Jean-Claude Casadesus

« L’art est élitiste et je le revendique »

Par Martine Robert · L'ŒIL

Le 20 décembre 2007 - 2066 mots

Né au sein d’une « nichée de saltimbanques », le chef de l’orchestre national de Lille croit aux vertus de l’art pour faire battre les cœurs. Et si l’art est par définition élitiste, il faut savoir tendre la main...

L’art, vous êtes tombé dedans tout petit en quelque sorte ?
Jean-Claude Casadesus : Je suis issu d’une famille d’artistes. Faut-il ­parler d’atavisme chez les Casadesus ? Sans doute l’éducation, sinon les gênes me prédisposaient à embrasser un chemin artistique. Mon grand-père Henri était compositeur et altiste, ma mère est comédienne, mes frères et sœurs sont compositeur, acteur, peintre, ma fille Caroline est soprano et remporte un grand succès dans un spectacle monté avec son mari, le jazzman Didier ­Lockwood, mon fils Sébastien ­Copeland, qui vit aux États‑Unis, vient d’être élu photographe de l’année aux International Photography Awards pour un ouvrage sur l’inquiétante fonte des glaces en Antarctique, mon autre fils, ­Olivier, est batteur de jazz et scénariste, mes neveux, nièces, petits-enfants sont totalement impliqués dans la musique, le théâtre, la décoration, le cinéma... À nous tous, on pourrait faire une maison de la culture !

Né dans une famille tournée vers la musique et le théâtre, à l’exception de votre sœur Béatrice Casadesus, peintre et sculpteur, que représentent pour vous les arts plastiques ?
Béatrice a beaucoup de talent, elle s’est orientée plus particulièrement vers la peinture, une peinture toute de résonance et de transparence, qui s’exprime par une succession de filtrages.
Mon rapport à l’art est essentiellement affectif et sensoriel. Un artiste voit, au sens où Rimbaud disait que le poète doit se faire voyant. L’art pictural, c’est le langage des signes. La trace, un geste, un rite. Le premier moyen d’expression avant la parole ; on le constate chez les hommes des cavernes, comme chez de très jeunes enfants ou encore chez des autistes. L’art contient une part de mystère, de métaphysique, littéralement d’au-delà du réel. C’est toujours un questionnement, une porte qui ouvre sur nos inconnus, nos inconscients.
Parmi les très grands artistes peintres ou sculpteurs que j’ai eu le privilège de côtoyer, figurent Calder, André Masson, mais aussi Ladislas Kijno, grand peintre, intime de Picasso, qui est un de mes amis. Il n’a cessé de renouveler les sources de sa puissance picturale et poétique, voyageant avec un égal bonheur entre les frontières de lyriques abstractions ou de lumineuses transpositions figuratives. Nous évoquons souvent, dans nos échanges, le parallèle entre la gestique du chef d’orchestre et la gestuelle du peintre, entre la maîtrise et le vertige du geste pictural et celui de la sculpture du son. Moment vital pour l’un comme pour l’autre. Immersion totale dans nos univers respectifs.
Ce qui me touche plus particulièrement dans l’art, c’est, oserais-je dire, sa « charnellitude ». L’art est éternellement lié à la nature de l’homme et je reste persuadé du rôle fondamental qu’il jouera dans notre siècle pour favoriser un équilibre intellectuel et affectif, que risquent de compromettre les mutations orwelliennes d’une certaine « modernité ».

En quoi est-ce différent de s’exprimer par la musique ou la peinture ?
La peinture est un acte solitaire. La musique, à quelques exceptions près, est un art collectif. L’oreille permet une réaction instantanée. Elle fait réagir le corps. Elle peut provoquer un plaisir sensible, émotionnel, immédiat. L’œil a besoin d’un temps d’adaptation ­cérébro-psychique beaucoup plus étalé. La réaction épidermique est considérablement plus lente que dans la musique. Il y a aussi peut-être plus de possibilités de mystifications.
Il est très difficile de tricher en musique. La sanction par l’oreille est immédiate, difficile de jouer sans savoir les notes. A contrario, il est parfois possible de peindre sans les mêmes contraintes, de théorie et de technique, que celles exigées pour la musique.

