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MUSÉES ET FONDATIONS

L’art contemporain, nouvelle lubie des oligarques russes

Par Emmanuel Grynszpan, correspondant à Moscou · Le Journal des Arts

Le 25 novembre 2019 - 1139 mots

MOSCOU / RUSSIE

Dans moins d’un an sera inauguré à Moscou le « GES-2 », un immense centre d’art contemporain créé par un homme d’affaires russe. Il n’est pas le seul dans son cas : à la suite du Garage, de nombreux milliardaires se découvrent une passion pour l’art.

Le Garage, musée d'art contemporain moscovite fondé par Roman Abramovich et Dasha Zukova. © Garage Museum of Contemporary Art
Le Garage, musée d'art contemporain moscovite fondé par Roman Abramovich et Dasha Zukova.

« GES-2 », le futur centre d’art contemporain créé par Leonid Mikhelson, marque une nouvelle étape du mécénat en Russie, dix ans après la création du Garage par Roman Abramovitch et Dasha Joukova. Le magnat du gaz naturel liquide et des plastiques a déboursé une somme estimée à 130 millions de dollars (plus de 117 millions d’euros) pour acquérir et reconstruire une ancienne centrale électrique en plein cœur de Moscou. Le bâtiment, qui doit être inauguré en septembre 2020, offrira 38 000 mètres carrés à la création, du jamais-vu dans un pays où les médias du pouvoir présentent l’art contemporain comme une turpitude importée d’Occident, où le marché de l’art est en hibernation depuis une décennie et où les musées d’État en sont réduits à se faire offrir les œuvres des grands noms de l’art russe.

Les motivations de Leonid Mikhelson, homme peu bavard, fuyant caméras et projecteurs, restent vagues. À 63 ans, il a rassemblé une collection estimée à 200 millions de dollars, comprenant des œuvres de Kandinsky et de Gerhard Richter, mais son inclination personnelle le porte plutôt vers l’art ancien. Pour s’orienter, il a fait appel à l’Italienne Teresa Mavica, une experte reconnue de l’art contemporain, et s’est adjoint les services du célèbre architecte italien Renzo Piano.

Mais pourquoi s’acoquiner avec une scène que le Kremlin associe aux Pussy Riot et à Piotr Pavlenski ? Première fortune du pays avec 27,3 milliards de dollars (selon la magazine économique américain Forbes), Leonid Mikhelson, n’ignore pas que posséder un musée réputé à l’échelle mondiale garantit un ticket d’entrée dans les cercles d’affaires les plus élitistes. Non pas en Russie, mais en Occident et en Asie, où partent l’essentiel du gaz et des plastiques produits par Novatek et Sibur.

Le Garage, ART4, Ekaterina…

Jusqu’ici, « musée d’art contemporain privé » était synonyme en Russie de « Garage », du nom du lieu du couple Abramovitch-Joukova. Si cette institution dispose désormais d’une solide reconnaissance internationale, le Garage a nécessité en 2015 pour son nouveau bâtiment un investissement presque cinq fois inférieur au GES-2, soit 27 millions de dollars, pour une surface sept fois moindre. Aujourd’hui, le Garage gagne près de 100 000 visiteurs supplémentaires chaque année et figure en 7e position parmi les musées russes. Un succès qui coûte tout de même entre 12 et 15 millions par an à ses mécènes.

D’autres lieux ont aussi été ouverts par des mécènes il y a plus de dix ans. En 2007, l’entrepreneur et collectionneur Igor Markin inaugurait sur 500 m2 « ART4 », le premier musée privé d’art contemporain. En raison de difficultés financières, le musée a évolué vers une forme hybride de galerie/musée. Moins exposé que le Garage, ART4 se permet des expositions osées, comme celles consacrées aux Pussy Riot (actuellement), à Piotr Pavlenski ou au groupe Voïna, soit les artistes qui irritent le plus le pouvoir. Toujours en 2007 (année qui marque le pic historique du marché de l’art russe) naissait la Fondation culturelle Ekaterina, sous la houlette de l’entrepreneur du BTP Vladimir Semenikhine, un collectionneur avéré. Logée dans un vaste espace à un jet de pierre de la Loubianka (siège du KGB et aujourd’hui du FSB, Service fédéral de sécurité), la fondation accueille des expositions de haut niveau. Fondé la même année par Sofia Trotsenko, Winzavod s’est immédiatement imposé comme un cluster incontournable de galeries et de salles d’exposition. L’époux de Sofia Trotsenko possède une fortune de plus de 700 millions de dollars, selon Forbes. Les milliardaires Viktor Vekselberg, Leonard Blavatnik, Roman Abramovitch et Vadim Moshkovich ont également contribué à la fondation en 2012 du Musée juif de Moscou, entièrement privé, et qui expose fréquemment des artistes contemporains.

