Directeur général et artistique de la Gaîté-Lyrique, à Paris

L’actualité vue par Jérôme Delormas

« Le numérique est comme un horizon »

Par Daphné Bétard · Le Journal des Arts

Le 12 mars 2013 - 1541 mots

Jérôme Delormas, directeur de la Gaîté-Lyrique, à Paris, expose les enjeux et perspectives de ce lieu tourné vers le numérique.

Ancien directeur de Lux-scène nationale de Valence (Drôme) et du centre d’art de la Ferme du Buisson à Noisiel (Seine-et-Marne), Jérôme Delormas a pris les rênes de la Gaîté-Lyrique en décembre 2007. Deux ans après l’inauguration de l’institution parisienne, il revient sur les enjeux, les perspectives et l’identité de cet établissement multidisciplinaire singulier.

Daphné Bétard : La Gaîté-Lyrique a ouvert ses portes en 2011 ; le public est-il parvenu à s’approprier ce lieu singulier ?
Jérôme Delormas : Il faut rappeler le contexte particulier de la création de la Gaîté-Lyrique. Dans un bâtiment historique, [l’architecte] Manuelle Gautrand a créé ex nihilo des surfaces pour accueillir un projet dédié, à l’origine, aux arts numériques et aux musiques actuelles. Nous avons décidé d’en élargir le spectre, car le numérique ne se limite pas à ces deux domaines mais traverse tous les champs de la création. Toute la société se voit bouleversée par le numérique. Il ne fallait donc pas reproduire les formes et catégories anciennes pour donner au numérique une légitimité à l’image de la vidéo ou de la photographie, mais, plutôt, essayer de voir comment des champs nouveaux se créent aujourd’hui, comment des choses que l’on ne peut imaginer adviennent. C’est aussi offrir la possibilité de « dé-hiérarchiser » les champs culturels et, par exemple, d’aborder le jeu vidéo pleinement. Prendre acte qu’il est devenu l’industrie culturelle majeure n’est pas innocent, c’est un état d’esprit. La Gaîté-Lyrique répondait à la nécessité pour Paris d’avoir un lieu culturel qui regarde vers des pratiques des plus actuelles, celles des jeunes générations. Une de nos premières satisfactions a été de constater que ce public âgé entre 15 et 35 ans, qui ne se retrouve pas toujours dans les institutions culturelles classiques, vient ici en masse. Nous attirons 200 000 visiteurs par an, qui se répartissent entre concerts, expositions, conférences, projections et centre de ressources. Nous faisons aussi un effort substantiel d’ouverture et de sensibilisation pour le plus grand nombre, les enfants évidemment – qui bénéficient d’une programmation particulière –, mais aussi en direction des seniors. Cela fait partie de notre mission de service public.

D.B. : La Gaîté-Lyrique a un statut particulier, celui d’une société privée de type SAS (société par actions simplifiées) avec une mission de service public. Qu’est-ce que cela implique au quotidien ?
J.D. : La Gaîté-Lyrique est une vraie société privée, avec des actionnaires, qui est liée par une convention de service public avec la Ville de Paris. À ce titre, la Ville nous apporte une participation (qui n’est pas une subvention) pour soutenir notre mission de service public, comme la création d’un centre de ressources – médiathèque en accès libre, la pratique de tarifs modérés ou la diversification des publics. La participation de la Ville représente un peu plus de la moitié du budget, soit 55 % de notre budget annuel qui s’élève à 9 millions d’euros. Ici, d’ailleurs, nous avons un « business plan » plutôt qu’un budget. Nous sommes dans une vraie logique mixte. Il faudra considérer la situation à long terme, mais, pour l’instant, le système se révèle très positif. Il nous garantit une sorte d’indépendance nous permettant d’imaginer les projets dans une dynamique de réalité et non de simple dépense. Nous sommes aussi soutenus par des mécènes, des sponsors, des partenaires privés, des clients car le lieu est parfois privatisé. Sans oublier les recettes de deux bars, une boutique et la billetterie. L’activité de la maison est telle – d’autant qu’elle est dotée d’une technologie de qualité –, qu’elle nécessite pas mal de moyens et beaucoup d’idées pour la faire marcher.

