Jacques Séguéla

« Magritte c’est le choc du visuel, Ben le poids des mots »

Par Martine Robert · L'ŒIL

Le 1 avril 2006 - 2155 mots

Le publicitaire n’est pas seulement le père de « La force tranquille » ou de « Le bonheur si je veux », deux slogans phares des années 1980. Il est aussi celui qui a fait entrer l’art dans la publicité.

Jacques Séguéla, journaliste prometteur des rédactions de France soir et de Paris Match, décide à trente-deux ans d’abandonner l’information pour la publicité, activité qui lui semble plus lucrative. Avec Bernard Roux, Alain Cayzac et Jean-Michel Goudard, il fonde alors en 1970 l’agence RSCG – des initiales des fondateurs –, qui deviendra en 1991 Euro RSCG.
Depuis, cette dernière est entrée chez Havas, le sixième groupe mondial de conseil en communication, et a su s’imposer sur son marché. Quant au jeune publicitaire, il est devenu vice-président en charge de la création chez Havas et, ­revendique plus de mille cinq cents campagnes, dont vingt présidentielles. Le bouillonnant touche-à-tout, nous explique comment il a sollicité Dali pour une affiche immobilière, fait phosphorer Savignac sur les chevrons Citroën, et comment il a suggéré au constructeur de baptiser la Xsara « Picasso »...

Quel rapport le publicitaire reconnu entretient-il avec l’art ?
J’ai découvert l’art à travers la publicité. C’était l’époque où je faisais mon tour du monde en 2CV. Je me destinais alors à être pharmacien et je partais à la découverte des routes médicinales à travers le monde.
Au Museum of Modern Art de New York, je suis tombé en arrêt devant les œuvres d’Andy Warhol, de Roy Lichtenstein, de tous ces anciens de la pub devenus peintres ou de ces peintres réutilisant la pub. Ce fut le coup de foudre.
Mais l’artiste que je considère comme le plus proche des « fils de pub » c’est Magritte : chacun de ses tableaux est un concept. Et j’estime tout peintre, tout graphiste, tout créatif qui met sa force picturale au service d’un concept ; c’est pour moi une arme fatale.

Dans les locaux de Havas, partout les tableaux de Ben sont autant de manière d’interpeller le visiteur. Pourquoi avoir choisi cet artiste ?
Lorsque nous nous sommes installés dans cet immeuble, près de la Seine, j’ai demandé à Ben de réaliser une quinzaine de toiles pour orner le hall, les couloirs…
Car si Magritte a donné ses lettres de noblesse au visuel dans la pub, Ben, lui, les a apportées au slogan. Magritte c’est le choc du visuel, Ben le poids des mots.

L’esprit créatif vous a-t-il fait passer du métier de journaliste à celui de publicitaire ?
J’avais écrit un premier livre en revenant de mon tour du monde : La terre en rond. Le propriétaire de Paris Match, Jean Prouvost, l’a apprécié et il m’a engagé. Il m’a appris le journalisme. Puis le grand seigneur de la presse, Pierre Lazareff, a continué ma formation à France Soir. Mais j’ai vite compris que je n’inventerai rien de neuf dans le journalisme.
Lazareff organisait alors des déjeuners avec les grands publicitaires de l’époque pour les convaincre d’annoncer dans son quotidien.
Même si j’incarnais la génération montante dans le journalisme, je découvrais tour à tour Bleustein Blanchet, patron de Publicis, et les jeunes Turcs des nouvelles agences qui me semblaient (je sais aujourd’hui bien à tort) en faire dix fois moins que moi et gagner dix fois plus ! J’ai senti qu’on était à une période charnière, qu’on passait de la réclame à la vraie publicité, et j’ai quitté Pierre pour la firme de l’image Robert Delpire(1) qui a aiguisé mon œil pendant deux ans.
Robert a créé un genre, la publicité éditoriale, l’union libre de l’éthique et de l’esthétique ; il a révolutionné les brochures de Citroën. Dans les années 60, bien des créatifs étaient des artistes, les affiches avaient une qualité visuelle et graphique qu’on ne retrouvera plus.

