (façon Saatchi) est officiellement affichée comme la seule motivation prospective.

Le danger d’une étude ainsi publiée est donc de constituer un amalgame entre le marché et la qualité de la création, comme si l’on pouvait suggérer que seul le box-office puisse déterminer les chefs-d’œuvre, et vice-versa. Ceci est d’autant plus ambigu qu’il y est également question de “système” et de “modèle” français, ce qui englobe de fait tous les composants participatifs de l’art, dont évidemment les créateurs en premier lieu. Du coup, il semble flotter un sentiment d’insuffisance généralisée malgré quelques accessits distribués ici ou là, habilités à masquer la désertification qui nous guette – ce qui est à tout point de vue inacceptable, pour la simple et bonne raison que, jusqu’à preuve du contraire, ce n’est pas la cote de ou tel artiste qui rend le cadre d’un paysage artistique verdoyant ou pas. Mais pis encore, ce qui est frappant dans l’exposé qui en découle, c’est qu’en dehors du marché, rien n’existe. L’art, c’est le marché et le marché, c’est l’art. “Ces centres d’art disséminés en France ne servent à rien, a ainsi lancé Daniel Templon. Il faut se concentrer sur une dizaine de musées à l’audience internationale, et sur une sélection.” Non seulement le galeriste parisien invente “l’eugénisme” artistique, mais de plus, il retire à l’art ce qui fait son essence : l’expérimentation foisonnante dans le temps et dans l’espace. Nous oublions par exemple que Paul McCarthy, star récente, a conçu sa première exposition en France au Frac Poitou-Charentes en 1994 (avec censure et fracas), et que la plupart des artistes qui sont “découverts” le sont dans de modestes centres d’art ou dans ce milieu associatif dont on oublie parfois jusqu’à l’existence.

Enfin, il a été souligné dans ce débat le peu de suivi que nous exprimons à l’égard de nos artistes autrefois célébrés, à l’image de Vasarely qui, au classement établi par Capital en 1970, figurait à la seconde place. Certes, mais ne faut-il pas dans ce cas, penser à travailler la mémoire critique, tout autant que la critique de la mémoire, afin non pas de s’autoflageller jusqu’à la moelle, mais d’offrir au public, et donc au marché, un corpus permanent de réflexion sur l’art et son évolution, en acceptant justement les aléas du goût sans pour cela avoir honte de nos aînés (c’est une spécialité française, car tout simplement nous méprisons peut-être trop nos chercheurs au profit d’une critique sans cesse spéculative) ? Il est naturel que chaque génération veuille s’imposer, de même qu’il faut être conscient, avec un tant soit peu de lucidité, que de nombreuses scènes étrangères peuvent être par moments (et par égard) beaucoup plus “productives” que la nôtre, sans pour autant là aussi crever de complexe compétitif. L’histoire impose la patience. Nous ne sommes pas obligés de louer systématiquement les chefs-d’œuvre marqués de trois étoiles. L’art regorge de ces surprises intimes et de ces échecs magnifiques, et c’est aussi ce genre de mythe que nous pouvons tous rechercher, acteurs et opérateurs de ce vaste marché.

Les principes classificatoires sont par conséquent insuffisants. Les analyses systémiques également. D’ailleurs, il est fort probable que le vrai problème de la situation française ne soit pas tant les systèmes et les budgets, mais les idéaux qui les gouvernent. Les solutions apportées via le rapport Quemin ou le Kunst Kompass sont, à la limite, formellement justes, mais ne tiennent compte, ni ne déboulent sur un idéal politique. Pour ne citer que ce cas précis, il n’y a pas à ce jour de concertation nationale “forte” pour nos immenses collections publiques. Tout comme il est à peu près sûr que l’art actuel apparaît auprès du public souvent dénué de logique, car aucune pensée n’a su jusqu’à présent lui donner un projet à la hauteur de sa complexité – comme le théâtre en son temps. Les réformes à venir doivent avant tout se construire sur les contenus, et donc sur l’hypothèse de l’intelligence, qui, pour citer Musil “a au moins le mérite d’être imparfaite, et, du même coup, également perfectible au contraire de la fierté, la rigidité, [...] et le genre de certitudes simples et définitives qu’on prétend détenir”. Les classements et les bons points ne satisfont que les VRP de la bonne conscience.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°135 du 26 octobre 2001, avec le titre suivant : L’art n’est pas un hit-parade

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