Art contemporain

ENTRETIEN

Kader Attia « L’art doit se réapproprier le champ de l’émotion »

Par Stéphane Renault · Le Journal des Arts

Le 14 mars 2018 - 2012 mots

L’ artiste franco-algérien expose actuellement au Palais de Tokyo à Paris et prochainement au Mac/Val à Vitry-sur-Seine. « Orientalisation », « réparation » et « pensée émotionnelle » sont au cœur de sa réflexion sur l’art, le social et le politique.

Installé à Berlin, voyageur impénitent, Kader Attia, lauréat du prix Marcel Duchamp en 2016, compte aujourd’hui parmi les artistes les plus sollicités au monde. Rencontre à La Colonie, lieu à la fois festif et de débat, créé il y a un an et demi dans le but de favoriser la mixité sociale, près de la gare du Nord à Paris.
 

Au Palais de Tokyo, en duo avec Jean-Jacques Lebel, vous exposez en particulier une collection de clichés orientalistes pour dénoncer « la fabrication dans et par les médias dominants de l’Autre absolu, comme une entité à craindre, violente et belliqueuse, le Satan, le Sauvage, le Terroriste ». En quoi cette invention de l’autre modifie-t-elle selon vous notre lecture du monde ?

Cette question se retrouve dans les œuvres d’autres artistes que nous avons invités. Elle est pour nous une des conditions sine qua non du vivre-ensemble. Car cette invention de l’autre dans la peinture orientaliste, reprise dans l’iconographie des médias à la fin du XIXe siècle, a beaucoup à voir avec notre perception contemporaine. Le Noir anthropophage, l’Arabe à la fois noble et sanguinaire font partie des clichés qui ont été tellement imprimés dans notre inconscient collectif qu’ils continuent d’exercer une influence dans notre regard sur l’autre. Edward Saïd, grand théoricien du postcolonialisme, le dit très bien : l’Occident a « orientalisé » l’Orient. La modernité occidentale a créé l’orientalisme pour justifier la modernisation de ces cultures, en montrant qu’elles sont obsolètes.

À la dimension hégémonique s’ajoutent une multitude de fantasmes, sexuels, idéologiques, climatiques, les couleurs, les fruits… Delacroix est fasciné par le monde qu’il découvre. En arrivant au Maroc, il est persuadé d’être face à Rome. Dans la peinture comme dans la littérature, cette « orientalisation » a eu un impact sur la construction de l’autre du point de vue de l’Occident, mais aussi de l’Orient. L’image de cet être couvert d’un turban, vivant dans des palais, des harems et en même temps violent perdure jusqu’à aujourd’hui. Des mouvements radicaux comme Daech [acronyme arabe de l’État islamique] rejouent les codes représentatifs de ces tableaux. Les chefs de guerre islamistes se laissent pousser la barbe, utilisent l’arme blanche dans les mises en scène cruelles de leurs exécutions. On retrouve les traits des Sarrasins du Moyen Âge avec leurs sabres. Le salafisme prône un retour à la tradition. Or, en prétendant revenir à une pureté, il ne fait que reproduire une imagerie imposée par l’Occident colonial. D’un côté, l’Occident n’est pas sorti des croisades dans son rapport à l’islam, de l’autre ce même monde duquel on a extrait ces clichés s’est laissé pénétrer par cette caricature de l’autre musulman.
 

Depuis vos débuts, comment s’est élaborée votre pensée ? De quelle manière sa concrétisation dans vos œuvres s’est-elle développée  ?

Après mes études aux Arts déco, le Centre national de la photographie a accueilli ma première exposition sur les transsexuels algériens [en 2000]. Depuis, mon parcours a aussi été physique, en mouvement. J’ai toujours été fasciné par les voyages. Le temps passé dans un avion me permet d’être détaché du travail quotidien. Je réfléchis mieux en vol. Après cette période, je suis allé en Inde, en Amérique latine, beaucoup en Afrique où j’ai passé deux ans et demi au Congo-Brazzaville à la fin des années 1990. Dans les campagnes, j’ai retrouvé une force incroyable, qui m’a aidé à approfondir mon rapport à la création, au sens chamanique du terme. Cela consiste à admettre qu’il y a des choses que l’on ne maîtrise pas, que l’on ne voit pas et qu’en tant qu’artiste on poursuit des quêtes qui ne mènent nulle part.

