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L’actualité vue par Jean-Hubert Martin, conservateur général du Patrimoine

« En France, on maintient une certaine déontologie »

Par Philippe Régnier · Le Journal des Arts

Le 19 janvier 2010 - 1890 mots

Choisi par Boltanski pour être son commissaire à la Biennale de Venise 2011, Jean-Hubert Martin commente l’actualité

Ancien directeur, entre autres, du Musée national d’art moderne à Paris (1987 à 1990) et du Museum Kunst Palast à Düsseldorf (1999 à 2006), directeur artistique du château d’Oiron (Deux-Sèvres) de 1991 à 1993, commissaire de nombreuses expositions, dont la mythique « Les magiciens de la terre » en 1989, Jean-Hubert Martin est chargé de mission à la direction des Musées de France. En 2009, il a été commissaire de l’exposition « Une image peut en cacher une autre » aux galeries nationales du Grand Palais et de la troisième Biennale d’art contemporain de Moscou. Il vient d’être choisi par Christian Boltanski pour être le commissaire de son pavillon à la Biennale de Venise en 2011. Jean-Hubert Martin commente l’actualité.

L’actualité est marquée, en France, par l’ouverture de « Monumenta 2010-Christian Boltanski » au Grand Palais (lire p. 11). Qu’en avez-vous pensé ?
Je trouve que l’installation est forte et impressionnante. On voit que Boltanski sait jouer avec tous les niveaux de sensations pour bien maîtriser cette technique qu’est l’installation. Son passage par les arts du spectacle l’a beaucoup aidé à élaborer ce type d’œuvre. Le fait que l’on soit en hiver, dans le froid, crée une évidente atmosphère dans le Grand Palais. La lumière, le mouvement, la couleur, le son, tout est maîtrisé dans cette œuvre d’art totale qui est saisissante.

Boltanski vous a choisi comme commissaire de son pavillon à la Biennale de Venise en 2011. Que va-t-il y faire ?
Je ne peux encore rien dire. Cette invitation est tombée au moment où il était en pleine installation au Grand Palais. Nous en avons parlé pendant une heure. Il a déjà plusieurs idées. Il est en pleine forme en ce moment et capable d’élaborer des projets très différents. Je peux imaginer que cela ne ressemblera certainement pas à ce qu’il a réalisé au Grand Palais.

Dans quel état d’esprit a-t-il accueilli sa sélection ?
Il est évidemment ravi. Mais il aurait été plus content si elle était arrivée un peu plus tôt. Ce genre de gratifications arrive tout en même temps quand on est un artiste d’un certain âge. Mais faire un pavillon à Venise est toujours un challenge. Il va essayer de nous étonner une fois de plus.

2010 est l’année France-Russie dans le domaine de la culture. Vous avez été commissaire de la Biennale d’art contemporain de Moscou à l’automne dernier. Quel bilan en tirez-vous ?
Elle a remporté un grand succès public mais aussi dans la scène artistique. C’était la troisième biennale de Moscou, un événement qui, autour de son exposition centrale, fédère un grand nombre de petites expositions. Tous les lieux qui touchent aux arts plastiques organisent un événement à ce moment-là. C’est pourquoi elle ne dure qu’un peu plus d’un mois. Au fond, cette biennale est conçue comme un festival. L’exposition principale était cette fois accueillie par le Garage, ce nouveau lieu pour l’art contemporain, et, à l’étonnement de tout le monde, elle a attiré 100 000 visiteurs en cinq semaines. De l’avis des professionnels sur place, on n’avait jamais vu une exposition à Moscou de cette qualité, aussi bien scénographiée. Une exposition d’art contemporain n’avait plus rencontré un tel succès depuis les années 1980. Pourtant, nous avions un budget, alloué par le ministère de la Culture russe, inférieur aux deux premières éditions. J’avais très clairement énoncé le fait que l’exposition principale aurait des perspectives très vastes. Je l’ai intitulée « Contre l’exclusion », et elle montrait des artistes venus d’Afrique, d’Océanie, de régions peu vues à Moscou jusqu’à présent. Il y a des phénomènes de racisme récurrent très graves en Russie. L’exposition a créé un débat aussi bien dans le petit milieu qu’auprès d’un public plus large.

