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L'actualité vue par

Jacques Giès, président du Musée national des arts asiatiques Guimet

« Je suis totalement favorable à la gratuité »

Par Daphné Bétard · Le Journal des Arts

Le 6 janvier 2009 - 2033 mots

PARIS

Conservateur depuis 1980 au département Chine et Asie centrale du Musée national des arts asiatiques Guimet – département dont il prend la tête en 1993 –, Jacques Giès a été nommé président de l’institution en septembre. Il donne les grandes lignes de la politique qu’il souhaite mener place d’Iéna et commente l’actualité.

Vous venez de prendre la tête du Musée Guimet, quelles sont vos grandes orientations pour le musée ?
Avant tout, je compte poursuivre ma mission de conservateur, car le poste de président du musée doit aussi être celui d’un scientifique. [L’institution] doit prendre en considération les évolutions que nous avons connues dans l’approche des arts asiatiques, productions particulièrement difficiles à percevoir – ne serait-ce qu’à cause de la barrière des langues – et qui sont arrivées à nous sous des formes souvent simplifiées. Nous sommes le seul musée de France à être généraliste sur l’Asie. Il n’y a pas d’équivalent, excepté pour la partie chinoise avec le Musée Cernuschi [Paris] qui nous permet d’avoir deux discours enrichissants parce que critiques. Nous courons donc le risque d’affirmer des choses qui seront considérées comme une vérité unique. Le Musée Guimet est aujourd’hui trop isolé. Il nous faut absolument envisager un dialogue plus large, à l’échelle européenne et mondiale, afin d’instaurer une véritable discussion scientifique sur la raison opportune ou non d’élire telle ou telle pièce. Je pense au British Museum, au Victoria & Albert [Londres], aux musées universitaires britanniques (Oxford ou Cambridge), et, bien sûr, à un grand nombre d’institutions en Allemagne, à Bonn, Cologne où le musée en pleine expansion a de jeunes conservateurs très audacieux et dynamiques, à Berlin aussi avec le Museum für Asiatische Kunst. Nous avons d’excellents contacts avec ces établissements, mais cela reste très courtois, trop éloigné. Eux aussi ont exprimé leur volonté d’avoir une réflexion européenne. C’est nécessaire pour l’avancée de la recherche.

Quelle va-t-être votre politique en faveur des publics, notamment dans les espaces d’exposition permanente ?
Nous avons, évidemment, un devoir de transmission et d’éducation, mais il ne faut pas perdre de vue que nous devons aussi montrer des chefs-d’œuvre universels, c’est-à-dire des œuvres fondamentales qui n’exigent aucune connaissance préalable pour y être sensible. Pour sa mission pédagogique, le musée ne doit pas enserrer le visiteur dans un discours univoque, car il court le risque de fermer les différentes possibilités de perception. Selon moi, le musée idéal serait d’ailleurs un musée muet, les œuvres se suffisant à elles-mêmes. Je m’explique : j’aime à penser que l’on peut dissoudre tous les principes décrétés à un moment donné (y compris celui proposé par nos tutelles sur la diffusion du savoir pour le plus grand nombre). Évidemment, nous devons participer à cette prise de conscience de valeurs qui peuvent toucher un public au sens large, mais il faut éviter d’enfermer le savoir dans un discours univoque en s’arrêtant à un seul principe. Il faut instaurer plusieurs degrés de lecture d’une œuvre. De même, il est nécessaire d’ajouter du temps au parcours présenté dans les salles d’exposition permanente. Prenons l’exemple de l’art khmer : il se réduit aujourd’hui aux périodes pré-angkorienne et angkorienne (du VIIe au XIIIe siècle). Il nous faut répondre à la question de l’après-angkorien. Nous allons donc ajouter des séquences manquantes, mais sans bouleverser ce qui a déjà été conçu avec pertinence par les universitaires et les conservateurs. Cela doit se faire dans la nuance, à l’intérieur d’une chronologie existante mais étendue. Concrètement, puisque nos chronologies s’arrêtent trop tôt, il faut faire figurer ce qui n’est pas là et montrer ce que sont les deux ou trois siècles qui nous séparent des dernières salles.

