Galeriste, marchand et producteur

Les galeristes, soucieux de garder leurs artistes stars, s’emploient à rechercher des financements pour la réalisation de projets monumentaux n Et tendent parfois à faire évoluer leur métier vers celui de producteur

Par Henri-François Debailleux · Le Journal des Arts

Le 15 octobre 2013 - 1849 mots

Bernard Magrez, magnat du vin devenu collectionneur, a créé il y a trois ans à Bordeaux une fondation pour l’art et les artistes.

Le 25 juin était inaugurée, au Musée de la chasse et de la Nature, à Paris, une importante installation temporaire (1) de l’artiste coréen Lee Ufan. L’œuvre est composée d’une pierre posée sur une plaque de verre, reposant elle-même sur une plaque de métal, le tout entouré de petits graviers blancs recouvrant toute la superficie de la cour de l’hôtel de Mongelas ; elle a été conçue avec une telle justesse qu’elle en paraît légère. La plupart des visiteurs ne pensent donc pas une seconde au déploiement de forces qui a été nécessaire pour parvenir à un tel résultat. La mise en place de Relatum, le repos de la transparence, contrairement à son titre, n’a justement pas été de tout repos. Qu’on en juge : la rue des Archives bloquée de 19 heures à 4 heures du matin ; trois camions de 38 tonnes dans la rue qui livrent une pierre d’une tonne, des plaques de 200 kg chacune, 12 tonnes de gravillons ; des grues télescopiques ventousées, des Fenwick et dix-huit personnes actives comme des fourmis, qui plus est sous la pluie. Une opération pour un coût d’un peu plus de 50 000 euros avec, en maître d’œuvre, Kamel Mennour. On doit d’ailleurs au galeriste, quasiment au même moment, la production de la vidéo Grosse fatigue de Camille Henrot qui a obtenu le Lion d’argent à la Biennale de Venise 2013 pour sa superbe évocation de la création et de l’évolution de l’univers en 13 minutes. Ce même Kamel Mennour était aussi aux manettes du fameux Leviathan d’Anish Kapoor (certes coproduit avec les galeries Lisson et Gladstone, l’État français et l’artiste lui-même), réalisé pour la 4e édition de la manifestation « Monumenta » sous la nef du Grand Palais (2) au printemps 2011, ainsi que d’Excentrique(s) de Daniel Buren, dans le même cadre l’année suivante. Lui encore qui, à l’occasion de cette Fiac, a produit l’installation de Tadashi Kawamata pour la place Vendôme (lire p. 38).

On comprend aisément pourquoi celui qui, en une quinzaine d’années, s’est imposé comme l’une des figures phares dans le domaine de l’art contemporain avoue qu’« aujourd’hui le métier de galeriste a complètement changé ». Mais il n’est évidemment pas le seul. Rien qu’à Paris, ils sont ainsi une dizaine à être entrés dans le jeu et même dans la surenchère de la production. Ceux qui, par définition, génèrent les plus gros chiffres d’affaires et disposent de moyens suffisants pour répondre aux demandes des artistes. En mettant hors compétition l’antenne parisienne de Gagosian, on peut ainsi nommer Marian Goodman, Thaddaeus Ropac (mais qui, avec leur maison mère à l’étranger, la première à New York, le second à Salzbourg en Autriche, peuvent bénéficier de fiscalités avantageuses), Emmanuel Perrotin, Yvon Lambert, Chantal Crousel, Almine Rech, Georges-Philippe et Nathalie Vallois, Hervé Loevenbruck…
À son échelle, ce dernier n’est pas en reste. Ne serait-ce que cet automne, il a eu sur le feu la production, à hauteur de 50 000 euros sur 100 000 euros, des trois pièces de Dewar et Gicquel montrées dans le cadre du prix Marcel Duchamp au Centre Pompidou (sous le titre « Le Hall »), et, Fiac oblige, celle de l’œuvre de Jean Dupuy présentée dans le cadre de la foire hors les murs : deux sculptures monumentales (11 x 3,6 m pour l’une, 9 x 3,6 m pour l’autre), pour un coût d’environ 80 000 euros.

