L’ancien nouvel art

La troisième biennale d’art contemporain de Lyon

Par Alain Cueff · Le Journal des Arts

Le 1 janvier 1996 - 762 mots

La troisième Biennale de Lyon s’est installée pour un mois et demi dans un nouveau musée, achevé juste à temps, et dans un Palais des Congrès promis à la démolition. Soixante-quatre artistes illustrent une semblable ambivalence entre l’ancien et le nouveau.

Lyon - “J’ai été le premier artiste, écrit benoîtement Wolf Vostell dans le catalogue, à intégrer un téléviseur dans une œuvre d’art, en 1958. Cet assemblage […] était en avance sur les manipulations artistiques propres au médium et à la vidéo .” L’histoire de l’art vidéo est en train de s’écrire sous nos yeux avec grand luxe de précision, artistes et critiques confondus s’empressant de signer les bornes d’un genre à part entière, archéologues narcissiques ou empressés, futurologues patentés à cheval entre la télévision et le musée. Vostell ne se souvient sans doute pas que les premiers seront les derniers, mais sa prétention naïve pourrait bien illustrer la contraction du temps à laquelle la vidéo est confrontée. Trop fugace dans le flux des réseaux hertziens, trop longue dans la maille muséale, obsédée par sa matérialité et sa technologie, la vidéo est si frénétiquement nouvelle qu’elle s’expose (vite) à la désuétude.

Fascinations puériles
Du moins est-ce le sentiment qui se dégage d’une vaste exposition spécialisée comme celle de la Biennale, qui favorise l’effet de masse, et donc la caricature. En ne proposant dans les espaces que des installations  (un riche programme de vidéos “traditionnelles” est proposé en auditorium), les commissaires ont privilégié de fait l’exhibition tech­no­­logique, le dispositif interactif et “ludique”, le bricolage plus ou moins inspiré. Il y ainsi une progression dans le parcours qui trahit une fascination puérile pour les nouveaux outils et les images calaminées qui en découlent. Un clou chasse l’autre : quand il devient une valeur en soi, le neuf date inévitablement d’hier. John Kessler, Som­merer et Mignonneau, Hervé Grau­mann, Tony Brown, Jeffrey Shaw avec sa virtuelle promenade cycliste, Tamas Waliczky ou l’interactif Paul Sermon font déjà figures de pionniers archaïques. Ils ne sont hélas pas les pires : Catherine Ikam, Fabrizio Plessi et Orlan prodiguent l’inévitable part de ridicule dont une exposition internationale ne saurait, semble-t-il, se passer.

Comme dans un mégastore, le pape de la discipline lui-même, Nam June Paik, ou encore le sur-représenté Vito Acconci, s’enferment dans l’exposé complaisant et répétitif de leurs compétences.
De nombreux artistes ont, à leur exemple, bien pressenti la difficulté inhérente au médium et proposent des constructions dont le caractère littéral est souvent décourageant. Ainsi de Douglas Gordon, qui restitue réellement à un western de John Ford sa durée fictive : cinq ans seraient nécessaires à la vision de ce film. D’autres déploient d’indescriptibles trésors d’astuce (Bill Viola, Paul Garrin, Tony Oursler, Rainer Oldendorf ou Young-Jin Kim) pour se persuader qu’ils ne sont pas dupes des limites qui sont les leurs et que parfois ils attribuent inconsidérément à la vidéo elle-même. Au moins ont-ils, avec une sorte de générosité, du temps à perdre.

La mariée virtuelle était trop belle pour tant de célibataires, sans doute,  et elle ne pouvait éviter d’être grise sous les néons. Mais quelques artistes réellement et sincèrement désinvoltes justifient pleinement l’exposition dans son souci d’exhaustivité et en excusent presque les maladresses. Inutile probablement de souligner la vigueur et le pouvoir de conviction de Bruce Nauman, inutile aussi de rappler l’importance historique, hors du champ étriqué de la spécialité, de Dan Graham (même si Body Press n’est sans doute pas sa meilleure œuvre). On regrettera que Gary Hill ait livré une pièce à la fois trop rapide et trop systématique, qui ne rend pas compte de sa vista. En revanche, avec une installation à la fois complexe et simple, salutairement cocasse, Pierrick Sorin montre que le virtuose n’est pas l’ennemi fatal de l’artiste.

Avec une sobriété triomphante, Stan Douglas livre sans aucun doute la meilleure œuvre de cette Biennale : Pursuit, Fear, Catas­troph : Ruskin B.C. accuse la distance vis-à-vis des stéréotypes culturels et prétendument artistiques de l’époque. Pas un mot, un son ou une image de trop – elliptique mais précis, critique sans jamais s’en satisfaire, Stan Douglas est, dans l’art contemporain, un homme précieux. Tout comme l’est, avec ses photographies métaphoriques, Hiroshi Sugimoto, qui saisit le passage des images de cinéma dans leur disparition même et délivre un écran blanc d’incrédulité : le temps est en effet réductible à l’œuvre. Aucune œuvre n’est réductible au temps.

3e Biennale d’art contemporain, Musée d’art contemporain et ancien Palais des Congrès, Cité internationale, jusqu’au 18 février. Ouvert tlj. sauf le lundi de 12h à 19 h, nocturne le vendredi jusqu’à 22 h. Renseignements au 72 41 00 00.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°21 du 1 janvier 1996, avec le titre suivant : L’ancien nouvel art

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