Moscou compte une poignée d’autres mécènes aux ambitions plus modestes, comme Dmitri Khankin et Emelian Zakharov (Triumph Gallery), Natalia Opaleva (AZ Museum), Olga Ouskova (la « Fondation pour l’art abstrait russe », qui attend son ouverture, imminente), Marianna Sardarova (RUarts). Il faudrait ajouter les quinze galeristes moscovites, qui reconnaissent que réaliser des bénéfices avec l’art contemporain est une gageure, et se définissent comme mécènes plutôt que commerçants.

Des expériences moins heureuses

Souvent considéré comme un moyen de se faire bien voir auprès des autorités, le mécénat n’offre en fait qu’une protection très mince. Ces deux dernières années, le rude environnement politico-financier russe a eu raison de mécènes de premier plan. L’Institut d’art réaliste russe du banquier Alexeï Ananiev a fermé en juin après huit ans d’existence. Ce musée privé d’une surface de 4 500 m2 hébergeait une considérable collection d’art russe de la seconde moitié du XXe siècle, collection qui a disparu pendant plusieurs mois avant d’être retrouvée par la police le 8 novembre dans un entrepôt.

Le Musée de l’impressionnisme russe du milliardaire Boris Mints, qui s’est exilé en 2018, fonctionne toujours, mais son avenir est menacé. Enfin le musée « Oudarnik », créé par l’entrepreneur Shalva Breus, voisin du GES-2, a fermé ses portes en 2017 après cinq années d’existence, à cause d’un conflit avec la Mairie, propriétaire des murs. Depuis le musée se cherche un toit.

Le mécénat s’étend timidement en province, notamment à Krasnodar, où le centre d’art contemporain « Tipographia » vit depuis quatre ans grâce à l’entrepreneur dans le monde des médias Evgueni Roudenko. La lointaine Vladivostok dispose de « Zaria », un centre d’art contemporain fondé en 2013 par Alexander Mechetin, propriétaire d’un fabricant de spiritueux. À Ekaterinbourg, dans l’Oural, le milliardaire Dmitry Pumpiansky (métallurgie et ferroviaire) prépare l’ouverture l’an prochain d’un centre d’art contemporain.

Des changements se profilent à Saint-Pétersbourg, où le milliardaire Zakhar Smushkin (actionnaire d’Ilim Pulp, producteur de papier) caresse le projet d’ouvrir un centre d’art contemporain au centre-ville, à proximité des anciennes écuries impériales et de la cathédrale Saint-Sauveur-sur-le-Sang-Versé. L’ancienne capitale impériale compte déjà deux musées privés d’art contemporain, tous les deux apparus en 2010 et plutôt excentrés. Le « Nouveau Musée », fondé par l’homme d’affaires Aslan Tchekhoïev (décédé en 2016), expose sur 500 m2 sa collection d’artistes russes, principalement des non-conformistes, avec des incursions dans la création actuelle. Ayant constitué sa fortune dans la distribution d’électricité, Aslan Tchekhoïev aurait investi un million de dollars dans le « Nouveau Musée ». L’homme était très respecté pour ses goûts de collectionneur. On ne peut pas en dire autant de Marina Varvarina, mécène du Musée Erarta, qui aurait coûté 30 millions de dollars selon le quotidien Kommersant. Veuve d’un négociant de thé assassiné en 2000, Marina Varvarina se targue de financer le « plus grand musée d’art contemporain du pays ». Mais le caractère racoleur des expositions fait plutôt ressembler Erarta à un centre de loisirs. Avec 2 800 œuvres dans sa collection (1950 à nos jours) et une centaine d’expositions réalisées, Erarta continue à être royalement ignoré des critiques d’art.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°533 du 15 novembre 2019, avec le titre suivant : L’art contemporain, lubie des oligarques russes

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