Koïchiro Matsuura : « La culture est la pierre angulaire de l’édifice »

Koïchiro Matsuura, directeur général de l’Unesco, se félicite du retour des États-Unis dans l’organisation internationale

Le Journal des Arts

Le 22 novembre 2002 - 2144 mots

Koïchiro Matsuura, soixante-deux ans, directeur général de l’Unesco (Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture) depuis le 12 novembre 1999, mérite bien son surnom de « sauveur de l’Unesco ». Déterminé à l’adapter aux besoins du monde réel, il a réussi en trois ans à restructurer entièrement l’organisation. Dans cet entretien, il se dit romantique dans l’esprit du XIXe siècle et professe une croyance profonde dans la « culture de la paix », l’un des thèmes favoris de l’Unesco.

PARIS - Depuis sa création en 1945, non seulement l’Unesco n’a jamais fait preuve d’autant de dynamisme, d’efficacité et de transparence financière – “responsable devant tous ses membres” –, mais l’organisation a également réussi à convaincre les États-Unis de redevenir un pays membre. Il s’agissait d’un enjeu primordial depuis le départ de la grande puissance, en 1985, après avoir invoqué “un désaccord sur la gestion et les questions d’information”. Malgré une carrière de trente années dans la diplomatie, Koïchiro Matsuura est resté très japonais : sourire permanent, propos directs, courtois, distant et précis, et pensée structurée. Il est aussi bon stratège et administrateur que négociateur, avec une idée très définie de l’avenir. Il a répondu à nos questions.

Qu’entendez-vous par “culture de la paix” ? Est-ce simplement une question de bonnes intentions ?
Ayant grandi au Japon, j’ai vu la fin d’un conflit qui a ébranlé le XXe siècle, et cela m’a marqué à vie. Je vivais à deux heures à peine d’Hiroshima, où la bombe est tombée. J’ai vu la peur, la mort, la douleur ; le ciel avec l’éclair nucléaire. Deux ans après, je suis allé à Tokyo et, mis à part le palais impérial, tout avait été réduit à l’état de ruines. Ce fut une expérience de l’horreur. J’ai compris quelles pouvaient être les conséquences d’une politique militaire malheureuse. Pour ceux d’entre nous qui ont survécu à cette épreuve, le mot “paix”, la recherche résolue de la tolérance, du désarment universel, le désir de mettre les aptitudes humaines au service de l’éducation, de la science, de la communication et de la culture, ne peuvent pas sonner creux.

George W. Bush a confirmé que les États-Unis allaient rejoindre l’Unesco. Qu’est-ce qui, d’après vous, l’a convaincu ?
C’est vraiment une bonne nouvelle. Les États-Unis devaient s’assurer que l’Unesco faisait du bon travail. Lorsqu’ils sont partis, le système était opaque ; il est impossible d’accorder des fonds si les résultats sont inexistants. Mais il était essentiel qu’ils reviennent afin de redonner du crédit à un système multilatéral. Les États-Unis ont répondu favorablement aux réformes opérées au cours des trois dernières années et qui nous ont restitué notre crédibilité. L’autre facteur décisif est que l’Unesco est plus opérationnel que jamais. Depuis le 11 Septembre, l’organisation a encouragé les échanges interculturels et interdisciplinaires, et a apporté son soutien à la coopération dans des domaines essentiels tels que la bioéthique, le “cyberespace”, les nouvelles technologies et l’information. Tout cela fait de l’organisation un centre névralgique où la communauté internationale peut entretenir un dialogue constructif entre les civilisations et prévenir de nouveaux conflits. Les États-Unis portent aujourd’hui le numéro de membre 188. Et pourtant, c’est l’un des États fondateurs qui a participé à la rédaction de la Constitution de 1945. La vie américaine symbolise une diversité culturelle extraordinaire.

Parmi les réformes que vous avez opérées, quelles sont les plus importantes ?
Lorsque j’ai eu l’honneur de devenir directeur général de l’Unesco, en 1999, les États membres m’ont investi de deux grandes missions : donner plus de pertinence à l’activité de l’organisation et renforcer son efficacité. Pour y parvenir, j’ai commencé par améliorer la structure, la gestion, et je me suis lancé dans la réorganisation des secteurs chargés des programmes. J’ai dû jongler avec des obligations très contradictoires. Il était évident qu’il fallait avant toute chose retrouver une rigueur financière tout en répondant à la nécessité d’une modernisation rapide. Les deux premières années furent difficiles, car elles étaient consacrées aux réformes d’échelle et aux restrictions de personnel, sans apport financier supplémentaire ; mais il fallait en passer par là. J’ai simplifié et rationalisé le fonctionnement du secrétariat, supprimé les postes en doublon, établi des lignes hiérarchiques claires afin que les structures servent les programmes et non l’inverse. C’est ainsi que j’ai mis sur pied un système moderne de contrôle interne, première phase de la responsabilisation à tous les niveaux. Un autre élément clé aura été la réforme des organismes hors du siège.

