Musée d’art moderne de Saint-Étienne

François et Ninon Robelin : donner est un devoir moral

Leur legs de cent quatre-vingts œuvres contemporaines est présenté au Musée d’art moderne

Par Alain Cueff · Le Journal des Arts

Le 1 février 1995 - 1840 mots

En léguant au Musée d’art moderne de Saint-Étienne un imposant ensemble d’œuvres des années soixante et soixante-dix, Ninon et François Robelin tournent une page de leur passion pour l’art, qui n’est cependant pas la dernière, puisqu’ils continuent à collectionner. Dans l’entretien qu’ils ont accordé au Journal des Arts, ils retracent l’histoire parallèle de leur collection et de l’activité de la galerie Bama, où l’on vit entre autres, pour la première fois en France, les multiples d’un certain Joseph Beuys. Les quelque cent quatre-vingt œuvres de vingt et un artistes, à travers lesquelles s’expriment un goût très sûr et une exigeante sensibilité, sont exposées pour la première fois dans le musée de Saint-Étienne, dirigé par Bernard Ceysson, qui se réjouit bien entendu de cet apport exceptionnel.

Le Journal des arts : Vous êtes-vous toujours intéressé à l’art ?
François Robelin : J’ai eu très tôt la passion du dessin et de l’art. J’ai ainsi suivi les cours de l’École des beaux-arts de Lyon. À cette époque, j’étais tout à fait convaincu de faire une carrière d’artiste sérieux. Mais c’est parce que j’étais convaincu et sérieux que j’y ai finalement renoncé. Sans pour autant renoncer à l’art lui-même. Il n’était pas facile de s’informer sur ce qui se passait alors : nous habitions Roanne, et, pendant la guerre, les déplacements étaient difficiles.

La ville la plus proche était Saint-Étienne, qui avait déjà un musée, beaucoup plus intéressant à mes yeux que celui de Lyon, qui était consacré essentiellement au xixe siècle. On pouvait voir à Saint-Étienne des Dufy, des Picasso… grâce à une succession d’excellents conservateurs.

Dès 1939, beaucoup de Parisiens sont venus se réfugier à Roanne, qui était située juste de l’autre côté de la ligne de démarcation, et ça a donné à la ville un souffle nouveau. Il y avait en particulier une librairie d’art qui présentait également des expositions de gravures. À Lyon et dans les environs, se sont installés des personnalités comme Suzanne Valadon, Utrillo, Lhôte, et, dans la galerie "Folklore" tenue par Marcel Michaux, on pouvait régulièrement voir beaucoup de peinture contemporaine.

Ninon Robelin : François, assez tôt après-guerre, s’est associé à d’autres collectionneurs pour reprendre la galerie Kriegel à Paris, avenue Matignon, où tous ses amis artistes lyonnais, que nous avions connus aux Beaux-Arts, ou parisiens, étaient présentés.

François Robelin : Il faut souligner que, jusque-là, l’information sur ce qui se créait à l’étranger circulait assez mal. Tout a heureusement changé à partir de 1968.

Ninon Robelin : Nous avions ouvert à Paris un bureau de style pour l’entreprise de confection que nous avions à Roanne, et nous sommes entrés en contact avec des graphistes qui avaient fait leurs études à Varsovie. Ce sont eux qui nous ont fait connaître le Pop art.

François Robelin : À partir de ce moment, nous sommes devenus très curieux de ce qui se faisait à l’étranger, et nous avons prêté beaucoup d’attention à l’art américain…

Ninon Robelin : … et nous nous sommes alors rendus compte que nous étions las de l’École de Paris, des estampes conventionnelles que l’on pouvait voir partout. Pourtant, cette nouvelle imagerie ne correspondait pas à notre sensibilité.
François Robelin : Il y a, dans notre collection, une pièce de Robert Filliou intitulée La bouteille de vin qui rêve d’être une bouteille de lait, créée à la même époque que les bouteilles de Coca-Cola d’Andy Warhol.

"Nous voulions ainsi éviter des rapports directs avec les artistes"

Quel a été le déclic qui vous a amené à ouvrir la galerie Bama ?
François Robelin : En 1968, j’ai vendu mon affaire, et nous sommes venus nous installer à Paris. J’estimais que d’avoir travaillé dans ce domaine de l’industrie textile de 1945 à 1970 était bien suffisant, puisque ce n’était pas ma véritable passion. Je souhaitais m’impliquer dans l’art d’une manière ou d’une autre. Nos enfants étaient à l’université, nous avions du temps et voulions en profiter. J’ai alors acheté un local rue du Bac, où Ninon a décidé de monter une galerie de multiples qui étaient alors en pleine expansion.