Et si l’on considère que l’artiste plasticien est sincère...
En peinture comme en musique ou en danse, la maîtrise stricte d’un artisanat est indispensable pour transcender celui-ci et libérer la création. Sous toutes ses formes, l’art permet de se connaître mieux et de créer du lien entre soi et les autres, de partager un ressenti. Comme le verre de cristal sur le bord duquel on passe le doigt et qui se met à résonner, l’art nous offre la possibilité de trouver une résonance intérieure qui permet de mettre en évidence la part d’humanité qui est en chacun de nous. Mais bien sûr il faut nécessité et authenticité.
L’art c’est l’âme. Mais en tout état de cause, avant la métaphysique, il y a la technique, du travail et encore du travail !

Est-ce la faute du marché de l’art s’il y a des plasticiens mystificateurs ?
Peut-être. En musique, il n’y a pas l’équivalent du marché de l’art. C’est pourquoi aussi on observe dans la peinture des modes irrationnelles, avec des courants, des fluctuations de cours, comme à la Bourse. Cela n’existe pas en musique, pas même dans la musique contemporaine. Certains peintres, y compris classiques, comme Van Gogh, seraient bien étonnés aujourd’hui devant le prix atteint par certaines de leurs toiles  !
En musique, on identifie tout de suite le vrai talent, la qualité du son, on n’a pas besoin d’attendre le verdict de l’histoire : Mozart a été reconnu comme un génie de son vivant. Dans les arts plastiques quels sont les critères retenus ? Pourquoi un tableau me plaît-il ? Prenez Roy Lichtenstein, il s’est attaqué à la société de consommation américaine en s’inspirant de la bande dessinée, du dessin animé, mais aussi de Picasso ou de Matisse. C’est la force, la vitalité, le rythme qui émanent de ses tableaux qui ont contribué à son succès. Et aussi, sans doute, sa proximité avec le quotidien des gens.

Vous avez fondé l’orchestre de Lille en 1976 et depuis n’avez eu de cesse d’aller au-devant des gens, dans les écoles, les usines, les hôpitaux, les prisons. Pourtant, on qualifie souvent la musique classique d’élitiste ?
L’art est élitiste et je le revendique, mais il faut savoir tendre la main et contribuer à réduire les distances. Nous avons 5 000 abonnés à l’orchestre de Lille. Il faut traiter le public comme la musique, avec amour, exigence et respect à la fois. Souvent les gens ont peu de références, et ces références sont essentiellement classiques, donc ils se sentent en décalage avec tout ce qui est contemporain, avec les nouveaux langages.
Je constate que parfois un public quasiment vierge culturellement, composé par exemple d’enfants ou d’ouvriers, va mieux recevoir les œuvres contemporaines, qu’il s’agisse de musique, danse ou peinture. Le compositeur Pierre ­Boulez, le peintre et sculpteur Anselm ­Kiefer, la chorégraphe Pina ­Bausch peuvent déconcerter, mais ils sont le reflet de la société dans laquelle nous vivons, redécouverte à travers le prisme du créateur. Il convient d’expliquer leur place dans la chaîne de la création, car ils sont en avance sur ce qu’un auditeur ou un contemplateur est habitué à recevoir. L’art a tous les droits d’expression, à condition, encore une fois, qu’il parte d’une profonde et sincère nécessité et qu’en toutes circonstances, la qualité soit le premier critère pour l’exprimer.