D.B. : Quelle est l’organisation interne de la Gaîté-Lyrique et comment élaborez-vous la programmation ?
J.D. : Le concept fondateur du projet est l’idée du « lieu média » où l’on croise la logique éditoriale et celle d’une programmation physique classique. Personne, ici, n’est propriétaire de sa spécialité. Notre travail est collectif et nous essayons de déployer les sujets eu égard aux compétences des uns et des autres. Nos équipes sont ultra-qualifiées pour accompagner les artistes, les projets. La Gaîté-Lyrique fonctionne comme un écosystème où chacun représente un maillon essentiel. Cette idée de « lieu média » signifie que la Gaîté est comme une boîte à outils qui vibre au service d’un projet. Chacune de ses composantes est en relation avec une grande thématique, sorte de colonne vertébrale, explorée de façon pluridisciplinaire et transversale. Ainsi, la manifestation « Public domaine, skateboard culture » explorait toutes les facettes créatives que le skateboard a suscitées. Aussi, « 2062 » commémorait le bicentenaire de la Gaîté-Lyrique cinquante ans en avance, avec une réflexion autour de la notion du temps où le monde du théâtre côtoyait celui des arts visuels dans un bouillonnement de conférences, performances, expositions, événements divers. L’automne dernier, nous avions donné carte blanche au collectif H5 qui, à travers son projet « HELLOTM », abordait la question de la manipulation des esprits, du marketing et du politique. Actuellement, avec « Arrrgh ! Monstres de mode » (1), nous nous intéressons à la façon dont le champ de la création virtuelle sort de l’écran pour pénétrer, par effraction, notre réalité. Nous voulons montrer que le numérique n’est pas un monde froid, mais qu’il peut s’agir d’une autre appropriation de l’humain, du vivre ensemble, de l’altérité. Fin 2013-début 2014, « Happy Show » traitera de la question du bonheur dans la société contemporaine, à partir du travail de l’artiste Stefan Sagmeister. Ce lieu revendique l’idée que le numérique apporte un potentiel de créativité et de plaisir gigantesque. Nous ne sommes pas naïfs pour autant : nous savons très bien que, si on laisse faire, la société qu’on nous promet peut être terrible. Nous avons ainsi tout un programme de résidences intitulé « Technologies au quotidien », un cycle qui démonte la boîte noire, dans une logique citoyenne nécessaire aujourd’hui, avec cette idée de bricoler, détourner, développer ses propres systèmes sans autorisation et souvent sans propriété…

D.B. : Vous revendiquez une autre approche du monde numérique, qui ne se réduit pas à l’aspect technologique…
J.D. : Nous avons proposé un projet qui dépasse largement la question de la technologie. Le numérique est comme un horizon : on dit qu’un horizon est indépassable, que l’on ne peut y échapper ; il s’agit de voir ce qui se passe devant cet horizon et quel paysage se dessine. Par le passé, nous sommes passés de l’oral à l’écrit puis de l’écriture à l’imprimé. À chaque fois, cela a donné une révolution majeure dans tous les domaines. Aujourd’hui, peut-être que l’on vit une révolution aussi importante. La Gaîté-Lyrique, du point de vue de la création, se pose cette question : est-on est en train de vivre un basculement majeur de la société ?

D.B. : Pensez-vous symboliser, aux côtés du « 104 » ou de la Cité de la mode et du design, un nouveau type d’établissement culturel ouvert aux nouvelles formes de création ?
J.D. : Le « 104 » participe effectivement d’un même mouvement dans cette volonté d’ouverture sur la réalité et la pluridisciplinarité, mais à la Gaîté-Lyrique, nous sommes plus thématisés. Nous travaillons sur la question numérique que nous avons choisi de problématiser. Actuellement, en France, un certain nombre de collectivités s’interrogent sur la nécessité de promouvoir ce genre de lieux nouveaux plus en prise et plus sensibles au monde actuel. Quant à la Cité de la mode et du design, la situation est très différente car l’institution a disposé de l’écrin avant de construire sa propre programmation et plusieurs établissements existent en son sein. De manière générale, je considère que cette multiplication d’établissements a un effet très positif et entraînant.

D.B. : Quels rapports entretenez-vous avec votre voisin direct le Musée des arts et métiers ?
J.D. : Nous avons beaucoup de points communs et notre première collaboration date d’avant l’ouverture de la Gaîté-Lyrique. Il s’agissait d’artistes en résidence qui collaboraient avec des scientifiques. Dans le cadre de « 2062 », nous avions présenté avec Jean-Louis Frechin des objets techniques issus du Musée des arts et métiers ainsi que des objets prospectifs, pour retracer la chronologie de la relation entre innovation et technique entre 1862 et 2062. Nous discutons actuellement de projets communs plus ambitieux.

D.B. : Le rapport sur l’éducation artistique et culturelle remis en février au ministère de la Culture propose d’y inclure les arts numériques ; est-ce une forme de reconnaissance ?
J.D. : Il n’y a, selon moi, pas de champ à reconnaître. Le numérique est déjà largement infusé dans les esprits et les arts numériques ne sont pas l’enjeu majeur. Dans le domaine de l’éducation, il faudrait plutôt s’intéresser à la maîtrise des outils. Cette question dépasse l’éducation artistique ; l’enjeu est celui d’une nouvelle écriture, celle de la future citoyenneté. Dans la société qui est en train d’advenir, le citoyen doit avoir, si ce n’est la maîtrise des codes, la conscience que beaucoup de choses se jouent dans les algorithmes et dans les interfaces.

Note :

(1) Gaîté-Lyrique, 3 bis, rue Papin, 75003 Paris, tél. 01 53 01 52 00, www.gaite-lyrique.net. À voir jusqu’au 7 avril, « Arrrgh ! Monstres de mode ».

La fiche biographique complète de Jérôme Delormas

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°387 du 15 mars 2013, avec le titre suivant : L’actualité vue par Jérôme Delormas

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