Architecture

La E 1027 en beauté

Par Gilles de Bure · Le Journal des Arts

Le 12 octobre 2001 - 1185 mots

Une rocaille brune, ponctuée de tâches vertes – herbes, buissons et arbres conjugués. À l’infini, la masse bleue du ciel et de la mer enfin rencontrés selon le vœu de Rimbaud. Et puis, une ligne blanche, nette et précise, pour articuler le tout : la maison E 1027 d’Eileen Gray, chef-d’œuvre annonciateur de tout le courant moderniste, qui va être enfin réhabilitée, rendue à sa splendeur et à sa modestie originelles.

Eileen Gray rencontre Jean Badovici au sortir de la Première Guerre mondiale. Elle est décoratrice et lui architecte. Il ne construit pas, mais fonde une revue qui fera date, L’Architecture vivante, véritable creuset de la contemporanéité la plus active. Ensemble, ils courent l’Europe, de Paris à Amsterdam, de Zurich à Berlin, de Vienne à Weimar... Il lui fait rencontrer Frank Lloyd Wright, Le Corbusier, Mies van der Rohe, Walter Gropius, Bruno Taut, Adolf Loos, Gerrit Rietveld... De Montparnasse à l’avenue du Bois, elle lui présente Jacques Doucet et les Noailles, Picabia et Picasso, Cocteau et Tzara, René Crevel et Éric Satie...

Ils ont en commun une vision du monde qu’elle résume d’une phrase : “Pour créer, il faut d’abord remettre tout en question. Le futur projette la lumière, le passé seulement les nuages.” En elle se mêlent le souci du savoir technique, la précision du regard, la curiosité pour les registres d’expression les plus divers, la passion pour les formes du temps. En lui s’affirme, s’ancre la conviction que tout art est art contemporain.

En 1926, Badovici décide qu’il veut une maison moderne au soleil. Il charge Eileen de lui trouver le terrain, de concevoir et d’édifier la maison. Elle cherche d’abord du côté de Saint-Tropez, à la Bastide blanche qu’elle aime passionnément. Échec. Elle file vers l’Italie, s’arrête à Roquebrune-Cap-Martin, trouve l’endroit qui séduit Badovici. À flanc de colline, en pleine rocaille, dominant la mer.

Badovici aime le lieu et le projet d’Eileen. Le chantier démarre et va durer trois ans. Aucune route d’accès, les matériaux arrivent dans des brouettes, les ouvriers travaillent comme ils peuvent. Badovici ne la rejoint à Roquebrune que très sporadiquement. À ceux qui s’interrogeaient sur la part que prit Badovici à la conception de la maison, Eileen répondait invariablement : “Nous étions associés. Inutile de chercher à savoir qui fit quoi. Il avait de bonnes idées concernant la toiture et l’escalier.”

En 1929, le chantier est achevé. La petite maison qu’Eileen envisageait comme un “organisme vivant” dans lequel chacun pourrait “trouver une indépendance totale et une atmosphère de solitude et de recueillement” se révèle être un petit chef-d’œuvre, et suscite l’admiration jalouse et ambiguë de Le Corbusier, très proche de Badovici.

Le résultat témoigne d’une grande simplicité et d’une folle complexité. Espace intérieur et espace extérieur coulent l’un vers l’autre et fusionnent admirablement. Le caractère maritime de l’ensemble est affirmé : parapets, stores et chaises longues en toile à voile, blanc omniprésent, lit à dosseret encastré, mât porte-drapeau sur le toit. Entre ciel et mer, c’est un bateau en cale sèche sur la roche brune et flanqué d’un jardin où les pins, les orangers, les citronniers et les cédrats scandent les rythmes. Les aménagements et le mobilier, majoritairement intégré, affichent une rigueur que ponctuent néanmoins de nombreuses touches d’humour et d’ironie. Eileen Gray est moderne certes, mais toujours elle ajoute à cette modernité la poésie et la sensualité.