À Lille, vous accueillez même les SDF pour un concert annuel, comme pour leur rendre leur dignité ?
L’art peut être le terrain d’une réduction de la fracture sociale, à condition de respecter tous les publics. Mes musiciens et moi-même jouons devant les sans domicile fixe en tenue de concert, comme nous le ferions au Carnegie Hall.
Je crois au choc possible devant une œuvre d’art, à la réflexion que cela peut induire sur notre condition. L’art incite aussi à s’interroger sur l’avenir de l’homme ou, à l’inverse, sur le génie de ceux qui nous ont précédés.

Cela ne reste-t-il pas plus difficile pour un large public d’assister à un concert plutôt que d’entrer dans un centre d’art contemporain ?
Assister à un concert, c’est entreprendre une démarche particulière, celle de se mettre en état de réception. La musique, c’est le parfum de l’oreille, elle est éphémère, donc se « mérite » davantage, touche plus intimement. Elle s’adresse d’abord à l’imaginaire. C’est une abstraction que l’on concrétise le temps de l’audition. La peinture est là, elle est permanente, on peut la voir, la revoir.

À l’occasion d’un concert, dans le cadre de Lille 3000, dédié au Livre de la jungle du méconnu Charles Kœchlin, François Boucq a réalisé des aquarelles pour mettre en images le concert. Appréciez-vous ce travail pluridisciplinaire ?
Certainement. J’ai, en plusieurs occasions, été amené à côtoyer des peintres. Mahdjoub Ben Bella, adepte des performances physiques, avait réalisé, en temps réel, une œuvre à Lille pendant le déroulement d’un ballet. François Boucq a imaginé des aquarelles inspirées de l’univers de la BD pour Le Livre de la jungle, à la fois poème symphonique et traduction simplifiée en prise directe avec l’imaginaire. Ce happening artistique crée une transversalité intéressante.
J’aime aussi croiser musique dite savante et musique instinctive, montrer que des styles très différents peuvent cohabiter, au même titre que les colonnes de Buren ont leur place au Palais-Royal ou les pyramides de Pei au Louvre : j’ai collaboré avec Manu Dibango,
Youssou N’Dour. J’ai joué avec les percussions de Touré Kunda, auxquelles s’enchaînait la danse finale du Sacre du printemps de Stravinski.
Pour Lille 2004 Capitale Européenne de la Culture, j’avais demandé au compositeur Thierry Escaich de composer Vertiges de la Croix, un diptyque pour grand orchestre et petite forme, inspiré de La Descente de Croix de Rubens. La partie de musique de chambre fut jouée au pied de la peinture du maître flamand.

Dans votre appartement de ­Montmartre, vous êtes entouré d’œuvres d’art. S’agit-il exclusivement d’acquisitions coups de cœur ?
Oui, toujours des achats du cœur ou des dons d’artistes amis. Je suis profondément ému devant ce magnifique dessin d’une jeune fille nue, d’André Masson, qu’il m’offrit pour mon trentième anniversaire, et voyez cet étonnant tableau de Lempereur-Haut, un peintre du Nord, réalisé en 1923. Il représente un triangle multicolore dont le relief n’est pas sans rappeler un Mondrian à trois angles. J’ai aussi un bouddha de Kijno dont le rythme, la résonance, la musicalité des formes me touche particulièrement, comme ce Pignon ou ce Schneider.

Certains tableaux vous inspirent-ils une musique ?
La Jeune Fille à la perle de Vermeer me semble avoir pris sa forme musicale dans la Fantaisie en fa mineur de Schubert. Gaspard Friedrich, dans son symbolisme, me fait penser au jeune Werther. Quant à Picasso et Stravinski, ils ont pour moi une grande connivence de vibration.
Certains films prennent une dimension supplémentaire grâce à la musique : Alexandre Nevski, en particulier. Les troupes noyées dans la glace sont indissociables de la musique de Prokofiev. Et cette photo tragique, où une petite Vietnamienne brûlée au napalm court nue, la bouche démesurément ouverte, n’évoque-t-elle pas les cataclysmes sonores de Mahler ou les cris de Munch ?