Au niveau de la scène russe elle-même, quels sont, selon vous, les artistes à suivre ?
Peu d’artistes de la jeune génération ont retenu mon attention. Mais il y a une scène artistique vivante, dynamique, avec beaucoup de discussions et un niveau théorique très élaboré. À la différence de mes prédécesseurs (qui étaient des groupes de commissaires), je n’ai pas exclu les artistes russes de ma sélection. J’en ai retenu une douzaine, notamment pour le public international. Cela a été bien compris et bien reçu.

Vous avez aussi été commissaire, en 2009, de l’exposition « Une image peut en cacher une autre » aux galeries nationales du Grand Palais. Avez-vous d’autres projets à venir ?
J’ai des projets pour la Réunion des musées nationaux et le Grand Palais. Je suis en train de travailler sur une exposition originale, toutes périodes et toutes cultures confondues. Je l’élabore avec la nouvelle promotion des élèves de l’Institut national du patrimoine. Un groupe de huit personnes va plancher sur le sujet pour lequel j’ai déjà moi-même bien avancé. Les élèves doivent élaborer leur propre rassemblement d’œuvres et l’on verra si cela se recoupe. L’intérêt est ensuite de continuer à travailler sur l’exposition avec les plus investis.

Comment imaginez-vous l’évolution des galeries nationales du Grand Palais, qui commencent à vieillir ?
Je fais partie d’un comité de réflexion sur l’avenir du Grand Palais. Je n’ai, a priori, pas d’idée. Je veux d’abord écouter les différents avis. La grande nef est un endroit merveilleux. C’est formidable d’avoir cet outil en plein cœur de Paris pour y organiser des grandes foires d’art. Mais il faut arriver à ce que ce bâtiment dispose de tous les services qui lui manquent encore, et qui lui permettent de fonctionner. C’est sur ces aspects très matériels que doit porter une grande partie de la réflexion. À part cela, les galeries nationales ont besoin, ou d’un lifting, ou d’être complètement rénovées. Elles ont actuellement un parcours compliqué, pas pratique du tout. Il faudra revoir tout cela.

L’idée présidentielle d’une « Maison de l’histoire de France » fait débat. Que vous inspire ce projet ?
Dans le milieu professionnel, cela nous fait un peu sourire, parce qu’il y a déjà deux musées d’histoire de France, celui des Archives nationales – il est vrai pas très spectaculaire –, et le musée de Versailles voulu par Louis-Philippe. Mais je trouve intéressant de faire un grand musée de l’histoire de France, qui peut avoir une vraie valeur pédagogique. Après tout, nous avons des collections qui sont tellement énormes en France. Si les musées nationaux acceptent de déposer des objets, on peut constituer une nouvelle institution sans trop de difficultés. Maintenant, il faut la concevoir. Quant au lieu, très spontanément, je serais favorable à l’un des grands châteaux proches de Paris, comme Compiègne ou Fontainebleau, pour leur donner un regain de fréquentation.

Vous avez également été directeur, pour la France, du programme Frame. Quels projets sont sur le point d’aboutir ?
Frame est un programme d’échange entre musées franco-américains unique. Une bonne réponse à l’impérialisme que pratiquait Thomas Krens avec le Guggenheim ! Les musées de capitales en sont exclus puisque ce programme ne concerne ni Paris, ni New York, ni Washington. Frame essaye d’élaborer au moins une grande exposition chaque année. Le projet de 2010 concerne les pleurants du tombeau de Jean sans Peur, à Dijon. Le Musée des beaux-arts de Dijon étant en réfection, le tombeau va être démonté. La directrice du musée, Sophie Jugie, a proposé que les statues circulent dans une exposition aux États-Unis. Par exception, elle commencera en mars au Metropolitan Museum of Art, à New York. Elle sera ensuite montrée dans six institutions avant de terminer son itinérance au Musée de Cluny, à Paris.