Le plus important a été de sentir que je devais quitter Paris, dialoguer sur le champ de l’art avec d’autres cultures. Pas seulement du Sud, mais aussi du Nord. C’est pour cette raison que je suis parti vivre à Berlin. En discutant avec des commissaires, des artistes allemands, j’ai découvert qu’il y avait là une manière assez libre et radicale d’envisager la peinture, le cinéma, le théâtre, que je n’arrivais pas à trouver en France. Berlin est une ville peu chère. Il n’y a pas cette pression des galeries mais une autre, intellectuelle, comme à la Haus der Kulturen der Welt avec laquelle je travaille. En voyageant, j’ai découvert que lorsqu’on est artiste on doit sortir du cadre, se nourrir au-delà des frontières de sa discipline.
 

Vous avez reçu le prix Duchamp en 2016 pour « Réfléchir la mémoire », un film sur l’amputation d’un membre. Dans l’ensemble « The Repair… », en 2012 à la Documenta de Cassel, vous aviez déjà montré des « gueules cassées » de la guerre 14-18. Il y a eu l’exposition « Construire, déconstruire, reconstruire : le corps utopique » [au Musée d’art moderne de la Ville de Paris en 2012], et « Les blessures sont là » [au Musée cantonal des beaux-arts de Lausanne en 2015]. Le traumatisme physique, psychologique comme symbolique et sa réparation sont au cœur de votre travail. Quel sens lui donnez-vous  ?

Cette notion de « réparation », tant qu’elle n’est pas mise en place, est au centre d’un enjeu : le champ de l’émotion – ce qu’Aristote appelle la catharsis. Les gens vont au théâtre assister au spectacle sur scène de leurs maux quotidiens pour en rire, en pleurer et les exorciser. C’est un travail de guérison. Les populistes se sont aujourd’hui à nouveau appropriés ce champ de l’émotion qui a été, depuis les années 1960 jusqu’aux années 1980, l’apanage de la gauche. Ils offrent à la foule la possibilité d’exorciser sa haine, sa peur aussi. La gauche, qui jadis proposait un idéal, s’est perdue dans l’exercice du pouvoir. Elle est devenue snob, caviar. Être dans le vivant est pour moi essentiel. Un lieu comme La Colonie est une sorte d’extension de mon projet intellectuel pour essayer de faire avancer les choses. C’est l’action. Je crois à l’œuvre d’art en tant que représentation, mais l’époque dans laquelle nous vivons n’a plus besoin d’œuvres d’art qui se regardent, mais d’œuvres qui prennent part au débat, qui essaient de transmettre quelque chose. Il ne s’agit plus, comme on dit en anglais, de « parler de l’angle droit de la carte postale » mais de s’interroger sur le réel, le vivre-ensemble, les inégalités sociales, etc.

L’art doit faire réfléchir. Le champ de l’émotion est politique mais aussi culturel. En tant qu’artiste, je crois que nous devons nous réapproprier ce qui est aujourd’hui accaparé par les discours populistes. Les intellectuels, les artistes doivent s’adresser à un public et ne pas rester coupés de la réalité. Pour cette raison je pense que la représentation va être de plus en plus mise à mal. Les œuvres d’art contemporaines que je regarde et qui me touchent sont celles qui viennent nous chercher au fond des tripes et nous ramènent devant une constatation dure du réel. Ce qui m’intéresse, c’est comment parvenir à repousser les frontières d’une œuvre d’art.
 

La dimension politique dans vos œuvres va de pair avec l’intention plastique, la forme poétique. À vos yeux, l’une ne va pas sans l’autre ?

Absolument. Je crois que cette pensée émotionnelle est ce qui nous rassemble, parce qu’elle joue sur l’affect, notre nature même. L’être humain est un être social, mû par l’instinct grégaire. Nous devons retrouver le moyen de nous réunir. D’où mon intérêt pour la dimension psychologique de la gestion de nos sociétés. Lorsque le philosophe René Girard parle du sacrifice, il pointe le fait que le bouc émissaire a toujours existé. Les sociétés primitives sacrifiaient des êtres humains lorsque le groupe était l’objet de troubles. C’était une manière d’apaiser. Nous sommes toujours dans cette logique. Lorsqu’on est exclu, paumé, le risque est plus grand de se radicaliser, d’être récupéré avant d’aller se faire sauter avec une ceinture d’explosifs. Mon rôle d’artiste est de dire qu’il existe autre chose que la violence et le sacré. L’être humain est aussi capable de produire des œuvres d’art. Ce paradoxe fait partie de ma pensée. Lorsque j’utilise des formes plastiques, poétiques pour exprimer un point de vue, je le fais pour toucher aussi bien individuellement que collectivement, comme peut le faire [la chanteuse, musicienne et actrice] Oum Kalthoum mais aussi le pire dictateur. L’art a cette incroyable capacité à concurrencer le politique sur le terrain du pouvoir, mais nous l’avons perdue, abandonnée.