La Convention du patrimoine mondial a fêté du 14 au 16 novembre, à Venise, son trentième anniversaire. Quelles sont ses priorités ?
Nous avons débattu non seulement des réalisations, mais aussi de la gestion et de l’avenir de la Convention, tout en veillant à la protection d’un patrimoine qui incarne des valeurs universelles. L’une des affaires les plus urgentes est le patrimoine sous-marin ; nous avons besoin que les états membres ratifient notre Convention qui interdit le pillage et la destruction liés à l’exploitation commerciale. Jérusalem et l’Afghanistan sont des questions prioritaires. La Convention a eu lieu à Venise car le gouvernement italien nous a invités, mais aussi parce que Venise est de toute évidence un site primordial pour le patrimoine mondial.

Pourtant, l’antenne de l’Unesco à Venise a déclaré qu’elle ne s’intéressait pas à la ville, mais à d’autres sites.
Ce n’est pas exactement cela. En fait, bien que l’organisation compte 188 pays membres, la moitié des sites inscrits sur la liste des sites classés au patrimoine mondial concerne l’Europe, et l’Unesco doit prendre en compte ceux qui sont sous-représentés. On note un déséquilibre de plus en plus net en faveur des pays du Nord, et un effort doit être consenti vers les pays non européens. C’est l’une des raisons pour lesquelles nous devons veiller à la protection du “patrimoine immatériel”.

Le “patrimoine immatériel”, ou “intangible”, est l’un des nouveaux concepts que vous avez introduits. De quoi s’agit-il exactement ?
Pour assurer une diversité culturelle, il est important non seulement de protéger les monuments anciens, mais aussi de perpétuer les modes d’expression culturels comme le théâtre traditionnel, la musique, les épopées, les rituels et les traditions – en fait, tout ce qui se rapporte au patrimoine oral, très riche surtout dans les pays du Sud. Cette culture vivante, mais immatérielle, est un ingrédient essentiel de l’identité culturelle. Sa disparition est l’un des aspects négatifs de la mondialisation. Lorsque j’ai exposé cette idée, presque aucun pays n’a répondu favorablement, mais je savais exactement ce que je voulais faire, peut-être à cause de la tradition du théâtre nô au Japon. Finalement, le 19 mai 2001, les premières œuvres immatérielles ont été classées au  patrimoine mondial. Ce fut un moment émouvant et important. Citons notamment la langue et les danses des Garifuna au Belize, la tradition orale gèlèdé du Bénin, l’opéra kunqu en Chine, le chant polyphonique georgien, le théâtre sanskrit  kuttiyattam en Inde, le théâtre de marionnettes sicilien de l’Opera dei Pupi, ou encore l’espace culturel de la place Jemaa el-Fna à Marrakech, au Maroc.

L’intérêt que vous portez au patrimoine immatériel vient, sans aucun doute, du fait que vous être un grand lecteur. Vous croyez à la force de la poésie.
Je pense que la poésie est dotée d’une dimension humaine essentielle et qu’elle est indispensable au progrès. En règle générale, je crois profondément au potentiel de la science et de la technologie pour l’avenir, mais le XXe siècle nous a montré que beaucoup d’erreurs ont été commises en leur nom. La plus grande erreur de l’humanité est de s’être servie de la science et de la technologie à contresens, sans considération éthique. Et pour cette raison, je préfère une culture qui associe la poésie et l’éthique à la science et à la technologie.

La qualité du tourisme a baissé. Certains pensent même que le tourisme empoisonne le monde. Pensez-vous qu’il faille imposer certaines règles ?
J’ai le tourisme “basique” en horreur, mais j’encourage le tourisme culturel, à savoir un tourisme plus respectueux et plus discret. Des visites en nombre excessif représentent un risque d’invasion, ni plus ni moins ; à Venise par exemple, des quotas sont nécessaires. Il faudrait créer un code de bonne conduite pour le tourisme.

Quel genre de code ?
Tout d’abord, il faut prendre plus précisément conscience de ce qu’est le patrimoine mondial, et commencer la sensibilisation dans les écoles. Apprécier le site, respecter les conseils spécifiques à chaque site, comme ne pas toucher ou ne pas s’approcher. J’ai vu tellement de marques sur les monuments... Mais le plus urgent est d’insuffler aux jeunes l’importance de la culture.