C’est une bonne chose, puisque les musées américains enregistrent une fréquentation élevée malgré la crise (lire p. 7)…
Ils en ont bien besoin, parce qu’ils se plaignent d’avoir des difficultés à convaincre des mécènes à cause de la crise. Cette dernière met aussi Frame en difficulté, puisque ce programme repose sur des financements davantage américains que français.

Toujours aux États-Unis, la nomination d’un galeriste, Jeffrey Deitch, à la tête du Musée d’art contemporain de Los Angeles (lire p. 3) défraie la chronique. Qu’en pensez-vous ?
Cela montre bien ce que sont les musées américains, qui n’ont pas du tout la même déontologie, ni la même histoire que les musées européens. Chez eux, il est acceptable de passer du marché au musée. C’est plus compliqué à envisager chez nous, même si les choses évoluent. En France, on maintient une certaine déontologie, mais, en Allemagne, les domaines sont plus perméables. Quand on travaille dans un musée d’art moderne ou contemporain, on ne peut se passer des relations avec le marché, mais je trouve qu’il faut garder une certaine séparation entre le monde des musées et celui du marché, parce que chacun a des objectifs bien différents. Dans les musées d’art contemporain, on est éternellement confronté à ces problèmes de conflits d’intérêt. C’est à chaque conservateur de savoir où il place sa limite. Cela dit, Jeffrey Deitch a été commissaire d’expositions qui ont compté, comme « Post human » en 1992.

L’artiste André Raffray vient de décéder (lire p .3). Vous lui aviez commandé une œuvre pour le château d’Oiron…
C’est un artiste que j’aimais beaucoup, avec une trajectoire tout à fait atypique, puisqu’il avait commencé dans le cinéma pour lequel il devait faire des copies de tableaux de maîtres que l’on accrochait dans les décors. Par la suite, il a développé un travail qui consistait à aller sur les lieux de chefs-d’œuvre de la peinture et à les restituer en photoréalisme. Puis il a repris les grands chefs-d’œuvre au crayon, notamment ceux qui ont quitté la France et qui n’y reviendront jamais, et qu’il avait appelé « les émigrés ». Il menait une réflexion sur la peinture qui a eu le courage d’affronter la copie.

On s’est tellement focalisé, au XXe siècle, sur l’idée d’œuvre authentique, de la main du maître ! Avec le recul, tout cela est remis en question, notamment par l’un des principaux artistes du XXe siècle, Marcel Duchamp. Je crois que l’on aurait tout intérêt à se reposer ces questions. Je trouve aussi un peu vaine la démarche des historiens d’art qui cherchent systématiquement à déceler la partie autographe dans un tableau. Parfois, qu’il y ait la main du maître ou pas, ce n’est peut-être pas si important. Il y a tout un contexte de l’histoire de l’art à revoir. On peut même se demander s’il ne serait pas bon, de temps en temps, de revenir à l’idée de la copie, qui a été complètement bannie des enseignements des écoles d’art. L’apprentissage par la copie n’est pas complètement absurde. Et à force d’interdire la copie, certains artistes commencent par faire des pastiches…

Quelle exposition vous a marqué dernièrement ?
L’exposition « Soulèvements, Jean-Jacques Lebel » à la Maison rouge, à Paris. Je la trouve remarquable par ce passage constant du contemporain à l’ancien, des œuvres d’art aux objets de la vie quotidienne… J’ai aimé cette circulation, sans tenir compte des catégories de l’histoire de l’art ou de la connaissance ; la scénographie, qui est originale avec, par exemple, ce mur d’obus travaillés par les soldats dans les tranchées ; le côté politique de l’exposition ; les allusions à ce panthéon d’auteurs, de Baudelaire à la Beat Generation. En même temps, j’ai été emballé par l’installation Les Avatars de Vénus avec ces morphings de nus. L’ensemble correspond à ce que j’attends d’une exposition.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°317 du 22 janvier 2010, avec le titre suivant : L’actualité vue par Jean-Hubert Martin, conservateur général du Patrimoine

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