Ninon Robelin : Nous voulions ainsi éviter des rapports directs avec les artistes, parce que cela implique nécessairement des relations amicales et que l’on n’est pas toujours maître des changements qui peuvent intervenir dans son propre goût. Et quand il a changé, il devient délicat de leur en faire part.

François Robelin : Nous avions déjà perdu tout intérêt pour l’École de Paris, un art qui nous semblait répétitif. Le monde avait trop changé. Ce n’était pas un art européen, et il nous semblait que la France était provinciale.

Ninon Robelin : Nous voulions montrer au public parisien qu’il y avait autre chose. La galerie Sonnabend existait déjà à Paris et montrait des artistes internationaux, mais le multiple nous semblait un excellent moyen de diffusion. Nous nous en procurions auprès d’éditeurs à Milan, Amsterdam, Londres… Et nous en avons nous-mêmes édité quelques-uns, en particulier avec Claude Rutault, Gérard Titus-Carmel, Hervé Télémaque, Takis, artistes dont s’occupaient par ailleurs d’autres galeries. Puis nous avons découvert les artistes eux-mêmes à travers ces éditions.

François Robelin : Nous avons rencontré Vostell à l’occasion d’une exposition aux Halles où nous présentions les multiples de Rutault. J’y avais vu un Paris bétonné qui m’avait semblé extraordinaire. J’ai demandé à le connaître et je lui ai proposé de venir nous rendre visite rue du Bac.

Ninon Robelin : Il a voulu y montrer une série d’éditions en même temps que son exposition chez Daniel Templon. Je suis allée le voir à Cologne où j’ai découvert par son intermédiaire Joseph Beuys, Dieter Roth, Jochen Gerz qui vivait déjà à Paris. Puis nous avons rencontré Caniaris, Eric Dietman, Robert Filliou et Georges Brecht, qui ont fini par exposer aussi. Petit à petit, nous avons commencé à monter de véritables expositions. Tous les artistes étrangers avec lesquels nous étions alors en rapport étaient déjà connus dans leur pays et y étaient soutenus par des galeries, ce qui fait que nous n’avions pas à en devenir les "nourrices".

Vous ne vous êtes pas intéressés aux artistes français…
Ninon Robelin : En France, Support-Surface jouissait de l’atten­tion de tout le monde. En 1972, nous préférions nous intéresser à Sigmar Polke, Gerhard Richter, Georg Baselitz. Je recevais continuellement des jeunes qui venaient avec leurs dossiers, qui étaient de pâles copies de Support-Surface. Nous étions frappés par leur manque d’information et de curiosité pour la scène internationale.

La partie librairie de la galerie est pourtant vite devenue importante, et les gens restaient des heures entières à y consulter les catalogues d’expositions à l’étranger. Boltanski était l’un des rares à nous intéresser, mais il était déjà à la galerie Sonnabend et c’était impossible de travailler avec lui.

Est-ce que la dimension politique de ces œuvres était un aspect important pour vous ?
Ninon Robelin : Certainement. À l’occasion de cette donation et de la préparation du catalogue, nous nous sommes posé des questions sur la cohésion de la collection, et nous nous sommes rendus compte de toute l’importance de cette question.

Mais nous n’avions pas eu, sur le moment, conscience des liens qui existaient entre ces différents artistes, ça fonctionnait par affinités spontanées. En fait, il y avait une grande parenté entre les uns et les autres : l’absence de formalisme, la dimension poétique, un certain sens de la révolte.

"La poésie sous toutes ses formes et la dimension politique sont évidemment déterminantes"

Une autre caractéristique commune à ces artistes est leur rapport à la Deuxième Guerre mondiale. Tous l’ont vécue, et leur travail s’en ressent. Nous aussi (nous avions dix-sept ans en 1939) nous avons été marqué par cela ; ça a été malheureusement un moment essentiel de notre jeunesse.

François Robelin : Ils avaient la volonté de dépasser leur frontière.

Comment définiriez-vous votre goût, rétrospectivement ?
François Robelin : La poésie sous toutes ses formes et la dimension politique sont évidemment déterminantes, même s’il ne s’agit pas d’un art démonstratif.

