Exposition

La Femme - du côté de chez Proust

Par Colin Lemoine · L'ŒIL

Le 26 avril 2010 - 1211 mots

Elles se prénommaient Marguerite, Winnaretta ou Berthe. Elles furent hier adulées, elles sont désormais oubliées. Plongée dans une odyssée artistique avec la femme pour figure de proue…

Les années 1850-1930 sont décidément riches en redécouvertes. Tandis que certains artistes longtemps bannis des cimaises retrouvent leurs lettres perdues de noblesse, d’autres voient leur statut et leur importance nuancés, confirmés, voire écorchés. Le retour en grâce de Pierre Puvis de Chavannes, la célébration du talent de Jules Bastien-Lepage, l’exploration de nouveaux tropiques – russe, danois ou polonais  : la dernière décennie a vu de nombreuses expositions mettre au jour et à jour des enjeux insoupçonnés qui, de Quimper à Besançon, de Roubaix à Aix-en-Provence, ont permis d’étoffer la recherche en histoire de l’art.

Comment, dès lors, ne pas se féliciter au seul souvenir d’un Auguste Renoir monumental, déployé l’ hiver dernier dans les galeries du Grand Palais, ou à la seule perspective d’un Jean-Léon Gérôme exceptionnel et inattendu, tel que pourra le découvrir le visiteur du musée d’Orsay cet automne  ?

Pour l’heure, c’est le musée Marmottan qui, se départant de sa vocation impressionniste originelle, sonde la césure xixe-xxe siècle à la faveur d’un angle singulier  : le rôle fondamental des femmes depuis les salons qu’elles tenaient jusqu’aux chevalets qu’elles transportaient. Un monde de fastes et de fêtes, de capitaux et de capitons, là où la femme est une icône, maîtresse d’un homme ou maîtresse de maison, souvent dans l’ombre, mais de cette ombre qui peuple tant l’histoire de l’art.

Le salon, cris et chuchotements de tout le « Bottin » mondain
Limpide, le parcours du musée Marmottan donne à voir les implications éminemment sociales et esthétiques des salons parisiens au tournant du siècle. Là, dans ces intérieurs opulents où la musique le dispute à la peinture, où la diplomatie et la baronnie viennent jouir des plaisirs et des jours, se jouent et se nouent des rapports décisifs pour la modernité artistique.

Le salon de la princesse Mathilde, cousine de l’empereur – dont une toile d’Alfred de Dreux vient réaffirmer la présence (Portrait équestre de Napoléon III, 1859-1860) –, rassemble, sans étiquette politique, le Bottin mondain de la Ville lumière. Anatole France, Reynaldo Hahn ou Charles Ephrussi composent cette galerie de personnages qui bientôt prendra place, à peine travestie, dans La Recherche de Proust.

Tout aussi fondateur et fédérateur pour les artistes – Giovanni Boldini, Jacques-Émile Blanche, Gabriele D’Annunzio ou Jane Harding, portraiturée en 1856 par Madeleine Lemaire –, le salon de Marguerite de Saint-Marceaux dénote par la prétendue simplicité et par la « liberté surveillée » évoquées par Colette.

Héritière de l’entrepreneur américain de machines à coudre, Winnaretta Singer – bientôt princesse Edmond de Polignac – accueille quant à elle, sans fausse note, la musique d’avant-garde de Gabriel Fauré, Manuel de Falla ou Arthur Rubinstein. Salon rêvé que celui de la rue Cortambert où Marcel Proust peut s’extasier devant le « plus beau tableau de Claude Monet » et Jean Cocteau admirer la Porte de Parsifal (1880-1894) de Jean Joseph Carriès…

Le monde – ce monde – ressemblerait presque à un gigantesque appartement feutré où le salon tiendrait lieu de scène et le couloir de coulisses. Antichambres du pouvoir, vestibules du devenir, les cénacles sont autant de microcosmes effervescents dont on quitte le confinement docile (Pierre-Georges Jeanniot, Une chanson de Gibert, 1891) pour quelque promenade balnéaire (Gustave Geoffroy, Les Planches à…, 1905).

La Madeleine, de Proust et des autres
C’est sans doute au 31 rue de Monceau que la Belle Époque préfère alterner frivolités, licences et réflexions. Peintre de fleurs (Les Hortensias bleus, 1895) et portraitiste habile (Portrait de Marie Bénardaky, vers 1887-1889), Madeleine Lemaire sait y décloisonner savamment les arts. Charles Gounod, Léon Bonnat, Sarah Ber­nhardt ou Isadora Duncan ont tous foulé ce théâtre domestique, tantôt sous l’œil amusé d’Alexandre Dumas fils, habitué du salon de celle qui « a créé le plus de roses après Dieu », tantôt sous l’œil magnétique d’un Proust affinant son personnage de Madame Verdurin.

Le salon privé comme l’orée du salon public…

L’artiste, un genre accordé au féminin
À cette pléiade d’hôtesses courtisées correspond une inflation des artistes féminins qui, contestant la pénitence de leur condition, entendent accéder aux beaux-arts, et ce bien que l’accès à l’école homonyme leur soit encore refusé. Familières des salons parisiens, les femmes peintres y jouent de réseaux déterminants et y déjouent la hiérarchie des genres, esthétiques et sexués. Plébiscitées par la critique, aux aquarelles sucrées de Madeleine Lemaire (Le Printemps, roses et framboises, 1886-1887) répondent les savoureux pastels de Louise Abbéma (Portrait de Sarah Bernhardt, 1891).