La concurrence d’« Art Unlimited »
À cette liste de galeristes, on devrait ajouter Jérôme et Emmanuelle de Noirmont. Ils ont en effet été parmi les premiers à pratiquer l’exercice, dès 1999, en produisant par exemple le second film de Shirin Neshat Rapture, alors qu’ils n’avaient jamais montré ni vendu de vidéo dans leur galerie. « À l’époque, précisent-ils, seules quelques institutions dans le monde constituaient une collection vidéo. » L’initiative se révéla pourtant heureuse puisque les sept copies furent rapidement cédées, et même deux d’entre elles à des collectionneurs privés. Les galeristes seront aussi, dans la foulée, en 1999, les producteurs du désormais célèbre Split-Rocker de Jeff Koons présenté l’année suivante dans l’exposition « La Beauté » à Avignon : une sculpture de 12 m de haut figurant un chien entièrement réalisé avec des fleurs, avec une structure conçue comme un immeuble démontable. Mais les Noirmont ont annoncé, dans un courrier daté du 12 mars 2012, leur décision de mettre fin à l’activité de la galerie en tant que telle. Parmi les raisons qu’ils invoquent, le souhait, ainsi qu’ils le disent aujourd’hui, « de se tourner vers ce qui, de nos jours, [leur] semble important dans le domaine de l’art, à savoir la production. Le métier de producteur existe pour la musique, le cinéma, le spectacle vivant, mais jusqu’à maintenant pas pour les arts plastiques ».

Cette nouvelle orientation du métier et du marché pour certains galeristes est indéniablement une « tendance lourde », selon l’expression consacrée qui prend ici tout son sens. Son point de départ remonte à une quinzaine d’années avec la prolifération des biennales et foires qui vont inciter les artistes qui y sont invités à proposer des projets de plus en plus monumentaux, spectaculaires, immédiatement visibles. En 2000, la création à Art Basel (Bâle) du fameux « Art Unlimited » (déjà préfiguré en 1999 par une grande exposition de sculptures) marque un tournant ; le secteur, qui requiert un hall distinct des stands des galeries, propose pour la première fois au sein d’une foire de grandes réalisations. Dans l’esprit des Bâlois, il était hors de question de laisser ce marché-là, celui des œuvres monumentales, aux seules biennales – qui, contrairement aux idées reçues, ont toujours été des lieux d’important commerce. Le principe va faire florès et notamment à la Fiac qui, dès 2006, crée son parcours « Hors les murs » avec une extension dans le jardin des Tuileries.

La dynamique va fonctionner, pour plusieurs raisons. Tout d’abord parce qu’on se retrouve là dans le domaine de l’événementiel et que la course aux records (de taille, d’argent, de tout) est un formidable levier de communication et de reconnaissance sur le plan mondial, comme pour une marque. Ensuite, parce que les galeristes concernés n’ont pas vraiment le choix. S’ils veulent garder ces artistes stars et ne pas les voir filer chez leurs confrères, ils sont obligés de répondre à leur demande et de les accompagner dans leurs projets. La concurrence est rude et il n’y a pas que dans le football que les transferts font parfois du bruit. Enfin, sur le plan financier et malgré une forte prise de risques, ces productions sont la plupart du temps « successfull », pour reprendre le terme de Jérôme de Noirmont qui explique comment l’engagement très important – plusieurs millions de francs à l’époque – pour le Split-Rocker de Koons s’est révélé payant. Sa vente rapide à François Pinault a en effet permis un prompt retour sur investissement.