Quels sont vos plasticiens préférés ?
Je n’aime pas beaucoup ce mot « avale- tout », trop généraliste et évocateur d’une matière que je déteste, le plastique. Je préfère mille fois celui d’artiste peintre. À part Michel-Ange, Carpaccio, Avercamp ou Piero della Francesca, il y a plus près de moi Klee, Braque, Picasso, Matisse, Malevitch, André ­Masson, ­Germaine Richier, Calder, Kijno, Ernest Pignon, ma sœur Béatrice ­Casadesus…

Que pensez-vous de la politique culturelle de l’actuel gouvernement : il semble vouloir mettre l’accent sur l’éducation artistique, cela devrait vous plaire ?
L’éducation artistique paraît être prise au sérieux. Faudrait-il encore que la loi de 1988 visant à la promouvoir soit totalement appliquée. Ce gouvernement a l’air de vouloir aller plus loin. Wait and see ! En revanche, il ne faudrait pas privilégier le patrimoine au détriment du spectacle vivant. Cet aspect de l’art dans la cité est vital. Outre les concerts, dans tous les lieux de vie, accueillir des enfants sur scène pendant des répétitions de mon orchestre permet de leur ouvrir des horizons d’émerveillement. Et de leur montrer que les adultes recommencent encore et encore jusqu’à ce que ce soit bien. Les enfants réalisent que la rigueur indispensable pour l’accomplissement du désir devient plaisir en conduisant vers la liberté, sans laquelle il n’y a pas de grandes interprétations. C’est un chemin de vie.
Rêvons, avec Dostoïevski, que seule la beauté sauvera le monde.

Biographie

1935 Naissance à Paris. Ses parents, Gisèle Casadesus et Lucien Pascal, sont acteurs. 1959 Premier prix en percussion du Conservatoire national supérieur de Paris. 1969 Chef à l’Opéra de Paris et à l’Opéra Comique. 1976 Fonde et dirige l’orchestre national de Lille. 1982-1984 Conseiller du Premier ministre. 1997 Publie Le plus court chemin d’un cœur à un autre (Stock). 2008 Chef de l’orchestre de Lille, il est invité à diriger les plus grands orchestres du monde.

- Ladislas Kijno Peintre et sculpteur d’origine polonaise, Ladislas Kijno s’installe à Paris en 1958. En marge de l’abstraction et de la figuration dominante, l’artiste se fraie un chemin personnel entre ces deux courants antagonistes. Il en ressort une œuvre singulière qui expérimente les techniques du « froissage » et de la vaporisation qui deviendront les outils principaux de son écriture picturale. Il se lia d’amitié avec les poètes Tristan Zara, Louis Aragon et Francis Ponge dont il illustra brillamment les chimères. - Le Boucq de la jungle En confiant au dessinateur François Boucq l’animation du Livre de la jungle, Jean-Claude Casadesus s’associe à l’un des auteurs de bande dessinée les plus illustres de sa profession. D’abord caricaturiste, Boucq entre de plain-pied dans le 9e art en 1984 avec Les pionniers de l’aventure humaine, édité chez Casterman. Ce premier succès inaugure d’autres albums cultes dont ceux de la série Face de Lune, adaptés d’un scénario de Jodorowsky. François Boucq a été désigné Grand Prix de la bande dessinée d’Angoulême en 1998 pour l’ensemble de son œuvre. - Béatrice Casadesus Né dans une famille de comédiens et de musiciens, Béatrice Casadesus avoue préférer le silence à la parole et au son. Partant de cette évidence, elle entre à l’École des beaux-arts de Paris au début des années 1960. La découverte de l’œuvre de Seurat lui donne la révélation du point, motif désormais au centre de son œuvre peinte et sculptée. Elle perfore les façades dessinées par les grands architectes. À distance, l’image criblée de trous, est décodée par les jeux de l’ombre et de la lumière qui en font ressortir les degrés de valeur.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°598 du 1 janvier 2008, avec le titre suivant : Jean-Claude Casadesus

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