De même, la science photographique de Rosa Bonheur (Paysage et Personnages, s.d.), la suavité ouatée de Louise Breslau (Portrait de Mademoiselle S. Potrel, 1888) et le vibrato impressionniste de Berthe Morisot (Au bal, 1875) attestent le talent et la célébrité, parfois la gloire, que rencontrèrent alors ces héroïnes de jadis.

Mais cela est-ce assez  ? N’eût-on pas pu analyser le déterminisme social, explorer le conditionnement académique, convoquer le peintre Mary Cassatt ou relire Marguerite Yourcenar  ? Reste donc à savoir si cette exposition ambitieuse du musée Marmottan Monet cède à une mode qui, des gender studies transatlantiques à l’accrochage « Elles » du Musée national d’art moderne, excède parfois la recherche objective pour féminiser afin de revoir, et souvent réviser, la création. Que Marcel Proust soit notre cicérone, ainsi que semble l’indiquer le titre de l’exposition parisienne, cela peut-il être, en retour, un gage d’impartialité  ? À voir, à suivre.

Proust, le corps du texte dans un nouveau musée

Nouveau venu dans le paysage muséal parisien, le musée des Lettres et Manuscrits consacre son exposition inaugurale à Marcel Proust. Riche de cent soixante documents pour la plupart inédits, l’institution, sise dans le prestigieux faubourg Saint-Germain, dévoile les arcanes d’une création majuscule où l’intime le dispute à l’universel.

En toutes lettres
Thématique, le parcours se déploie en cinq sections adroitement scandées, car perméables les unes aux autres. Ainsi, l’évocation de la jeunesse de Proust laisse tôt percevoir l’immixtion de l’écriture, cette pratique obsédée qui voit le jeune auteur corriger inlassablement les épreuves (placard d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs, 1914-1918[-1920]), diffuser habilement ses ouvrages et solliciter stratégiquement ses réseaux (lettre autographe signée à Francis Chevasse du 14 janvier 1913). La troisième section explore donc logiquement la part mondaine, et non moins substantielle, d’un Proust familier des salons et des cercles littéraires, rompu aux arts symétriques de la rencontre et de la correspondance (manuscrit autographe annoté par Reynaldo Hahn à propos d’Alphonse Daudet, 15 novembre 1895).

Quelques lettres et dessins plus loin, l’analyste des passions, celui – frondeur et rêveur – du célèbre cliché d’Otto (vers 1895-1896), s’efface insensiblement au profit d’un être nostalgique, souvent mélancolique. Janus aux deux visages, solaire et saturnien, Proust paraît alors déchiré entre cette vie qu’il dissèque et cette mort qui le guette, entre ces deux rives où le va-et-vient de la mémoire ressemblerait tantôt à une embarcation pour Cythère, tantôt à la barque de Charon.

C’est que La Recherche, cette œuvre monumentale, ici exposée dans sa précieuse version originale, l’étreint et le consume, rendant poreuse la frontière entre l’ici et l’ailleurs : « Celle qui est morte vit en nous, vous la revoyez dans l’anachronisme de la mémoire et vous ne la retrouvez plus près de vous… »

À lire

La collection « Recherches proustiennes » Les éditions Honoré Champion publient depuis 2000 la collection « Recherches proustiennes » rassemblant des études inédites de spécialistes reconnus de l’œuvre de Proust, tels Philippe Chardin ou Brian G. Rogers : essais consacrés à la genèse de l’œuvre, à sa portée philosophique, mais aussi à la place de l’art chez l’auteur. Ainsi, une récente étude de K. Yoshikawa, responsable de la Société japonaise d’études proustiennes, présente un inventaire exhaustif de l’art pictural dans l’œuvre du romancier.

Kazuyoshi Yoshikawa, Proust et l’art pictural, Honoré Champion, collection « Recherches proustiennes », 416 p., 75 Euro.

Autour de l’exposition
Informations pratiques. « Femmes peintres et salons au temps de Proust », jusqu’au 6 juin 2010. Musée Marmottan, Paris. Du mardi au dimanche, de 11 h à 18 h, jusqu’à 21 h le mardi ; fermé le 1er mai. Tarifs : 9 et 5 €. www.marmottan.com

« Proust, du temps perdu au temps retrouvé », jusqu’au 29 août 2010. Musée des Lettres et Manuscrits, Paris (VIIe). Tous les jours sauf le lundi, de 10 h à 18 h ; le jeudi jusqu’à 20 h. Tarifs : 7 et 5 €. www.museedeslettres.fr

Du côté de Combray. C’est à Illiers-Combray, près de Chartres (28), que Proust passa son enfance, celle décrite dans La Recherche. Les nostalgiques de son univers se replongeront au cœur du roman en visitant la maison de Tante Léonie, transformée en musée Marcel Proust. Ils y découvriront manuscrits, correspondance et objets familiaux. www.musees.regioncentre.fr

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°624 du 1 mai 2010, avec le titre suivant : La Femme - du côté de chez Proust

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