C’est toute une pratique qui doit recomposer avec le public, comprendre l’interaction fondamentale qui doit exister entre ce que l’on crée et celui qui regarde. Comme disait Marcel Duchamp, c’est le regardeur qui fait le tableau. Plus nous l’avons négligé, plus nous avons créé des niches dans lesquelles nous nous retrouvons plus ou moins. Nous sommes tous d’accord, il n’y a plus vraiment de dispute, de contre-argument. Cela me pose un problème. Je préfère assister à des événements, comme il s’en passe à La Colonie, où des gens ne sont pas d’accord et le font savoir. Dans ce champ-là, la poésie plastique permet de créer du lien. On peut ne pas être d’accord, mais le débat crée le dialogue. Et dès lors qu’il crée du débat, l’art a cette formidable capacité de créer des ponts entre les hommes.

Vous présentez au Mac/Val un travail sur l’architecture des grands ensembles des années 1960-1970 dans le Val-de-Marne. Quel en est le propos  ?

C’est un projet pour moi extrêmement important. Lorsque je suis à Paris, je dors toujours chez mes parents à Garges-lès-Gonesse [Val-d’Oise], où j’ai grandi. Lorsque je retourne en banlieue, j’ai l’impression de revenir chez moi. C’est là que j’ai appris l’ethnologie, en descendant les cages d’escalier. Cela m’a définitivement marqué dans mon rapport à l’autre. Au Mac/Val, j’ai voulu travailler sur les récits de ces cités-dortoirs, conçues à un moment donné comme une forme d’espoir, de confort de l’habitat, mais qui finalement ont été un échec. Il m’a fallu partir pour comprendre ce que je ressentais en grandissant dans cet environnement de logements HLM. À savoir, être l’objet d’une politique sans s’en rendre compte. Il faut une certaine maturité, y compris intellectuelle, pour comprendre que cet habitat est en fait une prison à ciel ouvert. À n’importe quel endroit que l’on se trouve dans la cité, on y est vu de tout le monde.

Cette exposition aborde ce que veut dire être enfant d’immigrés, passer son enfance dans cet univers, la violence de ces architectures militaires, monotones, où tout est quadrillé. Le rapport qu’a eu la société française au XXe siècle avec ces logements sociaux, promesse de la modernité architecturale, est totalement politique. La colonisation en a été le laboratoire. Ces systèmes de contrôle du corps de l’individu, mis dans des cases, ont été développés en Algérie et au Maroc avant d’être reproduits dans les banlieues françaises. Ce qui m’a frappé, et en ce sens l’exposition a une dimension très autobiographique, c’est comment ce que j’ai considéré enfant comme des architectures était en réalité des barres. Et comment on en est arrivé là. Le Corbusier était fasciné par l’architecture du désert. Il appelait la Cité radieuse son « Béni Isguen » vertical – du nom de « Ghardaïa », une ville berbère d’Algérie. Elle constitue l’ébauche des logements sociaux. À ceci près que sa conception était géniale, quand les cités construites à la pelle dans les banlieues ont servi une politique de ghettoïsation, sans commerce, vie sociale ni connexions. On a fait tout ce qu’il ne fallait pas faire. Et jusqu’à aujourd’hui, on ne sait qu’en faire. La question de l’architecture, c’est le corps. Nos corps sont dans une architecture de la même manière que nos esprits sont dans nos corps. Je veux redonner au corps sa place principale comme outil de la résistance. L’exposition pose la question de ce corps réprimé et la possibilité de lutter contre les barrières, de passer par les failles.
 

L’Un et l’Autre, avec Jean-Jacques Lebel, jusqu’au 13 mai, Palais de Tokyo, 13, av. du Président-Wilson, 75116 Paris.
Les racines poussent aussi dans le béton, du 14 avril au 16 septembre, Mac/Val, place de la Libération, 94400 Vitry-sur-Seine.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°497 du 16 mars 2018, avec le titre suivant : Kader Attia « L’art doit se réapproprier le champ de l’émotion »

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