Entente galerie-artiste
Mais ce n’est pas la seule façon, au pire de retomber sur ses pieds, au mieux de gagner de l’argent. La plus fréquente, lorsque l’installation est difficilement voire pas vendable, voit ainsi l’artiste star et le galeriste s’entendre, le premier acceptant de fournir au second des œuvres plus domestiques (tableaux, sculptures plus petites). Et de fait on ne connaît pas d’exemples de galeristes ayant déposé le bilan uniquement pour avoir pris le bouillon avec ce type de pari.
Le financement de tels projets pose cependant toujours question. Plusieurs cas de figure existent. Soit l’œuvre est entièrement financée par la galerie – et c’est simple. Soit elle est coproduite avec d’autres galeries. Soit enfin la production bénéficie d’une aide de l’institution. Et là, c’est au cas par cas, dans le détail desquels nous n’entrerons pas tant l’opacité administrative est sans limite, et chaque montage, d’une belle complexité. Signalons simplement que pour les grandes manifestations internationales ou nationales (Biennale de Venise, Monumenta…), l’État peut apporter sa contribution sous la forme plus ou moins déguisée d’un mécénat ou d’une prestation légitimement due à l’artiste représentant la France sur le plan international. À une plus petite échelle, des collectivités territoriales peuvent aussi fournir une contribution non négligeable. Des associations participent également, à l’exemple de l’Adiaf [Association pour la diffusion internationale de l’art français], qui couvre la moitié du coût des projets de l’artiste lauréat du prix Marcel Duchamp spécialement réalisés pour son exposition au Centre Pompidou.

Les limites du gigantisme
Est-ce à dire que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes ? Pas tout à fait. Au fil du temps, en effet, les limites de ces grands travaux commencent à apparaître. Tous les galeristes qui y prennent part notent que, avec la démesure, les problèmes d’ingénierie deviennent de plus en plus compliqués à résoudre et les coûts augmentent. Cette activité implique aussi que des collaborateurs au sein de la galerie y soient uniquement dédiés. Kamel Mennour précise ainsi : « Nous avons cinq personnes [sur un total de vingt et une, soit une grosse équipe, ndlr] qui ne s’occupent que de ça, c’est-à-dire uniquement ce qui concerne les expositions ou investissements du territoire public ou privé, donc hors de la galerie. C’est que j’appelle notre département “hors les murs”. »
Par ailleurs, le marché est-il prêt à avaler un nombre croissant d’œuvres volumineuses et très onéreuses ? Sans parler du strict aspect artistique. Car ni le glamour ni le monumental ne sont une garantie de qualité. Et si, souvent, l’œuvre gagne indéniablement en force par ses grandes dimensions, on perd au moins aussi souvent l’art en route, auquel se substituent des coquilles vides frôlant le Grand-Guignol. Avec cette revendication de chiffres (le plus haut, le plus lourd, le plus cher) dont on finit par se lasser.
Alors, l’avenir se profile-t-il vers deux métiers distincts, le galeriste d’un côté, le producteur de l’autre, comme l’évoquent les Noirmont ? Ce phénomène ne semble toucher aujourd’hui qu’un petit nombre et la majorité des galeristes et marchands continuent à travailler de façon classique. Directeur de la galerie Louis Carré & Cie, au long et prestigieux passé, et ancien président du Comité professionnel des galeries d’art, Patrick Bongers fut l’un des premiers à produire de grandes installations pour la Fiac, celles de Jean Pierre Raynaud en 1989, de Peter Klasen (le fameux Shock Corridor) en 1991 et la fontaine de Pol Bury en 1999. Il a depuis changé de point de vue, estimant qu’« il n’est pas nécessaire d’être spectaculaire pour exister ». Il préfère acheter les œuvres de ses artistes, éditer des catalogues, précisant qu’il n’a pas d’artistes qui produisent des œuvres éphémères. « Donc on produit l’exposition, ce qui est la base du métier de galeriste », rappelle-t-il. Et d’ajouter : « La question que je me pose aujourd’hui est la suivante : n’est-ce pas plutôt le métier d’artiste qui est en train de changer ? »

(1) jusqu’au 26 janvier 2014.
(2) coût de production de l’œuvre : 1,3 million d’euros, avec financement du ministère de la Culture et des trois galeries (env. 300 000 euros).

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°399 du 18 octobre 2013, avec le titre suivant : Galeriste, marchand et producteur

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