Deux de vos plus grandes priorités concernent la renaissance de la culture afghane, et Israël et la Palestine.
L’Afghanistan, qui a connu des temps très difficiles, vit actuellement une sorte de renaissance ; le pays redécouvre ses vieilles racines spirituelles. Autrefois, c’était un pays d’échange et de dialogue entre les civilisations, les races et les religions. Aujourd’hui, il s’intéresse à nouveau à son identité nationale, et le travail à accomplir est énorme. Il va falloir beaucoup d’humilité, de conviction et d’espoir. La culture est la pierre angulaire de l’édifice. Je suis intimement convaincu qu’un pays est vivant lorsque sa culture est vivante. Lorsque les bouddhas ont été détruits, malgré tous les efforts déployés pour éviter cela, j’ai pleuré intérieurement sur cette barbarie. Nous allons participer à la reconstruction du Musée de Kaboul, une source de fierté nationale qui abritera des objets représentant le patrimoine des quatre coins du pays. En outre, les autorités ont fait de l’éducation la première de leurs priorités.

Et qu’en est-il de Jérusalem ?
Le patrimoine de l’humanité est avant tout un moment précis de l’Histoire, qui réunit plusieurs influences et sources d’inspiration, le symbole d’une identité à la fois commune et plurielle. C’est pourquoi un appel international a été lancé pour la protection de Jérusalem. J’ai élaboré un projet particulier pour conserver son patrimoine menacé, projet qui met de côté toutes les considérations politiques. L’art, la spiritualité et l’histoire de Jérusalem concernent l’humanité tout entière.

“L’éducation pour tous” est le cheval de bataille de l’Unesco. Quand cela sera-t-il possible ? Est-ce réalisable étant donné les différences Nord-Sud ?
En 2000, nous nous sommes fixés six objectifs. L’un d’eux était l’éducation élémentaire, pour tous, jusqu’à l’âge de quinze ans, et cela devrait être une réalité d’ici à 2015. C’est une question essentielle pour l’avenir, un espoir pour l’emploi et pour l’émancipation sociale. L’éducation élémentaire n’est pas uniquement un vecteur de tolérance, elle est aussi directement liée à la régression de la pauvreté. L’éducation ouvre de nouveaux horizons. Le plus difficile pour y parvenir sera de motiver la volonté des politiques, de mobiliser les ressources techniques et financières de l’administration. Aujourd’hui, la participation des administrations est très décevante. Il existe un fossé énorme entre les nouveaux scribes, les maîtres de la technologie et de l’informatique, qui ont redéfini les nouveaux outils de l’information et de la culture, et les masses, qui ne savent pas comment s’en servir ; c’est la montée d’un “nouvel illettrisme”. Mais nous n’avons pas encore vraiment abordé ce problème.

Dans ce monde tellement complexe, existe-t-il des idéaux universels de l’éducation ?
La qualité de l’éducation est difficile à estimer et, qui plus est, la qualité est un concept qui a évolué au fil des temps. Mais il existe des valeurs universelles, comme l’importance de la culture, la valeur de la démocratie et des droits de l’homme, la culture de la paix et le respect d’autrui, la tolérance et, plus récemment, la nécessité de préserver l’environnement. Il faut ensuite adapter les contenus à des contextes culturels, à une situation donnée. J’accorde aussi beaucoup d’importance au sport. Le corps et l’esprit ne font qu’un. Un esprit sain ne peut pas se développer si le corps n’est pas en bonne santé, c’est pourquoi l’éducation physique à l’école primaire est primordiale.

L’Unesco nourrit beaucoup de rêves et de belles idées, mais a-t-elle un réel pouvoir ?
L’autorité de l’Unesco est sans cesse remise en question. Son pouvoir est fonction du désir de tous ses États membres et des autorités nationales ; l’Unesco ne peut rien faire toute seule. Elle a besoin de leur accord. De ce point de vue, on pourrait dire en effet qu’elle n’a pas de vrai pouvoir, et j’ai parfois l’impression que nous avançons très lentement. C’est très difficile, surtout pour les pays développés, d’accepter de nouvelles idées. La plupart des pays ne sont pas ouverts, ils n’arrivent pas à comprendre et se montrent réticents. Un exemple en est ma proposition pour le patrimoine immatériel. Mais je pense que c’est juste une question de patience, le temps de trouver des exemples pertinents et de les mettre en pratique.

Vous vous êtes fixés des objectifs dans de nombreux domaines. Ressentez-vous parfois une certaine frustration du fait du manque de progrès ?
Il m’arrive de ressentir une certaine frustration, non pas parce que j’ai beaucoup d’objectifs et de projets, mais surtout à cause des réactions négatives que rencontrent mes propositions.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°159 du 22 novembre 2002, avec le titre suivant : Koïchiro Matsuura : « La culture est la pierre angulaire de l’édifice »

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