J. Chang : « Des artistes confrontés à un vide culturel »

Le Journal des Arts

Le 30 janvier 1998 - 1383 mots

À côté d’Alice King, directrice de la galerie Alisan Fine Arts – et sœur de l’homme fort de Hong Kong Tung Chee-Hwa, chef de l’exécutif de la Région administrative spéciale de Hong Kong –, l’un des marchands les plus importants est Johnson Chang, propriétaire de Hanart TZ. Celui-ci est reconnu comme le meilleur interprète de la pensée du critique chinois le plus influent, Li Xianting, dont les catégories (\"Pop politique\", \"Cynisme dévoyé\", \"Esprit romantique blessé\"…) ont fourni la base de tous les développements postérieurs. Il a largement contribué à faire connaître aux Occidentaux l’avant-garde chinoise, en organisant dès 1993 une exposition chez Marlborough Fine Art, à Londres. C’est lui qui a co-organisé récemment, avec les marchands français Enrico Navarra et Hervé Odermatt, la présentation de seize tirages monumentaux en bronze de Ju Ming, à Paris, place Vendôme. Dans cet entretien, Johnson Chang estime que le marché de l’avant-garde chinoise reprendra sérieusement dans deux ou trois ans. Il évoque l’influence complexe des traditions ainsi que le poids de l’idéologie communiste, sorte d’hérésie judéo-chrétienne à ses yeux pour une Chine confucianiste.

Quand la “Nouvelle Vague” de l’art chinois a-t-elle attiré votre attention pour la première fois, et quel est son marché ?
Vers 1984-1985. Pour le moment, il n’existe aucun marché sérieux de l’avant-garde chinoise. Le marché pour la nouvelle génération reprendra dans deux ou trois ans, mais les artistes demandent des prix exorbitants pour leurs œuvres et la marge bénéficiaire s’en ressent. Je me limite donc à cinq ou six cas. Ces artistes ne vendent que trois œuvres par an ; pour eux, être à un tel niveau de prix est une question de prestige. À Hong Kong, les gens achètent surtout des noms comme Ju Ming et Wucius Wong. David Tang (ndlr : homme d’affaires, créateur de la marque “Shanghai Tang” et propriétaire notamment du China Club) est l’un des rares à soutenir le nouveau mouvement.

Le “Pop politique” fait-il partie des mouvements reconnus et ses artistes ont-ils beaucoup de succès ?
Il y a deux groupes d’artistes. Le premier progresse : par exemple, Yu Yonhan a réalisé une série de peintures en utilisant des mots. Maintenant, il se sert d’un ordinateur. Les nouveaux artistes multimédia de Shanghai sont les plus intéressants. Mais on ne les vend nulle part, excepté dans des lieux comme la galerie Art Beatus, à Hong Kong.

Que peut apprendre la Chine des autres marchés asiatiques ?
Jusque vers la fin des années quatre-vingt, personne n’achetait l’art taïwanais à Taiwan, puis les peintures à l’huile des premières générations furent acquises par de riches familles. La situation à Hong Kong est différente, car il existe une classe moyenne avisée qui voyage beaucoup. La base est donc plus large, mais peu collectionnent l’art contemporain avec passion. À Taiwan, certains marchands aiment bien monopoliser le marché d’un artiste. Ils achèteront des centaines de toiles de lui, plutôt que d’acquérir avec discernement différents artistes. Ils achètent aussi pour investir, mais cela ne fonctionne pas vraiment, parce que si vous possédez toutes les œuvres d’un même artiste, par définition, le marché ne peut pas se développer. Les œuvres de la période de la Révolution Culturelle représentent actuellement le marché intérieur de la Chine, tout comme la peinture taïwanaise à Taiwan dans les années quatre-vingt.

Qu’attendez-vous de  l’art chinois contemporain ?
Je voudrais trouver un art capable de définir certains aspects de la culture traditionnelle, que je pense être le grand art. Je voudrais montrer aux gens ce que je trouve intéressant en tant que connaisseur de la tradition, et ce que j’identifie dans l’art contemporain comme ne faisant pas partie de cette tradition.  Ce que nous évoquons là est valable autant pour l’art contemporain chinois que pour l’art international.

Comment les artistes chinois peuvent-ils conserver leur identité, tout en étant contem­porains au sens international du terme ?
C’est l’un des sujets favoris des universitaires et des écrivains. Le monde considère l’art à partir de centres locaux. De nos jours, les cultures marginales fascinent les gens. Il est presque à la mode d’être marginalisé ! Ainsi, dans un sens, être contemporain, c’est appartenir à l’une de ces cultures marginales. Si l’on définit aussi la culture contemporaine comme une émanation de New York et de l’Europe, alors les artistes chinois devraient vivre et travailler dans ces pays pour être contemporains – mais ce n’est manifestement pas le cas !