Les artistes, et notamment les photographes, n’ont-ils pas révolutionné à une époque la publicité ?
Delpire m’a fait connaître de grands photographes : William Klein qui réalisa la brochure des cabriolets de la marque aux chevrons, André Martin son artiste fétiche qui contribua aussi à créer un style Citroën, et Sara Moon symbole de la féminité, de l’émotion et de la tendresse sur pellicule. Cette mode de la photographie publicitaire a démodé d’un coup les affichistes qui constituaient le trait d’union avec le monde de l’art. Ils étaient tous peintres par ailleurs comme Jacques Monory, Gérard Gasiorowski, André François.
J’ai été l’un des derniers à utiliser les affiches de Savignac pour mes campagnes. Entre 1981 et 1984 Raymond Savignac imagina de nombreuses variations autour du logo de Citroën. Puis la pub lui a tourné le dos, je fus hélas le seul publicitaire présent à son enterrement !
En ce temps, Delpire marquait de son sceau la planète pub. Il créa en 1964 à Paris la galerie qui fit connaître de nombreux photographes et graphistes.
Les cadeaux de fin d’année adressés par Citroën à ses concessionnaires étaient l’occasion de créer des objets originaux comme ce jeu réalisé à partir d’une planche de Roland Topor. Lorsque dix ans plus tard il quitta notre métier pour se consacrer à la photo, la pub a peu à peu sombré dans une inculture graphique que seul Mondino et Goude ont su réveiller.

Votre travail avec Salvador Dali a-t-il été votre première collaboration avec un artiste ?
Pour l’une de mes premières publicités, j’ai en effet travaillé avec Salvador Dali. Je suis catalan comme lui et j’ai bluffé pour remporter un marché.
J’ai affirmé que je le connaissais et que je pouvais le décider à faire l’illustration d’une annonce immobilière pour une tour parisienne. J’ai proposé à mon annonceur d’offrir une lithographie de Dali aux cent premiers qui investiraient dans cette tour. En affirmant à ces heureux élus que dans trente ans le prix de la lithographie rembourserait en partie celui de leur appartement. Car Dali était déjà immensément connu.

Comment avez-vous convaincu Dali de réaliser cette annonce ?
Par des amis de Perpignan, j’ai obtenu un rendez-vous avec lui à New York. Je lui ai avoué la vérité et confié que je serai perdu s’il refusait cette collaboration. Alors, l’imprévisible Dali a mis plusieurs conditions à son accord, dont l’achat d’un cadeau pour sa femme Gala qui ne le quittait jamais : une petite parure dorée avec des cerises en céramique qu’il avait repérée dans la vitrine d’un hôtel mais qui n’était pas à vendre. Je dus supplier son propriétaire de me la céder.
Le maître décida alors de réaliser cette publicité immobilière, mais de la main gauche, tandis que de l’autre main, il peindrait la plus jolie fille de notre agence. Enfin, il exigea en paiement une œuvre de Bouguereau. Le premier point commun entre la pub et la peinture c’est bien cette folie !
Le tout-Paris sut que Dali avait réalisé cette annonce et la tour se vendit en quelques secondes. Deux ans après, j’ai appris que le tableau de Bouguereau offert au peintre catalan et représentant une baigneuse aux cuisses veloutées, était un faux. L’original se trouvait à la Cour de Hollande. Je n’ai jamais osé le dire à Salvador Dali…

À New York, quels contacts avez-vous eus avec Gala et Andy Warhol ?
Gala était aussi sévère que réservée. Andy Warhol était coquet, génial, un être en fusion, avec une énergie débordante. Il avait une véritable cour hétéroclite
autour de lui, et il était encore plus à la mode que Dali.
Andy Warhol était captivé par la publicité, mais je n’ai jamais réussi à le faire travailler pour nous. Il avait fait de la
publicité son œuvre et refusait donc de se prêter à son jeu.

Vous êtes l’inspirateur des campagnes Citroën. Pourquoi avez-vous donné au sculpteur César des voitures à compresser ?
César était un frère pour moi, nous étions très proches. Il a passé ses dernières vacances dans ma maison de Corse et, il est mort quasiment dans mes bras. Il est, avec François Mitterrand, l’homme qui m’a le plus inspiré et que j’ai le plus aimé.
Nous refaisions le monde. Je l’ai entraîné deux fois dans mes aventures. La première, pour réaliser une affiche pour Citroën, et la seconde, à la Biennale de Venise de 1995 où il était le représentant français. Il y réalisa une galette murale à partir d’une compression de ZX noires. Plus tard il m’a demandé de visiter l’usine Citroën d’Aulnay où se fabriquaient les Xsara Picasso. Fasciné, il y est resté cinq heures, on ne pouvait plus l’arracher du site. Il a discuté avec tous les ouvriers pour qui il représentait « l’homme qui avait immortalisé la ferraille ». César voulait faire une sculpture avec des Xsara Picasso mais la vie ne lui en a pas laissé le temps.
J’avais aussi proposé à Air France une campagne autour de « l’art du voyage » pour laquelle on aurait fait appel à des artistes comme César, Armand, Niki de Saint Phalle… mais cela ne s’est pas concrétisé. Actuellement, je travaille non pas avec un plasticien mais avec un musicien. J’ai proposé à Bob Dylan de faire un film, toujours pour Citroën. Il est d’accord sur le principe, un script est en cours. Je croise les doigts.

