L’art contemporain au loin

Par Julie Portier · Le Journal des Arts

Le 29 mars 2011 - 1009 mots

Malgré le désintérêt des pouvoirs publics, la création se réveille dans les régions d’outre-mer, où les initiatives se multiplient en faveur de l’art actuel.

L’Année des outre-mer va constituer une occasion essentielle de mettre en valeur l’extraordinaire richesse artistique et culturelle des territoires ultramarins, encore méconnue dans l’Hexagone », prévoyait Frédéric Mitterrand, ministre de la Culture, le 12 janvier. La pauvreté du programme d’exposition d’arts plastiques annonce quant à lui un rendez-vous manqué. En guise d’échantillon, le public hexagonal devra se contenter d’une exposition déléguée à la Fondation d’entreprise du groupe Bernard Hayot (Fondation Clément) qui se tiendra cet été à l’orangerie du Sénat. « Pourquoi l’art de nos compatriotes ultramarins ne méritait-il pas d’être montré dans un des lieux d’exposition prestigieux de Paris ? » Régine Cuzin, commissaire du cycle « Latitudes » à l’hôtel de ville de Paris de 2002 à 2009, se pose la question et pointe l’écueil de mettre sous une même bannière des artistes issus de territoires bien différents et aux pratiques diverses.

Qu’en est-il de cette « extraordinaire richesse artistique » ? Par quels moyens se développe-t-elle dans ces jeunes régions françaises où l’infrastructure culturelle est encore en friche ? Car, si les îles françaises abritent un réel dynamisme artistique, c’est en l’absence de l’impulsion des institutions publiques dont le besoin se fait sentir avec le plus d’urgence en Martinique et en Guadeloupe, privées de fonds régionaux d’art contemporain (FRAC) et accoutumées à l’échec des projets de centres d’art. Le climat réunionnais, quant à lui, bénéficie de la présence historique du Musée Léon-Dierx  dont le directeur, Bernard Leveneur, réaffirme la place de l’art contemporain dans les expositions et la collection. Aujourd’hui, la création contemporaine internationale se rencontre au musée grâce à un programme de résidences d’artistes qui a accueilli dernièrement le Chinois Weng Fen, concerné par les problématiques de la mondialisation. En étroite collaboration avec l’école des beaux-arts et le FRAC Réunion, ces invitations nourrissent le travail des étudiants et tentent de familiariser le public aux pratiques les plus actuelles. Ce souci de formation d’un public est un enjeu de premier ordre pour le musée et le FRAC, dont la directrice, Nathalie Gonthier, tourne à son avantage l’inexistence d’un lieu pour cette institution – sortie du coma en 2007 quand elle prend le statut d’EPCC (d’établissement public de coopération culturelle) – en misant sur des manifestations itinérantes pour aller à la rencontre des publics.

Initiatives privées
Ailleurs, dans le désert institutionnel, des initiatives privées assurent la mission de service public. Ainsi la Fondation Clément en Martinique a-t-elle été créée en vue d’offrir une visibilité et des conditions économiques à la création régionale avec une politique d’acquisition et de mécénat. Jouissant de moyens colossaux, elle s’impose en Martinique et dans les Antilles françaises comme l’unique lieu consacré à l’art des dernières décennies, bien que sa collection soit exclusivement tournée vers la création locale. En Guadeloupe, l’association Art Public, imaginée par l’artiste Michel Rovelas, a entrepris la constitution d’une collection en 2003 pour pallier l’absence de politique d’acquisition sur le territoire. Elle réunit une cinquantaine d’œuvres d’une vingtaine d’artistes, dont Thierry Alet, Jean-Marc Hunt ou Bruno Pédurand sont déjà identifiés sur une scène de l’art élargie. La publication en 2010 d’un catalogue trilingue (éditions Skira) témoigne de la volonté de donner une plus large visibilité et une reconnaissance à ces artistes.

Sous des latitudes où tout était à construire il y a encore quelques décennies, loin des yeux de la métropole, les projets ont émergé grâce à la détermination de personnalités remarquables comme Alain Séraphine, fondateur et directeur de l’école des beaux-arts de la Réunion (qui abrite désormais un pôle de recherche doctorale) et de l’ILOI (Institut de l’image de l’océan Indien). En 2009, il crée la Biennale arts actuels de la Réunion, estrade pour une scène émergente de l’océan Indien. Car les acteurs culturels de la Réunion sont aujourd’hui tournés vers une ère géographique située dans l’hémisphère sud, qui abrite une scène artistique extrêmement dynamique et dont la France est encore relativement absente. Par un programme soutenu d’échanges et de résidences d’artistes, l’île entretient des relations privilégiées avec de nouveaux centres artistiques basés en Inde, en Chine et dans le sud de l’Afrique.

Aux Antilles aussi, le regard se porte moins vers la métropole qu’en direction des pôles artistiques caribéens (Cuba, Haïti…), susceptibles de les entraîner dans leur dynamisme. Cette extension des frontières à un bassin culturel permet d’appréhender une scène artistique de manière autrement pertinente et d’y formuler une pensée esthétique. C’est dans cette perspective que Dominique Berthet, membre de l’Association internationale des critiques d’art, a fondé un centre de recherche universitaire sur l’esthétique caribéenne, le Cereap (Centre d’études et de recherches en esthétique et arts plastiques), qui publie depuis seize ans déjà la revue Recherches en esthétique largement diffusée en métropole.

Émancipation
Aujourd’hui, les artistes se débarrassent de l’étiquette régionale, lassés par la relation de dépendance qu’elle sous-entend avec un monde de l’art hexagonal dont ils se passent pour faire carrière à l’international, à l’image de Jean-François Boclé, qui se présente comme un « artiste de Martinique », mais jamais comme un artiste français. Dans une logique de mobilité constante, seul moyen d’échapper au vase clos de l’insularité, émerge la figure de « l’artiste nomade », à l’image de Joëlle Ferly, estampillée « citoyenne de la terre ». Forte de son expérience dans le milieu de l’art londonien, elle vient de monter, en Guadeloupe, l’association Artocarpe, lieu d’exposition et de résidence où elle organise des rencontres en vue d’apporter des bases théoriques et un réseau de professionnalisation pour les artistes guadeloupéens. Ces politiques d’échanges et d’ouvertures sont soutenues autant que possible par les acteurs publics contraints par la frilosité d’élus locaux plus favorables à encourager des démarches régionales. Relayées par des initiatives privées d’artistes, de collectionneurs et de galeries (comme la galerie réunionnaise Béatrice Binoche, présente à Drawing Now, fin mars à Paris, lire le JdA no 343, 18 mars 2011), elles font émerger un nouveau paysage artistique en outre-mer, dynamique et diversifié, où s’élaborent des pratiques émancipées des anciens schémas identitaires.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°344 du 1 avril 2011, avec le titre suivant : L’art contemporain au loin

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