Pourtant, beaucoup d’artistes chinois comme Chen Yi Fei ont émigré aux États-Unis, où ils ont eu beaucoup de succès.
C’est une exception. La plupart des artistes qui ont émigré dans les années soixante et soixante-dix ont échoué. Les “Photoréalistes”, comme lui, ont échoué parce que leurs travaux relèvent de l’artisanat. Fondamentalement, tous les artistes chinois ont été confrontés à un vide culturel consécutif à l’effondrement de la dynastie Ching (ndlr : 1911). Tôt ou tard, il faudra bien reconnaître que le communisme est d’origine judéo-chrétienne et complètement européen.

Le Maoïsme ne contient-il pas des éléments confucéens?
Mao a utilisé certaines approches confucéennes mais, en fait, il était un judéo-chrétien converti. La peinture Le président Mao se rendant à An Yuan le montre portant une soutane de jésuite. Et n’oubliez pas que Tchang Kaï-chek était un chrétien méthodiste et les sœurs Song des missionnaires (ndlr : l’une était l’épouse de Sun Yat-sen, fondateur de la République chinoise en 1911, une autre – toujours en vie – était mariée à Tchang Kaï-chek).

Il y a vingt ans, en Chine, la politique était au premier plan, la culture venait en second et l’argent en troisième. Aujour­d’hui, l’argent a pris le premier rôle. La culture a-t-elle gardé son importance ?
Je ne pense pas qu’elle ait jamais figuré dans un programme.

Les autorités chinoises ont-elles peur de la culture ?
Ce n’est pas une question de peur, mais il faut trouver le bouc émissaire le plus fragile. Les autorités ont adopté une sorte de zèle missionnaire, une attitude très colonialiste qui ne peut tolérer les différences culturelles. Il n’y a plus de place pour les philosophies antiques de Confucius et de Lao-Tseu. En fait, les convictions communistes sont de l’or­dre du religieux, sinon comment auraient-ils pu détruire leur culture et leur héritage avec une telle passion ? Mao s’est servi des marginaux ; la Révolution Cultu­relle a utilisé les enfants, les vagabonds, les éléments fragiles de la société, pour attaquer ceux qui occupaient une position, comme les fermiers, les propriétaires.

Une esthétique nationale chinoise a-t-elle jamais existé, ou bien a-t-elle toujours été très régionale ?
À différentes époques, différentes régions se sont illustrées. Au XVIIIe siècle, ce fut Yangzhou ; au XIXe, Shanghai. Aujourd’hui, ce sont Shanghai, Pékin et le Sichuan.

Existe-t-il un facteur culturel unificateur ?
Jusqu’à l’arrivée des communistes, les traditions chinoises s’étaient perpétuées  durant deux millénaires. L’ancienne Pékin a probablement été la grande ville la mieux conçue au monde, car elle était planifiée sur des principes cosmologiques d’esprit médiéval et matériellement très pratiques. Les communistes l’ont détruite sans savoir ce qu’ils faisaient. Ils n’ont jamais tenté de créer une nouvelle culture, seulement une nouvelle économie.

Avec la mort du peintre Chiang Chao-Shen, en 1996, le lien avec ce glorieux passé a-t-il été définitivement coupé ?
Oui, mais le problème de Chiang, c’est qu’il était trop rigide, et cela se voit dans sa peinture. Alors que Chiang Dai Chen, lui, était un génie audacieux. Je pensais qu’il y aurait un regain d’intérêt pour sa peinture traditionnelle à la brosse, mais cela n’a pas été le cas.

Quelle est l’importance de la zone Pacifique et des communautés chinoises d’outre-mer pour la survie de la culture chinoise ?
Ce sont des sociétés beaucoup plus conservatrices, qui ont préservé une masse de traditions détruites sur le continent. Toutefois, la modernisation, dans des pays comme Taiwan et Singapour, a détruit une bonne partie de la tradition, de sorte que ces pays se tournent de nouveau vers le continent chinois et sa culture, où elle n’existe plus.

Ce qui survit de la culture chinoise peut-il permettre aux artistes contemporains d’en extraire l’essence ?
La caractéristique essentielle de l’art traditionnel chinois est de faire référence à lui-même, comme vos avant-gardes au XXe siècle. C’est pourquoi il est déraisonnable de ne pas tenir compte de la peinture chinoise traditionnelle, car elle n’a jamais été aussi proche des avant-gardes occidentales. Certains artistes l’ont bien compris. Ils utilisent les traditions culturelles chinoises comme sources d’inspiration et constituent l’espoir de notre culture.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°53 du 30 janvier 1998, avec le titre suivant : J. Chang : « Des artistes confrontés à un vide culturel »

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