Ninon Robelin : Il y a un certain romantisme chez Michael Buthe par exemple, qui est typiquement allemand dans son désir d’Orient. Et pour d’autres, comme Jochen Gerz, ce rapport primordial à l’écriture. Ils ont une même sensibilité, qui se traduit pourtant à travers des cultures très différentes. Et ce sont des nomades, qui ont fatalement un sens de l’Europe.

Quel était le rapport entre la galerie et votre propre collection ?
Ninon Robelin : Nous avons très peu vendu pendant de nombreuses années. Les autres galeries avaient des réseaux de collectionneurs, ou s’appuyaient sur des œuvres plus classiques pour assumer leurs frais. Nous avons, au fil des années, trouvé quelques collectionneurs.

François Robelin : Moi, je ne me suis jamais considéré comme galeriste. Nous voulions aller à la rencontre des œuvres. Je voulais collectionner non pas pour spéculer, mais simplement parce que c’était une nécessité pour nous. Collectionner et présenter les artistes dans la galerie était deux activités indissociables, l’un n’allait pas sans l’autre, à de très rares exceptions.

Ninon Robelin : Nous sommes restés fidèles pendant quinze ans à une vingtaine d’artistes. Par ailleurs, nous avons effectivement très peu d’œuvres d’artistes qui n’étaient pas dans la galerie, comme Günter Brus qui figure dans la donation, ainsi que Jean Le Gac et Gina Pane. La fidélité est une dimension essentielle pour nous.

Qu’est-ce qui a motivé votre volonté de faire une donation à un musée ?
François Robelin : Il y avait des œuvres, dans les expositions de la rue du Bac et, plus tard, de la rue Quincampoix, que nous ne voulions pas vendre. C’est une des raisons pour lesquelles il aurait été malhonnête que ces œuvres – entre autres parce que nous les avions acquises aux prix relativement bas qui étaient alors les leurs – ne soient pas présentées dans un musée, au bout du compte. Quand les artistes sont très connus et que leurs prix sont élevés, ils sont quelque fois achetés pour de mauvaises raisons.

"Laisser les œuvres dans un dépôt où elles ne sont pas conservées au sens muséal du terme n’est pas raisonnable."

Quand on a une telle collection, laisser les œuvres dans un dépôt où elles ne sont pas conservées au sens muséal du terme n’est pas raisonnable. Et puis personne ne peut en profiter. C’est aussi un devoir moral vis-à-vis des artistes puisqu’il faut que leurs œuvres soient vues, qu’elles soient entretenues.

Avez-vous posé des conditions particulières pour cette donation ?
Ninon Robelin : Il y a la présente exposition qui est accompagnée d’un catalogue. Ensuite, certaines pièces seront présentées à tour de rôle dans les accrochages. Nous ne voulions pas que la collection soit regroupée en un bloc unique : au contraire, nous préférons voir ces œuvres mêlées à celles d’autres artistes, qui ont un style tout différent. Le musée a l’entière liberté pour présenter les deux cent pièces qui constituent la donation.

Collectionnez-vous encore depuis que vous vous êtes retirés de la galerie?
Ninon Robelin : François continue de collectionner de plus jeunes artistes, comme Thomas Schütte, Reinhard Mucha, Ludger Gerdes, Helmut Dorner.

Avez-vous toujours été d’accord sur vos choix ?
Ninon Robelin : Vous savez, nous fêtons cinquante ans de mariage cette année. Il y a toujours eu des conflits, mais l’art est resté une épine dorsale.

Donation François et Ninon Robelin

Musée d’art moderne, jusqu’au 23 avril. Le musée est ouvert tous les jours, de 10h à 18 h.

La donation comprend cent quatre vingt œuvres de John Armleder, Attersee, Joseph Beuys, Alighiero e Boetti, George Brecht, Marcel Broodthaers, Günter Brus, Michael Büthe, Vlassis Caniaris, Eric Dietman, Robert Filliou, Jochen Gerz, Alain Jacquet, Jean Le Gac, Barbara et Michaël Leisgen, Gina Pane, Tom Phillips, Sigmar Polke, Arnulf Rainer, Dieter Roth, Wolf Vostell.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°11 du 1 février 1995, avec le titre suivant : François et Ninon Robelin : donner est un devoir moral

Tous les articles dans Actualités

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque