Franz Ackermann

L'ŒIL

Le 1 mars 2002 - 936 mots

Architectures éclatées au sein de nuages colorés, assemblages de surfaces planes dont les déchirures font apparaître des espaces, enchevêtrements et concentrations de scénarios bariolés ou gris-noirs, pure modernité, pure illusion : un nouveau paysage est né dans la peinture de la génération actuelle. C’est une image brisée, dépourvue de la réalité d’une reproduction, sans horizon ou perspective unique. Pourtant, on peut la comprendre, probablement parce qu’elle ressemble à un rêve fébrile qui prolifère à partir de la perception de notre présent. Le peintre Franz Ackermann, qui vit à Berlin, faisait partie au milieu des années 90 des premiers artistes qui se sont approchés du sujet dans des formats qui allaient du petit dessin jusqu’à la toile aux dimensions d’une pièce. Ce ne sont pas simplement des images d’environnement, de paysage et de ville, mais des traductions en images de leur perception actuelle. Depuis, il qualifie logiquement ses séries de Mentals Maps et d’Evasions, cartographies mentales et évasions mentales, lesquelles produisent une impression troublante de vertige. De façon suggestive, ces très grands tableaux font resurgir des souvenirs de ce que l’on appelait autrefois panorama. Dans la plupart des tableaux de Franz Ackermann, la ville est le paysage. Tout porte à croire que ces œuvres représentent l’état d’une perception qui a été modifiée. Franz Ackermann a commencé à travailler à une époque où le terme de « mondialisation » devenait à la mode, où des théories d’un nouvel espace mondial gagnaient du terrain et où les théoriciens comme les artistes constataient que la masse de leur public autant qu’eux-mêmes se déplaçaient sans cesse dans des mondes différents, autrefois distincts, et pourtant semblables. Il a défini l’expérience du voyage comme étant au centre de son travail. Et ces dernières années, il a voyagé dans le monde entier et visité des villes, des banlieues et des régions délaissées ; au cours de ces périples il a élaboré l’esquisse du Mental Map comme premier stade du travail de transformation artistique. Les Mentals Maps de Franz Ackermann rappellent les dessins de Robert Smithson ou de Gordon Matta-Clark. Ce sont des schémas topographiques, des structures librement reprises, des mises en réseau et des mouvements qui, comme dans les premiers diagrammes d’énergie de Gordon Matta-Clark, ont une dimension entropique : plus de lieu fixe, mais des états, des va-et-vient apparemment incontrôlables autour de nombreux points de la surface de la terre non identifiables précisément. Chose curieuse, on ne trouve pratiquement rien de comparable dans l’art entre le début des années 70 et le milieu des années 90, et ce qui est également remarquable, c’est que ce travail, à la différence de celui de Smithson et de Matta-Clark ait débouché sur un projet pictural. Un des aspects particulièrement passionnants de la génération d’Ackermann, c’est qu’elle a profondément assimilé les positions qui avaient été défendues dans les années 60 et 70 et qui entre temps ont été oubliées. Cette réception a permis de s’opposer à l’académisme des écoles (allemandes) des Beaux-Arts, de pratiquer une autocritique et une autoréflexion artistiques, puis de participer à la formation d’un groupe, spécifique selon les générations (à Hambourg, à Cologne, à Munich ou à Berlin...) qui, à l’extérieur des institutions (avec l’aide de quelques galeristes, de jeunes critiques ou commissaires d’expositions) a élaboré de nouveaux critères de perception. La peinture fut ici dans un premier temps décriée (parce qu’habitée par l’esprit des années 80 et l’académisme). Et plus tard, chaque fois qu’on a demandé à Franz Ackermann comment se présentait cette position pour quelqu’un qui avait toujours déclaré ouvertement vouloir travailler dans la peinture, il a toujours prouvé qu’il avait conscience du paradoxe à vouloir travailler malgré tout dans ce médium. Compte tenu de la situation actuelle, c’est une question existentielle pour la peinture de redéfinir sa position. Tout pattern, tout élément coloré, toute forme de la peinture est potentiellement chargée d’associations avec le design, l’architecture et la topographie de la modernité, tout contour, toute couleur peut potentiellement marquer les étapes de ses utopies et de ses promesses, un ornement, un bâtiment, une trame architecturale en dit finalement plus sur nos propres aspirations que sur celui qui les peint. Franz Ackermann a souvent délaissé ces dernières années le format de la toile ou du dessin pour, à l’intérieur même de ces moyens artistiques, exposer avec plus de force encore ses réflexions. Dans des environnements à l’intérieur desquels le spectateur peut se déplacer, il confronte sa peinture avec la photographie de presse et de tourisme, il traite le spectateur comme un élément qu’il dirige à sa guise et qui se retrouve ainsi encerclé au milieu de la conception. Les installations d’Ackermann pour les musées, les galeries et les associations artistiques font penser à l’œuvre de James Rosenquist Horizon Home Sweet Home datant de la fin des années 60, une mise en scène artistique où la peinture pour la dernière fois nous était présentée sous forme de panorama. Rosenquist, à l’époque, conduisait les visiteurs du musée dans un espace fait de peintures et de galeries de miroirs qui était rempli de traînées de brume. On était littéralement détaché du sol, pris dans une sphère de structures de peinture au pistolet aux contours flous qui produisait une autre réalité. Un tel espace marquait le sommet du pathos artistique conquis par le Pop Art : tout est enlacé ; tout est synthétique, tout n’est que présent. Dans les salles qu’Ackermann peint aujourd’hui, on trouve plutôt la perspective inverse, postmoderne : une irruption abrupte de confusion, de dissolution et de conflit dans l’espace artistique, un voyage ambivalent dans la réalité du monde extérieur.

- BALE, Kunsthalle, Steinenberg 7, tél. 61 206 99 00, 19 janvier-10 mars.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°534 du 1 mars 2002, avec le titre suivant : Franz Ackermann

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