Souhaitez-vous ouvrir le Musée Guimet à l’art moderne et contemporain ?
Les périodes modernes et contemporaines sont essentielles. Ainsi nous faut-il nous rapprocher des grandes institutions parisiennes, comme le Musée d’Orsay, afin d’aborder de nouvelles problématiques. Si l’apparition du japonisme en Occident correspond à la libre élection, par quelques artistes et penseurs avertis, d’œuvres qui par ailleurs à l’époque arrivaient du monde entier au même moment, l’Asie a reçu l’Occident de façon incontournable, voire violente, et nous payons aujourd’hui encore le prix de cette foudroyante rencontre. Près de 20 % à 30 % de la collection d’Orsay tourne autour de ce qui se résume au vocable de « japonisme », sans que la symétrie de cette question ne soit abordée dans un musée comme le nôtre. Nous avons le devoir de chercher à cerner réellement cette rencontre Occident-Asie, ce moment de tremblement incroyable, sans omettre d’évoquer l’oppression (au sens philosophique) que notre présence brutale a pu provoquer. Nos collections japonaises vont jusqu’au XIXe siècle grâce à Hokusai, mais pour la Chine, on s’arrête au XVIIIe et avec des choses qui frôlent la « chinoiserie ». Quant à l’art révolutionnaire chinois, d’une grande richesse d’invention, il est totalement absent de nos collections. Lorsque le Musée Guimet aura constitué un fonds d’art moderne, il pourra travailler avec le Musée d’Orsay. Même chose pour l’art contemporain et le Centre Pompidou ou le Musée d’art moderne de la Ville de Paris. Avec l’art contemporain asiatique, l’accès au musée sera plus facile : il s’agit d’un art qui nous ressemble et gomme les différences d’une nation à l’autre. Aujourd’hui, cette « station » dans certaines époques de nos collections fait que le visiteur se trouve confronté à des singularités esthétiques très fortes mais closes dans le temps ; singularités révolues souvent de longue date. Nombre de visiteurs ont le sentiment qu’il y a trop de choses à connaître pour venir à Guimet. Si on montre des installations, des œuvres très audacieuses, notre domaine fera moins peur et un plus grand nombre de jeunes gens se presseront pour le découvrir. C’est eux qui sont visés.
Cela dit, je ne souhaite pas reléguer un autre aspect de la connaissance : celui du temps historique profond. En symétrie avec notre projet précédent, nous devons rendre compte des travaux des archéologues à travers les activités de l’unité de recherche du CNRS présente à Guimet. Je souhaiterais que ces savants soient très présents dans notre réflexion. Il faut rendre compte dans le musée de ce que sont les temps anciens – on peut maintenant remonter jusqu’à moins 7 000-
8 000 ans dans la vallée de l’Indus, grâce notamment aux travaux de mon prédécesseur, Jean-François Jarrige. Le Musée Guimet se doit d’élargir tout cela à travers des manifestations temporaires ou des expositions dossiers.

L’ouverture à l’art moderne et contemporain implique l’embauche d’un conservateur spécialiste des XIXe et XXe et aussi de nouveaux espaces…
L’idéal serait effectivement de recruter un conservateur qui s’est consacré à l’art contemporain et qui, avec le collège des conservateurs orientalistes de Guimet, établira un dialogue lui permettant de s’orienter vers des phénomènes non visibles. Il s’agit de ne pas répéter ce que font les autres musées d’art moderne.
Pour ce qui est du lieu, il faut être réaliste, le musée n’est pas extensible. Ce que je souhaiterais, si la direction des Musées de France et le ministère de la Culture donnaient leur aval, ce serait d’exploiter la possibilité du Musée d’Ennery, 59, avenue Foch (Paris), en sommeil depuis bien longtemps. Sa collection permet d’aborder l’histoire du goût. Ses galeries doivent être conservées – cela fait d’ailleurs partie du testament – et l’on pourrait y faire un parcours s’intitulant « L’orientalisme au temps de Proust ». Le rez-de-jardin du Musée d’Ennery pourrait, quant à lui, se transformer en galeries consacrées à la préfiguration du « Guimet moderne » en hébergeant les nouvelles acquisitions dans ces domaines. Le Musée d’art asiatique Guimet est dans l’obligation d’aller à la rencontre de ce monde dont nous ignorons encore beaucoup. Lorsque des chefs d’entreprise français partent en Asie pour conquérir des marchés, ils sont démunis. Leurs interlocuteurs, indiens ou chinois, nous connaissent parfaitement alors que nous non. Le Musée doit pallier ce vide culturel.

