Commémoration

À la guerre comme à la guerre

Par Itzhak Goldberg · Le Journal des Arts

Le 15 janvier 2014 - 1329 mots

Complexe, parfois confuse, la vision proposée par la Bundeskunsthalle de Bonn sur la production des artistes pendant la guerre ouvre pourtant une réflexion intelligente sur le premier grand conflit mondial.

Acceptons l’évidence. Il y en aura pour tout le monde. L’année 2014 sera celle de la consécration de la Grande Guerre. La machine commémorative s’est mise en marche et chaque musée situé des deux côtés du Rhin proposera sa version de la catastrophe à l’échelle du continent. Gageons toutefois que ce sont les conservateurs qui se livreront la véritable bataille. Les places seront chères et les prêts hors de prix.

Le Centre Pompidou-Metz, bien placé géographiquement, fut le premier à dégainer, avec « 1917 », programmée en 2012. La Bundeskunsthalle de Bonn, l’ancienne capitale de l’Allemagne, reprend aujourd’hui l’avantage, avec une manifestation qui se veut ambitieuse : « Les avant-gardes en guerre ». Trop ambitieuse peut-être, car le tour d’horizon proposé est énorme : il s’agit de montrer le paysage esthétique en Europe juste avant la Première Guerre mondiale, d’exposer aussi les travaux des créateurs qui furent, de près ou de loin, les témoins d’un affrontement dont la violence extrême tout à la fois fascine et effraie.

À l’entrée, deux œuvres de Lovis Corinth constituent, à elles seules, le condensé de ce conflit tragique. La première est un autoportrait du peintre portant une armure, à l’image d’un chevalier teuton ; il irradie une confiance sans bornes. Nous sommes en 1914. Le second tableau, qui lui fait face, date de 1918 : c’est un autoportrait in absentia, fait de morceaux d’une armure – la même ? – jonchant le sol de l’atelier.

Attitudes variées
Après cette entrée en matière, l’exposition se poursuit par un aperçu hasardeux sur les travaux antérieurs au conflit, section où l’on croise, pêle-mêle, Les Touches de piano (1909) de Frantisek Kupka, un autoportrait d’Alexej von Jawlensky ou encore La Cathédrale de Chartres (1912) par Albert Gleizes.

Vient la section des œuvres « promontoires », teintées de ce que l’on peut nommer une « prescience apocalyptique » dont les explosions spectaculaires de Ludwig Meidner constituent l’exemple le plus patent. Certes, l’idée de l’artiste endossant le rôle de pythie contemporaine n’est pas neuve et reste séduisante. Mais on peut y voir plutôt le signe d’une nervosité et d’une tension ambiante, le début d’une décomposition générale de ce que Stephan Zweig caractérisera comme Le Monde d’hier (1944) et où les créateurs, comme les autres, sont des pièces qui s’affrontent sur un échiquier géant. Et, de fait, c’est là où l’exposition aborde véritablement son sujet, en déclinant les attitudes variées des artistes pendant toute la durée du conflit. Patriotisme ou nationalisme, selon le bord depuis lequel on regarde (voir les étonnantes affiches de propagande de Raoul Dufy, sous la forme d’images d’Épinal, ou les futuristes, mais aussi le terrible personnage d’Ernst Barlach dans Der Rächer, 1914).

L’activisme artistique est quant à lui bien illustré à travers cette forme de cubisme appliqué qu’est le camouflage (André Dunoyer de Segonzac, Roger de La Fresnaye, Jacques Villon dont le frère, Duchamp, était occupé avec son Grand Verre aux États-Unis…).

Enfin, critique radicale, celle de Dada qui, face à la logique meurtrière de la guerre, choisit de répondre par une surenchère d’activités absurdes nées de l’anti-art et par la promulgation de l’esprit international.

Résignation, horreur
Cependant, les œuvres les plus marquantes sont celles réalisées sous l’emprise traumatisante du front, par ceux qui en ont subi les méfaits sur leur corps. Parmi les artistes qui ont partagé l’expérience des combattants, certains ont été affectés au point d’être réformés ; leur production plastique exprime cette crise profonde. Ainsi, Max Beckmann laisse inachevée une énorme fresque (Résurrection, 1915-1916), une scène de bataille terrifiante. De même, Ernst Ludwig Kirchner réalise des dessins éclatés, tels les sismographes d’une conscience torturée.