La maison est baptisée E 1027, non pas en raison de ses vertus “mécanistes”, mais bien pour marquer l’association : E pour Eileen, 10 pour le J de Jean, 2 pour le B de Badovici et 7 pour le G de Gray. Le Corbusier l’appelle la “villa blanche” malgré de grands panneaux monochromes beige, ocre, vert tendre, malgré les draps de couleur qui jonchent les lits... comme si déjà il projetait d’intervenir, plus tard.

Engagement de la municipalité
En 1932, lassée par une relation décousue, Eileen s’éloigne de Roquebrune et de Badovici tandis que l’amitié de ce dernier et de Le Corbusier se fait encore plus serrée. En 1938, sans demander son avis à Eileen, Corbu réalise dans la maison une série de peintures murales. Et, autour de la maison, édifie deux unités de camping, ainsi que son propre cabanon. En 1956, Badovici disparaît et Le Corbusier conseille à l’une de ses mécènes, Madame Schelbert, de racheter la maison. Ainsi, la E 1027 demeure dans son orbite. En 1974, la maison est rachetée par Hans Kregi qui meurt mystérieusement en 1996 d’une balle dans la tête. La maison est en indivision et, en 1999, le Conservatoire national du littoral la rachète en parfaite harmonie avec la commune de Roquebrune-Cap-Martin qui en assume la gestion et l’administration. Mieux, avec enthousiasme et engagement, la municipalité décide de redonner vie à la maison. Intervient alors un nouvel acteur, Pierre-Antoine Gatier, architecte en chef des Monuments historiques, et en charge de trois départements : la Marne, la Haute-Marne et, bien évidemment, les Alpes-Maritimes.

Sa doctrine de restauration s’appuie, naturellement, sur la conservation des bâtiments, mais elle intègre également leur vie et leurs avatars. Et, pour ce qui concerne la E 1027, il prend aussi bien en compte l’œuvre d’Eileen Gray dans sa vérité et son authenticité que les ajouts de Le Corbusier ; tout autant les irrégularités de la ferraille qui témoignent de la réalisation difficile et artisanale de la maison que des plantations d’origine ou encore des galets composant certains sols et qui furent ramassés en contrebas...

“L’apparence est une chose, dit-il, mais la profondeur et la matérialité sont essentielles. Aller du cœur du mur jusqu’à son épiderme, c’est démontrer que la matière n’est pas que matière, mais également trace, information, mémoire.”

Un monument de modernité
Une dialectique qu’il a déjà mise en pratique dans la restauration de bâtiments industriels, passionné qu’il est par le patrimoine du XXe siècle. Une passion qui le fait se pencher actuellement sur toute l’architecture de villégiature de la fin du XIXe et du début du XXe siècles, multiplier les chantiers de restauration : la villa Kerylos à Beaulieu, propriété de l’Institut de France ; la serre de la Madone à Menton – serre est un vocable méditerranéen qui correspond au sierra espagnol, soit “montagne” –, dû au talent du Britannique Lawrence Johnston et récemment acquis par le Conservatoire du littoral ; Fontana Rosa, enfin, la célèbre propriété du non moins célèbre écrivain espagnol Blasco Ibañez (auteur, entre autres, des Arènes sanglantes), toujours à Menton, dont la villa fut malheureusement démolie, mais où demeurent une salle de cinéma et des “fabriques” dans un style très Art déco, ainsi qu’un jardin où domine une céramique traitée de flamboyante manière néo-sévillane...

Avec la maison E 1027, Pierre-Antoine Gatier s’attaque, malgré la modestie de l’ensemble, à un monument de modernité. L’étude préalable est terminée, les appels d’offre seront lancés à l’automne et la campagne de travaux démarrera au tout début 2002. Et dès l’été prochain, la E 1027 brillera à nouveau de tous ses feux, retrouvant une mémoire bien plus que les souvenirs, comme pour mieux honorer encore celle d’Eileen Gray qui affirmait : “Les souvenirs s’accrochent aux choses. Quand on veut tout recommencer, il vaut mieux partir les mains vides.”

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°134 du 12 octobre 2001, avec le titre suivant : La E 1027 en beauté

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