Comment l’idée de baptiser la Citroën Xsara « Picasso » vous est-elle venue?
Citroën lançait cette nouvelle voiture, il fallait lui trouver un nom, j’avais une semaine pour y réfléchir. C’était en 1998. Un jour je déjeune avec le petit-fils du peintre, Olivier Picasso, que me présente la chroniqueuse de Laurent Ruquier, Péri Cochin. Il m’explique qu’il s’occupe du merchandising de Picasso, de l’utilisation du nom de l’artiste. Je l’interroge pour savoir s’il accepterait qu’une voiture s’appelle « Picasso ». Il est d’abord dubitatif mais, je le convaincs de réunir un génie de l’art et un génie de l’industrie. Son oncle, Claude, donnera son accord.

Ce choix a-t-il coûté cher à la marque aux chevrons ?
Pas plus que Claudia Schiffer ou Bob Dylan ! Cela a anobli la voiture sans pour autant gâter l’image du peintre. Les études ont été favorables.
Le public a vu dans ce message posthume d’André Citroën et de Pablo Picasso l’union de deux hommes qui, chacun à leur manière, ont secoué le siècle, et dont les noms devenus marques s’engageaient ensemble à la conquête du suivant.
Citroën va peut être re-signer avec Picasso pour une nouvelle voiture. L’aventure pourrait avoir une suite.

Dans un tel environnement d’artistes, avez vous été tenté de devenir collectionneur ?
J’ai conservé un temps l’original de Dali, mais ses ayants droit me l’ont repris : normal. J’ai chez moi un César, car je collectionnais les boîtes publicitaires. Pendant dix ans, j’allais les dénicher aux puces. J’avais un mur dans mon appartement orné de quelques quatre cents spécimens. César n’aimait pas. Il m’a dit : « je vais comprimer ta passion ! » Et il m’a fait le plus beau des cadeaux. De mes boîtes de pub, il a fait une œuvre.
J’ai également un tableau du Chinois Wang représentant un bouddha de deux mètres de haut, accaparant tout l’espace et tous les regards. Gérard Garouste m’a passionné. Un collectionneur m’avait prêté une de ses œuvres, une sorte de matador rouge. Je n’ai jamais pu le décider à me le vendre et, je le regrette encore. J’ai eu également chez moi un tableau de Jean-Charles Blais, quand il peignait encore sur des affiches et j’ai manqué de réflexe en ne me décidant pas assez vite. En fait, j’ai manqué bien des rendez-vous avec la peinture.

Pourquoi considérez-vous l’art conceptuel comme une escroquerie intellectuelle ?
Duchamp, son Urinoir, sa Roue de vélo… Ok ! Il a inventé l’art conceptuel et je respecte cela. Mais ceux qui le copient à l’infini un demi-siècle après ne font que de l’événementiel. J’entends bien que pour un musée, c’est l’appât pour amener le public vers l’art véritable. Mais pour moi il y a plus de snobisme que d’esthétisme dans ces œuvres.
L’art véritable, c’est d’abord le talent de faire. On doit voir une goutte d’éternité dans le tableau que l’on regarde.

Quels sont vos artistes préférés ?
Je préfère la sculpture, et d’abord Giacometti. Je donnerais tout l’art conceptuel du monde pour un Giacometti ! C’est l’essence même de la sculpture.

Vous privilégiez la figuration…
Je suis très attaché à la représentation de la réalité. Ce que je demande à une peinture c’est d’être un long-métrage, de me raconter une histoire. Je veux pouvoir fantasmer et fantasmer encore.

(1) NDLR : Robert Delpire créa en 1955 la forme visuelle de L’œil dont il assura la direction artistique pendant quelques années.

Biographie

1934 Naissance à Paris. 1954 Séguéla fait le tour du monde en 2CV. 1959 Docteur en pharmacie. 1960 Il est engagé chez « Paris Match » et « France-soir ». 1965 Il devient publicitaire. 1978 Mariage avec Sophie Vinson, ils auront 5 enfants. 1979 Autobiographie : « Ne dites pas à ma mère que je suis dans la publicité... elle me croit pianiste dans un bordel ». 1981 Réalisation des affiches pour la campagne présidentielle socialiste. 2006 Parution de « Tous Égo ». Il est vice-président du groupe Havas.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°579 du 1 avril 2006, avec le titre suivant : Jacques Séguéla

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