D’autres artistes produisent des travaux moins bruyants, mais où le drame n’en résonne pas moins. Sans fracas des armes ou sifflement des obus, ce sont des scènes qui nous frappent par leur activité réduite, par le sentiment de résignation qui en émane. Les quelques paysages de désolation de Félix Vallotton – des cratères où les seules traces de présence humaine sont des croix des tombeaux – dégagent un sentiment glacial. Ailleurs, ce sont les carnets de bord, ces croquis modestes, sur le motif peut-on dire, qui dévoilent l’étendue des dégâts (Max Slevogt, Erich Heckel, Oskar Kokoschka, Otto Gutfreund). Les quelques dessins de Zadkine, qui figurent des soldats blessés et des ambulances, ou les visages marqués des combattants de Meidner, ne s’embarrassent pas d’artifices et donnent le récit d’une horreur triviale et quotidienne.
À l’opposé, le portfolio de Frans Masereel, Debout les morts (1917), est une imagerie hallucinante de la Nuit des morts-vivants (1968, G. A. Romero) avant la lettre.

Mais la guerre ne s’arrête pas au front et aux hommes qui la font. Restées en arrière, les mères, les sœurs, les épouses souffrent. Quand l’annonce tant crainte arrive, leur vie semble s’arrêter pour toujours. Parmi elles, ce sont les mères qui restent le plus blessées. Käthe Kollwitz, cette immense artiste expressionniste, perd son fils très tôt. Désormais, ses dessins et gravures resteront marqués par cette perte irrémédiable.

Outre les œuvres d’art, le visiteur a droit au chapitre documentaire qui présente des photographies, plus particulièrement celles qui mettent en scène les artistes enrôlés (voire ceux qui y ont laissé leur vie, tels Franz Marc, August Macke, Umberto Boccioni). Particulièrement émouvant est le cliché qui montre le très jeune sculpteur Henri Gaudier-Brzeska dans son atelier à Londres en 1914. Volontaire, il est tué en 1915.

En guise d’épilogue original, une autre exposition, « Les fils absents », « complète » l’exposition principale. On y rappelle le problème né avec cette hécatombe : celui des disparus dont le corps ne sera pas retrouvé. Un beau final, car ces images résonnent avec celles d’autres tragédies et génocides du XXe siècle. Une leçon à retenir si l’on veut que la mémoire de ces désastres nous apprenne à vivre.

Les artistes français et l’expérience de la Grande Guerre

Dans Le Cabaret de la belle femme (1922), Roland Dorgelès écrit : « dans l’armée, les artistes n’étaient généralement pas tenus en grande estime ». Et pourtant, pas moins que les autres, ceux-ci ont payé leur tribut à la Grande Guerre. Le cas le plus exemplaire est celui de Braque, affecté au 224e régiment d’infanterie. Grièvement blessé, il est laissé pour mort parmi les cadavres sur le champ de bataille. Trépané, le peintre ne reprend connaissance qu’après deux jours de coma. Est-ce la raison pour laquelle sa peinture deviendra plus sombre, plus repliée sur elle-même ? Pour Léger, brancardier en premières lignes, de 1914 à 1917, il s’agit « d’un spectacle, dont [il est] très fier d’avoir été le spectateur » – pratiquement une initiation. « La guerre, je l’ai touchée. Les culasses des canons, le soleil qui tape dessus, la crudité de l’objet même. C’est là que j’ai été formé », ajoute-t-il. D’autres artistes, André Lhote, André Mare ou André Fraye, sont également mobilisés et parfois subissent des épreuves traumatisantes. Certains, comme Vallotton, le plus français des Suisses, sont affectés par le ministère de la Guerre à la représentation de la condition des combattants.

Certes, le réseau de connaissances que possèdent les artistes ou leur aptitude à se déplacer font que certains quittent le pays rapidement ou trouvent une « planque » (Delaunay se réfugie en Espagne, Picabia devient le chauffeur d’un général à Bordeaux). En d’autres termes, il n’est pas une attitude « artistique » face à la guerre, de même qu’il n’existe pas un seul style lié à cette catastrophe. À leur façon, les créateurs sont tantôt des acteurs, tantôt des témoins.

LES AVANT-GARDES en GUERRE,

jusqu’au 23 février, Bundeskunsthalle, Emil-Nolde-Strasse, Bonn, Allemagne, tél. 49 228 9171 200, www.bundeskunsthalle.de, tlj sauf lundi, mardi-mercredi 10h-21h, jeudi à dimanche 10h-19h. Catalogue, version allemande ou anglaise, 352 p., 78 €.

Commissaire : Uwe M. Schneede, historien de l’art
Nombre d’artistes : 80
Nombre d’œuvres : environ 400

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°405 du 17 janvier 2014, avec le titre suivant : À la guerre comme à la guerre

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