Vous avez assuré le commissariat d’une exposition organisée avec le Centre culturel de la Chine sur les grottes de Dunhuang. Est-ce que ce partenariat augure d’un nouveau type de collaboration ?
Il s’agit d’un travail unique et singulier par le type d’œuvres ainsi composées qui va bien au-delà de la simple réplique. Les reconstitutions de deux grottes à échelle réelle présentées au Centre culturel sont comparables aux fac-similés monumentaux et picturaux de la Cité de l’architecture, avec en plus le talent d’artistes iconographes du bouddhisme. Mais comme il était difficile de faire venir le public sur des répliques, j’ai proposé, en tant que co-commissaire de cette exposition au Centre culturel de la Chine à Paris, de compléter cette présentation par une exposition-parcours au sein des collections de Guimet. Par une signalétique soutenue et un livret remis au visiteur donnant des textes étendus accompagnant la visite, nous recréons à l’intérieur des espaces muséaux permanents un parcours orienté autour d’œuvres en rapport direct avec le propos et d’autres sorties spécialement des réserves – ainsi de peintures millénaires sur soie, papier ou chanvre. Le collège des conservateurs et moi-même souhaitons développer ce concept d’exposition-parcours à Guimet. Il suffit de changer un parcours pour que le visiteur discerne des choses qu’il ne voyait pas avant.

À l’initiative du ministère de la Culture, le Musée Guimet a expérimenté la gratuité pendant six mois, de janvier à juin 2008. Quelles leçons en tirez-vous ?
Personnellement, je suis totalement favorable à la gratuité. Quand je suis allé à Shanghaï où le Musée des beaux-arts est gratuit depuis six mois, c’était un vrai bonheur. Vous allez voir une œuvre et repartez en sachant que vous pouvez revenir à tout moment… La gratuité libère l’esprit et la démarche. Ce serait une mesure idéale dans notre cas. Le résultat de ces six mois d’expérimentation, tel qu’il nous a été communiqué par le ministère, tend à prouver que la gratuité n’a pas changé profondément la fréquentation du musée, tant en ce qui concerne le profil culturel que le nombre de visiteurs. Mais il faut rappeler que, volontairement, cette expérience ne s’était accompagnée d’aucun aménagement spécifique. Cela prouve combien la gratuité doit, pour être efficace et ouvrir le musée à un public plus large et nouveau, être préparée et soutenue par une pédagogie adaptée.

En tant qu’établissement public, vous devez aussi trouver vos propres ressources. Quels sont aujourd’hui les enjeux du mécénat pour Guimet ?
Le mécénat est devenu une obligation commune à toute institution culturelle comme la nôtre, ne serait-ce que pour avoir une politique dynamique d’enrichissement. Les équivalents des œuvres que nous exposons sont très en vue sur le marché. Nous avons, en quelque sorte, créé le besoin et des collectionneurs très riches peuvent aligner des sommes inimaginables il y a peu encore pour arriver à les acquérir. En outre, certaines œuvres sont frappées de la mention « œuvre patrimoniale importante » qui risquerait de nous mettre en porte-à-faux avec certains pays d’Asie. Il y a donc aujourd’hui beaucoup de conditions nouvelles à l’enrichissement « classique ». Mon sentiment est que nous ne devons pas acheter des œuvres cotées, mais, au contraire, œuvrer dans le non-vu. Ainsi allons-nous proposer aux mécènes de participer à l’acquisition d’œuvres qui soient comme des portes ouvertes sur des projets d’élargissement de nos collections. Nous souhaitons d’ailleurs, dans cette politique de mécénat, créer un comité de stratégie dans lequel les mécènes seraient parties prenantes avec une présidence tournante. Ces grands mécènes qui sont aussi des acteurs de la vie économique pourraient nous inspirer des lignes de développement, des stratégies, en même temps que, de notre côté, nous pourrions leur apporter cette connaissance nécessaire aux cultures qu’ils sont amenés à rencontrer dans le monde actuel.

Une exposition a-t-elle retenu votre attention récemment ?
L’exposition d’artistes contemporains chinois de la Fondation Dina Verny-Musée Maillol, au printemps dernier, m’a semblé très audacieuse. Elle montrait des artistes qui ont un sacré tonus et apportent une énergie unique, avec un aspect moins théorisant de l’art. En outre, j’ai reçu l’œuvre de Richard Serra sous la verrière du Grand Palais comme un véritable choc. Nous sommes face à une œuvre universelle qui a tout : le geste d’un homme, le respect du volume dans lequel il entre, et ce mystère d’un esprit exceptionnel, d’une sensibilité immense. J’aime par-dessus tout ces œuvres qui disent tout et devant lesquelles le discours s’arrête.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°294 du 9 janvier 2009, avec le titre suivant : Jacques Giès, président du Musée national des arts asiatiques Guimet

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